CHAPITRE XVI – Au-dessus de l’abîme
Il arriva devant la grille de la villa. La porte étant entrouverte, il pénétra familièrement dans le jardin. Florence rêvait. En apercevant Max, elle se leva brusquement :
– Oh docteur !… dit-elle, les yeux brillants de joie. Quelle agréable surprise !…
– Bonjour, mademoiselle, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre, annonça Max : j’ai retrouvé votre pendentif.
– Quel bonheur ! Et comment ?
Ils entrèrent dans la villa et s’assirent tous deux sur un canapé du salon.
– Alors, que s’est-il passé ? interrogea Florence.
– Nous avons arrêté la femme de cette nuit, une nommée Clara Skinner. Mais devinez un peu quel est le complice de cette aventurière ? Sam Smiling, le cordonnier, votre protégé.
– Sam Smiling !… dit Flossie avec stupéfaction.
– Oui… Un malfaiteur des plus redoutables, un chef de bande dont la capture sera difficile et périlleuse. Il m’a semé, c’est le mot, dans des conditions peu ordinaires. Mais j’ai quelques raisons de le croire ici même, à Surfton.
Et Max Lamar conta à Florence toutes les péripéties de la poursuite à laquelle il s’était livré.
– Mais il faut retrouver la piste de cet homme. Je vous accompagne, dit-elle.
Max Lamar interrompit, d’un ton calme :
– Un inspecteur est sur ses traces. Cet inspecteur doit me prévenir dès que ce sera utile… Moi, je voulais avant tout vous remettre le bijou retrouvé…
Et, dépliant le papier dans lequel il avait enfermé le pendentif, il prit le bijou et le tendit à Florence.
Cette dernière eut un regard plein de tendresse et d’un geste adorable, se penchant vers Max, elle lui tendit sa nuque.
Lamar, tremblant un peu, eut quelque hésitation. Il attacha maladroitement la chaîne autour du cou de la jeune fille. Au moment où il scellait le fermoir, il éprouva comme une défaillance, et Florence sentit sous ses boucles légères une haleine tiède qui lui sembla se transformer en un frôlement.
La sonnerie du téléphone retentit à ce moment.
Max Lamar sursauta, rappelé à la réalité.
– C’est sûrement pour moi, dit-il.
Ayant décroché le récepteur, il dit :
– Allô ! C’est vous, Smithson ? Vous avez retrouvé la piste de Sam Smiling ? Parfait ! Où êtes-vous ? Birmingham Bar ? Comment ? avec lui ?… À la table voisine… Mais c’est admirable… Que dites-vous ?… Allô !… Il se lève… Il part ?… Ne le lâchez pas, morbleu !… Je vais dans votre direction. Bon courage…
Max Lamar sortit rapidement de la villa et rejoignit le Birmingham Bar.
Le jour tombait rapidement.
Les lumières de l’établissement n’éclairaient plus, lorsqu’il y arriva, qu’une salle vide.
« Partis ! Je le savais… Remontons maintenant l’unique rue de Surfton, et soyons prêt à tout événement. »
Il avait à peine fait un demi-mile qu’il faillit être renversé par un homme qui arrivait à une vitesse foudroyante.
– Monsieur Lamar !
– Smithson ! Vous ! Qu’y a-t-il ?
– Ah ! monsieur Lamar, dit l’inspecteur d’une voix étranglée. Figurez-vous qu’en sortant du bar, mon bonhomme se mit tout à coup à détaler comme un zèbre. Je pars derrière lui. En cinq minutes je suis sur son dos. Je l’empoigne au collet au moment où il se dérobait derrière un rocher. Mais le gaillard est solide. Nous roulons tous les deux à terre. Au moment où je vais le maîtriser, le bandit passe la main dans mon dos et sort mon revolver de son étui. Il le braque sur moi. Je me relève d’un bond. Il continue à diriger le canon vers ma figure, en me criant : « Au large, ou je fais feu ! »
– Et alors ?
– Alors, que voulez-vous !… Désarmé, j’ai rebroussé chemin, poursuivi à mon tour par ce maudit Smiling.
– Ne perdons pas de temps, dit Max Lamar. En avant !
– Il a votre revolver, moi, j’ai le mien. Nous sommes de jeu.
Les deux hommes repartirent dans la direction prise par Sam Smiling.
Au bout d’une centaine de pas, des coups de feu retentirent.
Un projectile atteignit à la cuisse Smithson, qui tomba.
Lamar déchargea alors les six coups de son revolver dans la direction de Sam Smiling, qui venait de se démasquer et qui fuyait vers la falaise.
Max Lamar n’hésita pas. Laissant là Smithson, qui, d’ailleurs, n’était pas grièvement blessé, il s’élança à la poursuite du bandit.
