CHAPITRE XXXII – Le jugement

 

Le grand jour de l’audience était arrivé.

L’instruction n’avait pas été très longue. Florence avait avoué tous les faits qui lui étaient reprochés. Une foule considérable envahissait la salle.

Dans l’enceinte réservée au public se pressaient des personnalités connues et des gens du monde : une foule de femmes élégantes, des écrivains, des artistes et surtout beaucoup de médecins. Le Cercle rouge suscitait dans les milieux scientifiques la plus vive curiosité.

Une autre partie du public, plus simple, mais aussi plus sincèrement sympathique à l’accusée, était composée par les boutiquiers et les employés, victimes de l’usurier Bauman, et qui savaient gré à Florence Travis d’avoir, par son intervention, empêché celui-ci de les ruiner définitivement.

Le fond de la salle, enfin, était, comme toujours, occupé par des gens sans aveu que passionnent toutes les affaires criminelles.

Au banc de la défense se tenait Gordon, dont la présence avait suscité un murmure de sympathie.

Sur un autre banc réservé, Max Lamar était assis à côté de Mary. Derrière eux se trouvaient Randolph Allen et quelques policiers en civil. Une armée de sténographes, d’huissiers, de gardiens, de comparses de toute espèce se pressait dans le prétoire.

Le bruit des conversations remplissait l’immense salle du tribunal, mais soudain un grand silence s’établit.

Le président et ses assesseurs faisaient leur entrée.

– Gardes, introduisez l’accusée, dit le président à haute voix.

Un mouvement de curiosité ardente se produisit, et tous les regards se braquèrent sur Florence Travis, que l’on guidait vers le banc des accusés.

Elle était simplement, mais élégamment vêtue. Plus jolie que jamais dans la pâleur qui donnait à sa beauté quelque chose de touchant, elle jeta autour d’elle le charmant regard de ses grands yeux doux et fiers.

Le jury étant installé, le président commença l’interrogatoire.

À toutes les questions, Florence répondit avec calme et sincérité. Elle rectifia des dates, précisa des points obscurs, mit en ordre quand il le fallut l’énumération des faits incriminés.

Me Gordon, au banc de la défense, prenait des notes. Il était satisfait. Les débats débutaient bien.

L’interrogatoire ayant pris fin, on passa à l’audition des témoins.

Le premier fut Max Lamar. Sa situation de médecin légiste donnait à sa déposition un poids considérable. De l’avis qu’il formulerait devait en grande partie dépendre la réponse faite par le tribunal à cette importante question : Florence Travis est-elle ou non responsable ?

Après avoir prêté serment, il se tourna de trois quarts, faisant en partie face au public afin d’en être mieux entendu.

Mais, à peine avait-il pris la parole, qu’il s’arrêta brusquement.

Dans la salle du tribunal, par la porte du fond, une femme venait entrer, une femme à cheveux blancs, vêtue de noir.

C’était Mme Travis.

Florence, qui ne quittait pas Max Lamar des yeux, le vit regarder avec étonnement vers le fond de la salle. Elle suivit son regard et aperçut à son tour celle qu’elle n’avait jamais cessé de chérir filialement. Florence tressaillit. Une profonde émotion anima ses joues, et elle tendit ses bras vers Mme Travis sans pouvoir retenir ce cri d’enfant qui appelle à l’aide :

– Maman !

Mme Travis, rapidement, fendit la foule, ouvrit la barrière et, se précipitant vers Florence, l’étreignit dans ses bras avec une tendresse éperdue. Puis, se retournant vers les juges, s’écria :

– Elle est ma fille, ma vraie fille, et elle est toute ma vie. Rendez-la-moi !

L’émotion gagnait la salle entière.

– Je me verrai obligé de faire évacuer la salle, déclara le président, si cet incident pénible doit se prolonger.

Gordon, aidé de Randolph Allen, sépara doucement les deux femmes qui, de nouveau, étaient dans les bras l’une de l’autre.

Mme Travis s’assit en pleurant auprès de Mary.

L’audience reprit, mais ce fut pour peu d’instants.

Une rumeur sourde, venue de l’extérieur, s’éleva et s’amplifia soudain au point de couvrir la voix du Dr Lamar qui commençait sa déposition.

Les gardes et une partie des policiers se précipitèrent au-dehors.

Les ouvriers de la coopérative Farwell, en un groupe compact, avaient gravi les marches du Palais de justice.

À leur tête se trouvait Watson qui les entraînait de la voix et du geste.

– Florence Travis est innocente ! criait-il. N’est-ce pas, camarades, que nous ne la laisserons pas condamner.

