CHAPITRE XIV – Chaussures et boîtes à couleurs

 

Lorsque Clara Skinner réintégra sa demeure, il faisait grand jour.

Elle pénétra directement dans sa chambre à coucher.

C’était une pièce assez vaste, sobrement, mais élégamment meublée. Dans un angle, un bouddha de grandeur naturelle, les pouces joints sur son ventre poli, semblait perdu dans les délices du nirvana.

Clara jeta un regard sur le lit, avec une légère hésitation. Comme il ferait bon dormir après une nuit si agitée !

– Non, pensons aux affaires sérieuses, murmura-t-elle. S’installant dans un fauteuil, elle prit sur ses genoux son sac de voyage, qu’elle ouvrit le plus posément du monde, pour en retirer un par un les bijoux dérobés.

Puis, ouvrant le bas de l’armoire, elle en sortit une paire de jolis souliers.

Prenant le soulier gauche elle fit pivoter le talon, qui se dévissa lentement, mettant à jour l’intérieur qui était creux.

Dans ce creux, Clara plaça les bijoux dérobés, puis elle revissa le talon et enveloppa la paire de chaussures.

Ensuite, refermant le sac de voyage, elle le plaça sous le bouddha de bois, qu’elle fit basculer sans effort…

– Et maintenant, dit-elle, avertissons Sam du résultat de ma mission.

L’appareil téléphonique était à portée de sa main.

– Allô ! C’est moi… oui… moi-même ! Tout a bien marché… J’arrive dans un quart d’heure…

Elle raccrocha le récepteur.

Elle se dirigea vers la fenêtre, qu’elle ouvrit.

Tout à coup, elle se rejeta en arrière : elle venait d’apercevoir un homme qui se tenait adossé au mur de la maison.

« Diable ! pensa-t-elle, est-ce que par hasard j’aurais été suivie ? »

Et, prudemment cette fois, elle risqua un autre coup d’œil furtif au-dehors.

La pluie tombait assez violemment.

« Suis-je bête, se dit Clara ; il pleut, c’est un passant qui s’est mis un instant à l’abri. »

Et sans plus s’occuper de ce qu’elle considérait comme un détail insignifiant, elle changea rapidement de toilette, revêtit un tailleur sombre, se coiffa d’un béret de velours. Puis, ayant pris le paquet qu’elle avait préparé, elle quitta la chambre.

Elle descendit rapidement l’escalier, mais, comme elle allait franchir le seuil de la maison, elle heurta assez violemment le passant qu’elle avait aperçu de la fenêtre.

– A-t-on idée de barrer le couloir des maisons, dit-elle d’une voix sèche.

– Je vous demande pardon, madame, répondit l’individu… Mais au lieu de s’effacer courtoisement, il se mit nettement en travers de la porte.

– Après réflexion, je change d’avis, dit-il soudain d’une voix coupante, et je vous arrête !

Clara fit un saut en arrière.

– Moi ?… Vous êtes fou !

Mais déjà une main de fer lui avait saisi le poignet.

– Pas de bruit, pas de résistance et suivez-moi.

Des menottes d’acier fin tressé luisaient dans sa main.

Sentant toute résistance inutile, Clara répondit, dévorant sa rage :

– Eh bien ! soit, je vous suis pour éviter le scandale. Mais prenez garde ! Vous commettez une arrestation arbitraire.

– Oh ! je vous ferai toutes les excuses que vous voudrez, si j’ai tort… dit l’homme en prenant le pas à côté de Clara, qui se laissa emmener sans protester davantage.

À quelque distance de là se trouvait le poste de police. Avant d’y pénétrer, Clara d’un brusque mouvement tenta de s’échapper.

L’homme la saisit par le pan de sa jupe et, par la porte ouverte du poste, la poussa dans l’intérieur en lui disant :

– Quand on n’a rien à se reprocher, on ne cherche pas à prendre la fuite.

Et, pénétrant derrière elle, il appela :

– Le brigadier !

Ce dernier accourut aussitôt et, reconnaissant le visiteur, s’écria respectueusement :

– Monsieur Max Lamar ! Qu’y a-t-il pour votre service ? Le docteur dit, en désignant Clara :

– Voilà un gibier de bonne prise. Qu’on la fouille immédiatement. Je vais trouver votre chef, M. Randolph Allen, et je reviens avec lui.

Clara feignit alors une épouvantable crise de nerfs. Puis, voyant que toutes ses grimaces étaient inutiles, elle se calma et prit un air dédaigneux.

– Faites votre sale besogne, et vite. Mais pas vous, surtout, dit-elle au brigadier.

– Oh ! fit avec une ironique galanterie le brave policeman, nous savons les égards que l’on doit au beau sexe…

Il appela :

– Madame Jomby !

Une petite bonne femme toute ronde, du type de l’ouvreuse aimable, sortit de la pièce voisine.

– Voilà, mon brigadier. C’est pour cette belle petite madame ? Allons, suivez-moi, ma chère enfant !

Clara eut un geste de mépris. Le brigadier intervint.