Max gagnait du terrain à chaque minute ; les dents serrées, les coudes au corps, il avançait en foulées puissantes et se rapprochait visiblement quand, tout à coup, au détour d’un rocher, il se trouva en présence d’un être bizarre, vêtu de guenilles sordides.
Max avait vaguement entendu parler d’un individu mystérieux qu’on appelait l’Ermite-de-la-Falaise : il comprit que c’était lui.
Sam n’était plus en vue.
Max Lamar s’arrêta, et demanda à l’homme :
– Par où est-il passé ? Vous l’avez vu ?
L’homme hésita un instant.
Et soudain, étendant la main droite vers le sommet de la falaise, il dit en étouffant sa voix :
– C’est par là… Mais prenez garde ! La falaise, derrière cette ligne de rochers, est à pic. Plus de deux cents pieds de hauteur.
– Merci, cria Lamar en reprenant sa course.
L’homme n’avait pas menti. À peine Lamar avait-il fait cinq cents pas qu’il atteignit une plate-forme vaste et dénudée dominant l’océan.
Sur cette plate-forme se détachait la silhouette de Sam Smiling. Celui-ci se trouvait enfermé pour ainsi dire sur ce plateau, n’ayant d’autre issue, pour revenir sur ses pas, que le chemin par lequel arrivait Max Lamar.
Partout ailleurs, autour de lui, des escarpements d’une hauteur vertigineuse ! La falaise formait, à cet endroit, une sorte de promontoire à pic au-dessus des roches battues par l’océan.
Il n’y avait plus à reculer ni pour l’un ni pour l’autre.
Sam Smiling le comprit en voyant Max Lamar déboucher sur le plateau.
Tel un sanglier traqué, il attendit.
Les jambes à demi ployées, un couteau dans la main, les yeux étincelants dans sa face contractée par la haine, il était prêt à vendre chèrement sa vie.
Max Lamar aurait pu l’abattre à bout portant. Mais il voulait, en homme de sport, laisser à l’adversaire sa chance de salut.
Il bondit. De sa main gauche, il écarta la lame dirigée vers lui, et, de l’autre, il saisit le receleur à la gorge.
Mais il avait affaire à un athlète d’une vigueur exceptionnelle.
Sam, dont le couteau avait roulé au loin, empoigna son ennemi aux flancs et les deux hommes, farouchement embrassés, cherchèrent mutuellement à se réduire à l’impuissance.
Tout à coup, dans un effort suprême, Max Lamar souleva Sam Smiling, et, le rejetant sur les reins, il le plaqua contre le sol, tout en étant entraîné avec lui.
Mais l’envergure de son geste avait été trop large et, sous cette poussée nouvelle, les deux corps enlacés venaient de s’engager sur partie déclive du promontoire.
La fatalité voulut que le premier d’entre eux qui arriva sur le bord de la falaise fût précisément Max Lamar.
D’un coup de reins désespéré, Sam Smiling se rejeta en arrière, incrustant ses ongles aux interstices du rocher.
Le docteur, alors, ayant perdu tout point d’appui, roula vers l’abîme, et au rebord escarpé, disparut.
Quant à Sam, si miraculeusement sauvé, il se releva, les yeux hagards, trébuchant et reprit le chemin qui l’avait amené.
Max Lamar, en roulant dans l’abîme, entrevit en un éclair la mort affreuse et inévitable. Mais si forte était la nature énergique de cet homme qu’il ne perdit pas une seconde son sang-froid ni son courage. Il resta lucide et, sans frémir, attendit le choc qui allait le briser.
La chute fut plus brève qu’il ne le supposait, car une seconde à peine s’était écoulée qu’il éprouva une secousse violente, mais très supportable, comme s’il tombait sur un tas de fagots.
Instinctivement, il allongea les mains et s’accrocha à un appui qui lui parut assez solide, bien que doué d’une certaine élasticité.
Il reconnut qu’il s’était cramponné à une touffe de genêts qui, au flanc de la falaise, avait arrêté sa chute.
La lune qui se levait à l’horizon lui permit d’examiner sa situation.
Elle était, hélas ! très précaire. Au-dessus de lui, la falaise surplombait, à environ dix pieds, inaccessible. Au-dessous, c’étaient les rochers noirs, aigus, farouches, que l’écume des vagues couvrait et découvrait tour à tour. Et pas une anfractuosité. Rien. La verticale implacablement lisse.
Ah ! pourquoi ce miracle venait-il de se produire, puisque rien ne pouvait conjurer le sort ?
Lamar était un homme vraiment courageux. Mais la situation était trop affreuse. Des larmes vinrent à ses yeux.
– Flossie, Flossie, murmura-t-il.
Soudain le bruit d’une lutte éclata au-dessus de sa tête. Max Lamar en imagina le sens.
Il imagina Sam Smiling, reprenant le sentier, rencontrant l’Ermite au croisement des chemins, et à sa vue revenant sur ses pas ; l’Ermite, un brave homme sans doute, soupçonnant qu’un crime venait d’être commis, n’avait pas hésité à poursuivre l’homme qui redescendait seul de la falaise.
