25

Ki se tenait devant la fenêtre ouverte quand Tobin se réveilla le lendemain matin. Le menton sur une main, l’air absent, il épluchait de ses longs doigts fébriles une plaque de lichen sur l’entablement. Il semblait plus jeune, à la lumière du jour, et paraissait triste.

« C’est ta famille qui te manque ? »

La tête de Ki tressaillit.

« Tu dois être magicien, toi aussi. Tu sais lire dans les pensées. » Mais il souriait, en disant cela. « C’est terriblement calme, ici, non ? »

Tobin se mit sur son séant et s’étira.

« Les hommes de Père font un raffut de tous les diables quand ils sont là. Mais ils se trouvent tous à Atyion, actuellement.

J’y ai été aussi. » Ki se hissa sur le rebord de la fenêtre et laissa baller ses jambes nues qui dépassaient de la chemise. « Du moins je suis passé pas loin en me rendant en ville. Votre château est le plus vaste de Skala, en dehors d’Ero. Y a combien de pièces dedans ?

— J’ignore. Je n’y suis jamais allé. » Devant la mine ahurie de Ki, il ajouta : « Je ne suis jamais allé nulle part ailleurs qu’ici et à Bierfût. Je suis né au Palais, mais je n’en conserve aucun souvenir.

— Tu ne vas pas y faire des visites ? Nous, on a des parents dans tous les coins, et on va se loger chez eux. Si mon oncle était le roi, moi, j’aurais envie d’aller tout le temps à Ero. Il y a de la musique, là-bas, et des danses, et des comédiens dans la rue et... » Il s’arrêta pile. « Oh..., c’est à cause du démon ?

— Je ne sais pas. Maman n’aimait aller nulle part. Et Père dit qu’il y a la peste dans les villes. » L’idée lui vint soudain que Ki n’avait pas si mal survécu à tous ses voyages. Il haussa les épaules. « J’ai toujours été ici, et c’est tout. »

Ki pivota pour regarder par la fenêtre.

« Ben, tu fais quoi pour t’amuser ? Je gage que t’as pas à rapetasser les murs ou à t’occuper des cochons ! »

Tobin fit un grand sourire.

« Non, Père a des tenanciers pour faire ces choses là. Je m’exerce avec Tharin et je vais chasser dans la forêt. Et puis j’ai une ville miniature que Père a faite exprès pour moi, mais comme Arkoniel occupe la chambre où elle se trouve, il faudra attendre un peu pour te la montrer.

— Alors très bien, partons chasser. » Ki se laissa glisser à bas de son perchoir et se mit à chercher ses vêtements en dessous du lit. « Combien c’est que vous avez de chiens ? J’en ai pas vu un seul dans la salle hier soir.

— Juste quelques vieux dans la cour. Pourtant je ne m’en sers pas pour chasser ; les chiens ne m’aiment pas. Mais Tharin dit que je suis un très bon archer. Je vais lui demander s’il peut nous prendre à la chasse. »

Deux yeux bruns s’écarquillèrent par-dessus le rebord du lit.

« Nous prendre ? Tu veux dire que tu n’y vas pas tout seul ?

— Je ne dois pas m’éloigner du fort sans être accompagné. »

Ki replongea, mais non sans qu’un soupir parvienne aux oreilles de Tobin.

« Enfin bon... Fait pas trop froid pour aller nager, ou bien on pourra toujours pêcher. J’ai repéré un bon coin, au bas de la prairie.

— Je n’ai jamais pêché, confessa Tobin, on ne peut plus penaud. Et je ne sais pas nager. » Ki refit surface et s’accouda sur le bord du lit pour jeter à Tobin un regard inquisiteur.

« Tu as quel âge ?

— J’aurai dix ans le vingtième jour d’Erasin.

— Et on ne te permet pas, jamais, de t’amuser tout seul ? Pourquoi ça ?

— Je l’ignore, je...

— Tu sais quoi ? »

Tobin secoua la tête.

« Avant que je m’en aille de chez moi, parce que mon père venait de me vendre à Iya, ma sœur m’a raconté qu’elle avait entendu parler de toi. »

Tobin sentit son cœur se pétrifier.

« Elle a dit qu’y a des gens à la cour qui disent que tu es maudit du démon, ou que tu es simple d’esprit, et que c’est pour ça que tu vis complètement à l’écart ici, au lieu d’Ero ou d’Atyion. Tu sais ce que je pense, moi ? »

Et voilà, ça y était. La nuit dernière n’avait finalement rien voulu dire du tout. Ç’allait être juste comme il l’avait d’abord redouté. Tobin garda la tête haute et se contraignit à regarder Ki droit dans les yeux.

« Non. Qu’est-ce que tu penses, toi ?