– Emmenez-la dans la cabine. Nous n’avons pas de temps à perdre. Et laissez-moi ça ici, ajouta-t-il en prenant le petit paquet que Clara cherchait à dissimuler.

Pendant que Mme Jomby se livrait à la perquisition dont elle était chargée, Max Lamar rendait compte au chef de la police des événements de la nuit et de l’arrestation de Clara Skinner.

– Ce que je comprends mal, lui dit Randolph Allen, c’est ce nouveau Cercle rouge. Sommes-nous en présence de quelque autre sujet de la lignée Barden ?

– Mais non, mon cher ami, répondit Lamar. Ce cercle était simulé. La gouvernante de Mlle Travis a vu – curiosité qui lui a valu un si phénoménal coup de poing ! – la femme que je viens d’arrêter en train de laver sa main avec une éponge, pour effacer le cercle rouge qu’elle y avait tracé elle-même quelques minutes auparavant.

Randolph Allen ne paraissait pas convaincu.

– Quel intérêt cette femme aurait-elle eu à recourir à ce stratagème ?

Max Lamar s’impatienta légèrement.

– Quel intérêt ? Mais celui de détourner les soupçons. D’ailleurs, nous allons bien voir. Venez avec moi au poste de police.

Max Lamar et Randolph Allen sortirent. Au poste de police, le brigadier les reçut par ces mots :

– Rien, absolument rien ! Mme Jomby n’a pas découvert un seul bijou.

– Et cette femme, où est-elle ? demanda Max Lamar.

– Elle se rhabille.

– Vous l’avez interrogée ?

– Rapidement. Elle se nomme Clara Skinner. Elle habite 301, Quincy Street.

– Je sais… Écoutez-moi, brigadier. Dès qu’elle aura terminé sa toilette, nous irons avec elle à son domicile.

Clara Skinner sortait à ce moment du cabinet avec Mme Jomby.

– En avant ! dit Max.

– Où m’emmenez-vous ? demanda Clara d’un ton hautain.

– Une petite formalité. Une simple visite à vous faire en gentlemen !

Randolph Allen et Max Lamar prirent les devants ; deux policemen encadrèrent Clara, et la petite troupe se dirigea vers la maison de cette dernière.

Clara Skinner avait espéré un autre dénouement. En outre, elle était terriblement inquiète au sujet du paquet contenant ses précieuses chaussures. Si la visite domiciliaire qui se préparait se terminait sans ennui, elle comptait bien repasser par le poste et y reprendre le paquet gris.

Pendant qu’elle se livrait à ces réflexions, la distance fut franchie, qui séparait le poste de police de Quincy Street.

On pénétra dans l’appartement.

– Conduisez-nous à votre chambre…

– Donnez-vous la peine d’entrer, messieurs, dit Clara avec ironie, vous êtes chez moi.

Tous les quatre entrèrent dans la chambre.

– Mon cher ami, dit Lamar à Randolph Allen, voulez-vous interroger madame pendant que je fais ma petite enquête personnelle.

Le chef de la police s’assit devant un guéridon et pria Clara de faire de même.

– Vos nom et prénom, je les connais. Qui subvient à vos besoins ?

– Mon mari !

– Hein ?

– Voulez-vous m’accompagner dans la pièce voisine ? demanda Clara en ouvrant la porte d’une chambre.

Là, le chef de la police aperçut, assis devant une grande table, un bonhomme d’une soixantaine d’années, chauve et décrépit, qui, une loupe cylindrique fixée dans l’œil droit, piquait des papillons sur une planche.

– Benedict, ne vous dérangez pas ! dit Clara.

– Qu’y a-t-il, ma bonne amie ? fit le bonhomme d’une voix de grelot cassé.

– Rien, Benedict, c’est une petite visite. Je vous présente mon mari, M. Skinner… M. Randolph Allen…

– Il fait humide aujourd’hui, monsieur, dit le bonhomme en relevant la tête. Tous nos insectes ont les élytres bas…

Le chef de police se demanda avec quelque apparence de raison si Clara ne se payait pas sa tête. Il pria la jeune femme de revenir dans sa chambre, où il continua son interrogatoire.

– Soit, vous êtes mariée… C’est classique… Mais pourriez-vous me dire ce que vous faisiez hier à Surfton ?

– Je n’étais pas à Surfton. Tout cela est une grossière erreur.

Max Lamar, qui, depuis un instant, fouillait minutieusement la chambre, intervint.

– Non, non, je vous assure, madame, l’erreur n’existe pas. Vous avez passé une partie de la nuit dernière au bal de l’hôtel de la Plage… Précisons encore : pourquoi prenez-vous la peine de peindre des cercles rouges sur votre main ?

Clara eut un air innocent.

– Je ne comprends pas un traître mot à ce que vous me racontez là…

– Vous êtes très forte. Mais nous vous aurons tout de même.

Et sifflotant un ragtime à la mode, Max Lamar continua sa perquisition.

– Voilà une bien belle idole hindoue, dit-il en se plantant devant le bouddha doré qui, dans son angle, continuait imperturbablement son rêve fabuleux. Qui vous a donné cela ?

