CHAPITRE XXVII – L’arrestation de Florence Travis

 

Après la révélation que lui avait faite Sam Smiling, le chef de police Randolph Allen se trouva fort perplexe. Il ne savait trop quelle décision prendre, et, en s’éloignant de l’hôpital, il restait silencieux. Silas Farwell insistait auprès de lui pour que l’arrestation de Florence Travis fût opérée sans retard ; Randolph Allen hésitait… Il se décida enfin à confronter discrètement, à titre d’enquête, Florence Travis et Silas Farwell, et se dirigea avec ce dernier vers Blanc-Castel.

Mme Travis, Florence et Mary étaient assises dans le jardin quand Yama parut, précédant Randolph Allen et Silas Farwell.

La jeune fille sentit une terreur secrète l’envahir. Pourtant, en un suprême sursaut d’énergie, elle raffermit sa volonté défaillante et accueillit aimablement les visiteurs.

– Vous nous excuserez, mademoiselle Travis, prononça Randolph Allen, d’être venus en quelque sorte sans nous faire annoncer. Mais le temps nous pressait. Nous sommes dans l’obligation de vous demander quelques explications sur l’affaire du Cercle rouge…

– Ma foi, je n’en sais guère plus que vous n’en savez vous-même, répondit Florence. Le Dr Lamar vous a mis au courant des incidents de son enquête. Mais, cependant, je suis à votre disposition.

– C’est que, au contraire, vous en savez beaucoup plus que vous voulez bien le dire… du moins à ce que prétend Sam Smiling, dit le chef de police, en plantant ses regards dans les yeux de Florence.

– Sam Smiling ? balbutia-t-elle.

Randolph Allen insista :

– Oui, Sam Smiling. Il affirme que vous êtes très au courant du rôle joué par la dame au Cercle rouge. Voici, d’autre part, M. Silas Farwell, qui se plaint d’un vol qui aurait été commis chez lui par cette femme…

– Eh ! monsieur, que m’importe ce qui se passe dans la maison Farwell, répondit Florence avec hauteur. Vous n’allez pas insinuer, je pense, que je connais la voleuse de monsieur ?

Randolph Allen, démonté par cette assurance, hésitait à poursuivre.

Seul Silas Farwell gardait son sang-froid. Regardant Florence en face, il lui demanda, sur un ton tranchant :

– Pourriez-vous alors, mademoiselle, m’expliquer pourquoi un vol a été commis dans mon cabinet pendant que vous vous y trouviez seule ?

Florence, arrivée au paroxysme de la tension nerveuse, voulut répondre, ordonner à Farwell de sortir de chez elle, mais une contraction nerveuse lui serra la gorge et, oubliant toute prudence, bien qu’elle sentît monter en elle la terrible influence héréditaire, elle étendit la main droite pour montrer la porte à l’industriel.

Tous les regards étaient fixés sur elle.

Un cri parti à la fois de la poitrine des quatre assistants :

– Le Cercle rouge !

La marque fatale sur la main blanche de Florence Travis inscrivait en son anneau écarlate, la preuve éclatante, la preuve indéniable de sa culpabilité.

Il y eut un instant de stupeur. On doutait, malgré l’évidence. Pourtant, le Cercle rouge était là.

L’hésitation de tous, devant un tel spectacle, eût persisté quelques secondes de plus que, peut-être, Florence, s’affermissant dans un nouveau dessein, eût pris la résolution d’accepter toutes les conséquences d’un aveu public. Elle y pensait. Elle s’habituait à cette idée qui convenait à sa vaillance et à sa droiture.

Mais Randolph Allen fit un geste. Il avança d’un pas. Avant même qu’elle eût le temps de réfléchir, les forces mauvaises du passé la contraignirent une fois de plus à l’aventure : soudain, elle s’enfuit éperdument vers la maison.

Elle y entra, manquant de renverser Yama qui sortait ; elle repoussa violemment la porte, mais la clé n’était pas dans la serrure ; Florence entassa vite quelques meubles pour former la barricade et prit sa course à travers le vestibule et les couloirs vers une petite porte de service qui se trouvait derrière la maison. La clé de cette porte-là était toujours, elle le savait, dans la serrure. Elle ouvrit, explora d’un coup d’œil les alentours qui lui parurent déserts, sortit, referma la porte à double tour et s’élança dans la direction des écuries. Son but était de sauter sur son cheval et de gagner le large. Après on verrait… Mais elle n’avait pas fait dix pas dans le parc, qu’un homme, débouchant d’une allée, bondit à sa rencontre et la saisit solidement par la taille. En voyant fuir Florence, Randolph Allen et Silas Farwell s’étaient élancés à sa poursuite. Allen sur ses traces gravit le perron, il rencontra un adversaire inattendu dans Yama qui tenta de l’arrêter mais dont il se débarrassa aisément. Le policier alors ouvrit la porte, renversa, mais non sans perdre encore quelques instants, la barricade établie par Florence, puis se précipita dans la direction d’un bruit qu’il entendait à l’autre bout de la maison. Il parvint à la porte de service, la trouva fermée, gagna en courant le salon et se pencha à l’une des fenêtres. Il vit Florence, folle de peur et de rage, se débattant entre les bras de Silas Farwell qui la maintenait solidement. Silas Farwell n’avait pas suivi Allen ; soupçonnant que Florence chercherait à gagner une autre issue, il avait fait le tour de la maison et était arrivé juste à temps pour arrêter la jeune fille.