Ce que Lamar devinait ainsi confusément était la vérité.
Au-dessus de lui avait lieu une lutte analogue à celle qu’il venait de soutenir quelques instants auparavant.
Sam était terriblement fatigué. Cependant, il n’en portait pas moins de rudes coups au nouvel adversaire qui venait si courageusement de l’assaillir. Mais ce dernier prenait visiblement le dessus quand un cri déchirant se fit entendre.
L’Ermite, au milieu du combat qu’il soutenait, eut une hésitation produite par la surprise.
Cela lui coûta cher, car Sam Smiling lui ayant décoché un magistral coup de poing se dégagea et reprit sa course.
Étourdi par le coup qu’il venait de recevoir, l’Ermite ne songea pas sur-le-champ à une poursuite. D’ailleurs, une préoccupation plus immédiate était de répondre aux appels de détresse qui redoublaient, déchirant le silence.
L’Ermite, se penchant au-dessus de la falaise, distingua au-dessous de lui une forme humaine cramponnée désespérément à une branche de genêts.
– Courage, tenez bon, cria-t-il, je viens à votre secours.
– Hâtez-vous, car je sens la branche se rompre sous mon poids, répondit Lamar.
L’Ermite, ayant détaché la corde qui ceignait ses reins, la jeta au malheureux, après en avoir solidement entouré son poing droit.
Max se crut sauvé. En voyant descendre la corde, il s’apprêta à la saisir… En vain : la corde, trop courte, se balançait au-dessus de sa tête…
Tous les efforts qu’il faisait pour l’atteindre ne faisaient que déraciner davantage l’arbuste auquel il se cramponnait.
– Courage ! lui criait l’Ermite qui, ayant remonté la corde, joignait à cette dernière la misérable veste dont il venait de se dépouiller.
Max ne l’entendait plus. Un vertige mortel s’emparait de lui. Une seconde encore et il lâchait la branche qui, d’ailleurs, ne lui était plus que d’un précaire secours.
À ce moment, il sentit un pan d’étoffe qui lui balayait le visage. En un dernier sursaut d’énergie, il s’y agrippa.
Quand Max Lamar reprit nettement conscience, il aperçut au-dessus de lui une face hirsute. Une main rude lui frottait les tempes avec du whisky qui coulait goutte à goutte d’une gourde de cuir.
Il se souvint.
– Merci, dit-il, merci…
– Ça va mieux ? demanda l’homme.
– Oui, mieux.
Max Lamar se mit debout avec difficulté et s’appuya lourdement sur l’épaule de son sauveur. Ensemble, ils firent ainsi quelques pas et rejoignirent le sentier.
– Voulez-vous me ramener à l’hôtel Surfton, mon ami ? dit Lamar d’une voix encore faible.
L’homme eut un tressaillement.
– C’est que, vous savez, moi, je ne tiens pas beaucoup à descendre à la ville.
– Alors, vous allez me laisser ainsi dans la nuit, après m’avoir sauvé ? Allons, mon brave, accompagnez-moi. Personne ne vous verra à cette heure.
L’homme hésita un instant.
Puis, avec un haussement des épaules qui signifiait : « Après tout… », il prit la direction de Surfton après avoir passé son bras autour de la taille de Max Lamar.
Il était fort tard quand les deux hommes arrivèrent à l’hôtel. Le concierge de nuit, à moitié sommeillant, ne les remarqua pas.
– Accompagnez-moi, dit Max Lamar à son sauveur.
Une fois dans son appartement, le docteur s’installa dans un fauteuil, et s’adressant à l’homme :
– Je ne vous demande pas votre nom, mon ami ; vous avez peut-être des raisons de le tenir secret et je n’ai pas le droit de rien exiger de vous après le grand service que vous venez de me rendre. Je suis à jamais votre débiteur.
– N’en parlons plus, dit l’homme. Je vais remonter tranquillement vers mon refuge.
– Mais je ne veux pas vous laisser partir ainsi.
– Oh ! vous ne pouvez rien faire pour moi, monsieur Lamar, dit le vagabond.
– Qui vous a dit mon nom ?
– Je… je vous ai vu plusieurs fois, répondit l’autre évasivement.
– Eh bien ! si vous ne voulez rien accepter, prenez toujours ma carte, sur laquelle je vais écrire quelques mots.
Voici ce que Max écrivit :
Je n’oublierai pas l’aide que vous m’avez donnée. Si jamais vous avez besoin de moi, comptez sur mon assistance.
L’homme prit la carte, balbutia quelques remerciements et partit.
– Où ai-je vu cet homme-là ? se demandait Lamar. Ce n’est sûrement pas un inconnu pour moi…
Il ne se livra pas à de longues réflexions. Épuisé, il s’endormit d’un lourd sommeil.