La surexcitation des ouvriers grandissait. Ils se pressaient autour de Watson, mais, comme ils voulaient pénétrer dans la salle d’audience, les gardes de service essayèrent de s’y opposer.

Tentative vaine : le flot populaire fut le plus fort. Ce fut inutilement que la police débordée voulut le refouler. Le barrage établi par les gardes fut enfoncé. La porte s’ouvrit sous la poussée formidable des assaillants, qui pénétrèrent dans la salle en criant :

– Justice !… Justice ! Vive Florence Travis ! Elle est innocente ! À bas Farwell !

Florence, émue, jeta un regard de profonde reconnaissance vers ces braves gens.

Mais Gordon qui comprenait que l’incident pourrait, en se prolongeant, porter tort à la cause de Florence, fit un signe à Watson pour le prier de se retirer avec ses camarades.

Watson comprit le geste de l’avocat et, se tournant vers les ouvriers :

– Mes amis, Me Gordon nous prie d’arrêter notre manifestation. Le tribunal en aura sûrement compris la portée. Laissons à l’éminent défenseur le soin de faire triompher définitivement la cause de la justice.

Il y eut un dernier cri formidable :

– Vive Florence Travis ! À bas Farwell !

Et les ouvriers, obéissant à la parole de Watson, se retirèrent sans tumulte.

– De telles manifestations sont inadmissibles. Docteur Lamar, je vous prie de continuer votre déposition, dit le président.

La déposition de Max Lamar fut d’une grande sobriété. Il savait que le public s’attendait de sa part à une chaleureuse défense de Florence Travis.

Il se contenta donc d’énumérer les faits auxquels, pendant son enquête, il avait été mêlé et de rendre compte succinctement de chacun d’eux. Il le fit avec la plus grande impartialité et le plus grand calme, en ayant soin même de ne pas insister trop sur le caractère généreux des actes accomplis par Florence.

Max Lamar ensuite parla en tant que médecin légiste. Il exposa médicalement l’insolite problème du Cercle rouge. Il exposa la théorie des influences héréditaires, cita des exemples de stigmatisation, et conclut en évoquant les cures accomplies par la suggestion et l’autosuggestion. La volonté était toute-puissante sur certaines manifestations de déséquilibre nerveux. Florence Travis pouvait-elle guérir ? En son âme et conscience de médecin, hardiment, il répondait : Oui.

Le Dr Lamar reprit sa place au milieu d’un murmure général d’approbation.

Le défilé des témoins commença.

Ce fut d’abord l’usurier Karl Bauman.

M. Bauman, volubile et agité, prit la parole avec feu. Il peignit en termes pathétiques les souffrances qu’il avait endurées lorsqu’il s’était trouvé captif, dans son coffre-fort, et les souffrances plus grandes que lui avait causées le vol de ses reconnaissances.

– Tais-toi, Bauman, tu es une canaille ! interrompit, de la salle, une voix forte.

Bauman sursauta et resta court.

– Pour éviter de semblables incidents, qu’il me faut réprimer, dit le Président, je vous prierai, monsieur Bauman, d’éviter de vous livrer à un panégyrique de votre industrie.

Bauman voulut protester.

– Je vous remercie, dit le président, votre déposition est terminée.

L’usurier se retira, accompagné de quelques huées discrètes.

À appel de leur nom, Ted Drew et le mystérieux comte Chertek ne répondirent pas. Le premier avait jugé prudent de partir en voyage. Quant à Chertek, espion avéré, agissant pour le compte de l’Allemagne, on le savait maintenant, il avait, après l’échec de sa tentative, disparu sans laisser de traces.

D’autres témoins à charge déposèrent, comparses peu intéressants et qui n’apportèrent à la barre rien de sensationnel.

Enfin, on appela Silas Farwell.

Ce dernier chargea Florence, de tout son pouvoir, avec un cynisme que rien ne démonta. Animé par la haine qu’il voulait assouvir, il fit le récit détaillé du vol dont il avait été victime.

Gordon, l’avocat de Florence, était obligé de garder le silence pour ne pas paraître s’occuper d’un fait personnel. Vingt fois, tremblant d’indignation, il fut sur le point d’interrompre Silas Farwell. Vingt fois il se contint.

Le président, lui, malgré les règlements qui lui commandaient une impartialité absolue, ne se crut pas tenu à la même discrétion, et lorsque Farwell eut terminé sa déposition, il dit d’un ton ironique :

– Il faut croire que le dommage causé au témoin est plus moral que matériel, puisqu’il ne s’est pas porté partie civile dans le procès. C’est à croire qu’il abandonne généreusement les soixante-quinze mille dollars qui lui furent dérobés.