– Tenez-la bien, cria Randolph Allen, j’arrive à l’instant.

Et il se précipita vers la porte d’entrée.

Au seuil il rencontra Max Lamar qui arrivait.

– Je suis ravi de votre présence, mon cher ami, lui dit-il, nous touchons enfin au but…

– Expliquez-vous, répondit Lamar alarmé.

– Venez avec moi et vous verrez.

Les deux hommes rapidement firent le tour de la maison.

Silas Farwell maintenait toujours solidement Florence qui, prête à s’évanouir, ne se débattait plus. Cette vue mit Max Lamar hors de lui.

– Pourquoi vous êtes-vous permis d’appréhender Mlle Travis ? demanda-t-il en s’approchant d’un air menaçant.

Randolph Allen, intervenant, se plaça entre les deux hommes et fit signe à Farwell de lâcher prise.

Ce dernier n’obéit qu’à regret.

Le chef de police, prenant alors doucement par le poignet Florence défaillante, la plaça au centre du groupe formé par les assistants.

– Regardez, dit-il à Max Lamar.

Sur la main de la jeune fille, le cercle maudit traçait encore son rouge anneau, pâlissant, mais distinct.

Max Lamar devint très pâle. Un instant, il faillit révéler son secret et dire : « Je le savais… »

Mais il garda le silence.

Mary, qui avait suivi Max Lamar et Allen, regardait la scène avec une douleur muette.

Tout à coup, Mme Travis, d’une démarche automatique, s’avança.

Elle fixait sur Florence des yeux hagards. De sa bouche, qui s’ouvrait convulsivement, aucune parole ne sortait.

À cette vue, la jeune fille, terrifiée, tendit ses bras vers sa mère dans un mouvement de supplication poignante, comme une enfant que la douleur affole et qui demande secours.

Mais Mme Travis repoussa d’un geste d’horreur la suppliante. Et les paroles, enfin, jaillirent de ses lèvres :

– Vous, la voleuse au Cercle rouge !… Vous n’êtes pas ma fille… j’en suis sûre, maintenant… Je sais qui fut votre père… Je comprends tout, on vous a substituée à mon enfant, et vous le saviez. Vous avez usurpé auprès de moi une place qui n’était pas la vôtre. Je sais que, sciemment, vous m’avez trompée… Je ne vous connais plus.

Et, lentement, inflexiblement, la vieille dame, d’un pas raide et mécanique, se retira vers le fond du jardin.

Florence, la tête baissée, semblait à présent résignée. Ses beaux yeux mêmes, devenus ternes, n’avaient pas de larmes.

– Flossie, ma chérie, mon enfant bien-aimée, murmura la fidèle Mary.

Mais le chef de police, à ce moment, se tourna vers Max Lamar, lui frappa sur l’épaule, et désignant Florence Travis :

– Docteur Lamar, c’est à vous que revient l’honneur d’arrêter la dame au Cercle rouge. Vous pourrez mieux que nous, lui adoucir l’épreuve, ajouta-t-il tout bas, emporté par la pitié que, malgré son indifférence professionnelle, il éprouvait pour la jeune fille.

Max Lamar se sentait près de devenir fou, mais il n’eut pas un mouvement de révolte.

Doucement, très doucement, il prit Florence par le bras, et celle-ci, tressaillant à peine, passivement le suivit.

Mary, secouée par les larmes, supplia Randolph Allen.

– Laissez-moi partir avec elle !

Le chef de la police acquiesça de la tête et tous deux suivirent Florence et Max Lamar. Silas Farwell fermait la marche.

Dans l’automobile qui les attendait à la porte et qu’avait commandée Randolph, en prévision de l’événement, les deux femmes, nu-tête, prirent place en face des deux hommes. Silas Farwell s’assit à côté du chauffeur.

Et tandis que la voiture démarrait, on entendit, venant du jardin, un bruit monotone, spasmodique, déchirant.

C’était Mme Travis qui sanglotait, accablée de chagrin et maintenant solitaire…