– C’est mon mari, M. Skinner.

– Oui, dit Randolph Allen, un soliveau, un paravent, mais tout de même une tête que je crois reconnaître.

– Ça, j’en doute un peu, fit en ricanant Clara. Il arrive du Béloutchistan, où, pendant vingt ans, il a fait de l’entomologie.

Tout à coup, Max Lamar, qui examinait de très près le bouddha, le fit légèrement basculer, passa la main au-dessous et en retira le sac de voyage que sa propriétaire y avait placé quelques heures auparavant.

– Oh ! oh ! fit-il, voilà une singulière armoire !

Clara Skinner, à ce coup de théâtre, avait horriblement pâli. Elle se crut un instant perdue. Mais elle se domina très vite.

– On met les affaires où l’on peut, dit-elle…

– C’est un droit légitime, repartit Max Lamar. Ce qui m’intéresse c’est que je crois reconnaître là le sac que vous portiez cette nuit, en revenant de Surfton.

– De Surfton ? fit Clara impatientée. Je vous ai déjà dit que je n’y ai jamais mis les pieds.

– Alors, d’où vient ce ticket de chemin de fer, poinçonné « Surfton », dit triomphalement Max, qui venait d’ouvrir le sac et en commençait l’inventaire…

– Je ne sais pas… je ne comprends pas, fit Clara troublée… Vous êtes bien capable de l’y avoir mis vous-même !

– Parbleu ! la belle explication ! Vous devriez me dire, pendant que vous y êtes, que c’est votre mari qui vous l’a rapporté du Béloutchistan… avec le bouddha !

– Ce ticket ne m’appartient pas, je vous le répète.

– Et ceci, est-ce à vous ?

Max Lamar lui présentait une boîte qu’il venait d’extraire du sac de voyage.

Clara n’eut pas un tressaillement quand Max Lamar lui montra la boîte à couleurs.

– Oui, c’est à moi, cela me sert à faire de l’aquarelle.

– Sur votre main ?

Clara haussa les épaules.

La porte, s’ouvrant brusquement, vint battre le mur et livra passage au brigadier de police. Il tenait à la main une paire de chaussures, et son visage était animé.

– Regardez, messieurs, regardez bien ! s’exclama-t-il.

Et sa main droite laissa tomber sur le guéridon une poignée de pierreries.

Clara, les yeux agrandis par la terreur, se dressa d’un bond et se dirigea vers la fenêtre, dont elle fit jouer l’espagnolette. Randolph Allen se précipita sur elle, et la ramena au milieu de la chambre.

– Soyons calme, madame, dit le chef de police avec flegme. Votre personne nous est précieuse et, malgré votre souplesse, vous auriez pu en descendant, détériorer votre charmant physique.

Max Lamar interrogeait le brigadier.

– Où avez-vous trouvé cela ? lui demanda-t-il, en faisant ruisseler dans sa main un collier de perles et de diamants magnifiques.

– Dans le talon d’une de ces chaussures, répondit le brigadier. J’ai eu la curiosité d’ouvrir le paquet que notre prisonnière avait laissé au poste. J’allais ranger ces souliers, quand je crus m’apercevoir que la chaussure gauche était plus lourde que l’autre.

Ici, le brigadier prit un petit air avantageux.

– Il faut vous dire, messieurs, que sans vouloir me donner des gants, je suis un vieux malin. Je connais tous les trucs dont se servent les malfaiteurs pour mettre à l’abri les produits de leurs vols.

« Alors, j’ai voulu voir dans le soulier. Je l’ai tourné et retourné. Rien. Je me suis dit : « Le mieux, c’est de couper le talon en deux. » Et, comme je tenais la chaussure, voilà que le talon se déplace un peu. Je force le mouvement, et le truc se dévisse, découvrant, dans le creux, les bijoux que je vous apporte.

Max Lamar examinait attentivement la chaussure.

– C’est très bien, dit-il, tous mes compliments ! Je n’en aurais pas fait autant… J’aurais dû me méfier, moi aussi, de certaines chaussures semblablement truquées que l’autre jour j’ai eu entre les mains, chez le cordonnier Sam Smiling…

Au nom de Sam Smiling, un léger cri échappa à Clara Skinner.

– Ça y est ! s’écria Max. Elle s’est trahie ! Elle est bien la complice de Sam Smiling !… Brigadier, emmenez cette femme, et mettez-la au secret. Quant à nous, mon cher Randolph…

Il avait aperçu le téléphone.

– Demandez d’urgence trois hommes. Il ne faut pas trop éveiller l’attention.

Randolph Allen communiqua immédiatement des ordres à son bureau.

– C’est pour aller où ? Que comptez-vous faire ? demanda-t-il à Max.

– Prendre le chef de la bande dans son repaire, tout simplement ! Et se frottant les mains, il dit, avec une certaine satisfaction :

– Ah ! ah ! monsieur Sam Eagen ; on vous a surnommé « le souriant ». Eh bien ! moi, je vous garantis que vous ne sourirez pas toujours !