Cette ironie ne fut pas du goût de Silas Farwell qui blêmit de colère, mais qui n’osa répondre.

En somme, les témoins à charge n’avaient pas reçu un accueil très sympathique. Personne ne plaignait le moins du monde cette bande de coquins et d’exploiteurs.

Les témoins à décharge, en revanche, furent écoutés avec un grand intérêt.

Parmi eux se trouvaient tous les braves gens pour qui l’intervention de Florence Travis avait été providentielle.

Ce fut une explosion de reconnaissance vers celle qui ressemblait bien plus alors à une bienfaitrice qu’à une coupable.

Avec la déposition de Mary, l’émotion fut portée à son plus haut degré, et la fidèle gouvernante, pour parler de son enfant chérie, trouva des mots, des accents qui arrachèrent des pleurs à un grand nombre des assistants.

Le président alors passa la parole au ministère public.

L’avocat général, M. Tramelson, avait une tâche particulièrement délicate.

Il s’en tira de son mieux en adoptant la thèse de la justice rigide et aveugle. La justice, d’après lui, devait se prononcer sur les faits eux-mêmes et n’avait pas à apprécier les intentions.

– Les principes sont les principes, et sur eux repose tout l’édifice social. C’est en leur nom que je vous demande une condamnation tout en ne m’opposant pas à ce que soit accordé à Florence Travis le bénéfice des circonstances atténuantes, termina-t-il.

Ce réquisitoire, modéré dans le fond et dans la forme, fut bien accueilli.

– Maître Gordon, vous avez la parole.

L’avocat de Florence Travis se leva et commença sa plaidoirie avec cette voix chaude et vibrante, cette éloquence large et persuasive qui lui avaient valu tant de succès et une si belle notoriété.

Me Gordon refit l’historique des aventures, c’est le mot qu’il employa, de Florence Travis. Il s’attacha à démonter que tous les faits reprochés à l’accusée avaient eu des conséquences heureuses.

Quand le petit frémissement sympathique causé par ses paroles se fut apaisé, Me Gordon continua sa plaidoirie. Serrant de près son sujet, il fit défiler devant la cour et le jury les physionomies des différentes et prétendues victimes de Florence Travis. Mais celui pour qui l’avocat réserva particulièrement ses foudres, ce fut Silas Farwell.

Gordon répondit ensuite à l’avocat général :

– Le cas de miss Travis constitue, si j’ose employer ce pléonasme, une exception exceptionnelle. Les actes qu’elle a accomplis ont eu des conséquences utiles, qui ne sauraient les justifier, soit. Mais je puis affirmer à la cour et à messieurs les jurés que ces actes ne se renouvelleront pas. La terrible influence, dont le Dr Lamar vous a expliqué si magistralement, tout à l’heure, la cause et les effets, n’existe plus. Grâce à un traitement sévère d’éducation de la volonté et d’entraînement moral, Mlle Travis s’y est entièrement soustraite.

« La guérison est donc complète. C’est là une garantie pour l’avenir.

Dans une splendide péroraison, Me Gordon demanda que Florence Travis fût rendue à celle qui l’avait élevée et qui, tout à l’heure, était venue implorer sa grâce.

– Vous poursuivez moins Florence Travis que le Cercle rouge lui-même, cette marque de folie, de malédiction et de crime. Or, le Cercle rouge n’existe plus. Il entre dans le domaine des légendes. Savons-nous quel souvenir il laissera ? Peut-être plus tard, dans les contes que les grand-mères diront à leurs petits-enfants, sera-t-il question d’une bonne fée qui, grâce à un talisman appelé le Cercle rouge, récompensait les bons et punissait les méchants… Vous ne voudriez pas qu’il fût dit, à la fin de l’histoire, que cette bonne fée trouva le châtiment de sa générosité.

« Vous acquitterez Florence Travis !

La cause était gagnée.

Le jury ayant répondu non à toutes les questions, la cour prononça l’acquittement de Florence Travis.

Celle-ci, quittant son banc, vint alors se jeter dans les bras de Mme Travis qui sanglotait, puis elle embrassa la fidèle Mary, dont l’émotion n’était pas moins profonde.

Max Lamar, le cœur débordant d’une joie indicible, s’approcha de Florence et, sans prononcer un mot, il lui baisa respectueusement la main. Ensuite, rejoignant Gordon, il mit dans une poignée de main chaleureuse toute sa gratitude, toute son admiration et la promesse d’une amitié indissoluble.