— Moi, je pense que les gens qui disent des trucs pareils, ils ont de la merde entre les oreilles. Et je pense que les gens qui t’élèvent, c’est eux, les simples d’esprit, de pas te permettre de mettre le nez dehors tout seul... Tout ça dit sans vouloir offenser le duc Rhius, ho, hein, note bien ! » Ki lui adressa un sourire taquin qui dissipa toute ombre et toute appréhension. « Et je pense que ça vaut vachement le coup de se battre pour sortir dehors quand il fait beau comme il va faire aujourd’hui.

— Tiens donc, c’est ton avis ? » lança Arkoniel en s’appuyant à l’encadrement de la porte. Ki se redressa, tout rouge de s’être fait prendre en flagrant délit, mais le jeune homme se mit à rire. « C’est aussi le mien, et je ne pense pas qu’on soit forcé d’en venir aux mains. J’ai parlé avec Nari et Tharin. Ils s’accordent à trouver eux aussi qu’il est temps pour le prince Tobin de commencer à avoir les occupations qui sont celles de tous les garçons. Maintenant que nous t’avons pour l’accompagner, j’ose croire qu’on ne repoussera aucune de vos demandes, à condition qu’elles soient raisonnables et que vous n’alliez pas vagabonder trop loin. »

Tobin toisa fixement Arkoniel. Alors que cette brusque révolution dans les usages de la maisonnée aurait dû l’emplir de gratitude, et il en était pleinement conscient, le fait qu’elle venait du magicien l’horripilait. Qui se croyait-il, celui-là ? Comment osait-il prendre de pareilles décisions ? De quel droit se comportait-il comme s’il était le maître de céans ?

« Avant que vous ne vous lanciez à corps perdu dans quelque aventure, mon prince, Iya souhaiterait avoir avec vous un moment d’entretien, reprit Arkoniel. Elle se trouve aux baraquements. Quant à toi, Ki, pourquoi ne pas aller voir chez Cuistote ce qu’elle est en train de nous mitonner ? Nous nous retrouvons dans la salle, Tobin. »

Après avoir décoché un regard colère à la porte qui se refermait sur le magicien, Tobin se mit à tirailler nerveusement sur ses vêtements.

« Mais qui croient-ils être, ces magiciens, pour venir à tout bout de champ jusque dans ma chambre me donner des ordres ?

— Je n’ai pas eu l’impression que c’est ce qu’il faisait, dit Ki. Et pour ce qui est d’Iya, t’en fais pas. Elle est pas si effrayante que ce qu’elle a l’air. »

Tobin enfila ses souliers.

« Je n’ai pas peur d’elle. »

Iya se délectait à prendre son petit déjeuner dans un coin tout ensoleillé de la cour des casernes quand Arkoniel survint avec Tobin.

Le jour lui confirma l’impression qu’elle avait à peine eu le temps de se faire la veille au soir. Tout frêle qu’il était, et plutôt pâlot, parce qu’il passait trop de temps confiné à l’intérieur, le petit n’en avait pas moins une allure indiscutablement virile. Aucun sortilège connu des Orëskiens n’aurait pu faire mieux que de créer autour de la fillette un prestige aussi facile à détecter qu’à démolir. Les cruels travaux d’aiguille de Lhel avaient admirablement tenu. La magie que recelait la couture du minuscule lambeau de chair avait aussi bien affecté les muscles et les tendons d’un aspect solide que préservé la structure féminine foncière vouée à la clandestinité en dessous.

Par malheur, Tobin n’avait pas hérité de la beauté physique de ses parents. Certes, il avait les yeux de sa mère et ses lèvres bien dessinées, mais gâtées en ce moment même par une expression boudeuse et rétive. À l’évidence, il ne voyait Iya qu’à contrecœur, mais il ne l’en salua pas moins en s’inclinant de façon séante. Trop séante, en fait. Comme Arkoniel l’avait à juste titre remarqué, il n’y avait pas grand-chose d’enfantin dans cet enfant-là.

« Bonjour, prince Tobin. Eh bien, comment vous accommodez-vous de votre nouveau compagnon ? »

Il s’éclaira un brin, pour le coup.

« Il me plaît beaucoup, maîtresse Iya. Merci de l’avoir amené.

— Je dois repartir aujourd’hui, mais je désirais vous parler avant d’aller rendre visite à votre père.

— Vous allez voir Père ? »

Une telle ardeur mêlée de tant de nostalgie se peignit sur sa physionomie qu’elle en eut le cœur chaviré.

« Oui, mon prince. M’autorisez-vous à lui porter des salutations de votre part ?

— Auriez-vous l’obligeance de lui demander quand il reviendra ?

— Je me proposais précisément de lui en toucher moi-même un mot. Maintenant, viens t’asseoir près de moi, que je fasse un peu mieux connaissance avec toi. »

Elle crut un instant qu’il allait refuser, mais les bonnes manières finirent par l’emporter. Il s’installa sur le tabouret qu’elle avait placé près de son propre siège puis lorgna d’un air curieux sa main bandée.

« Vous vous êtes fait mal ?

— C’est ton démon qui m’a violemment prise à partie hier soir. Il m’a brûlé la main.

— Comme il m’avait moi-même fait désarçonner par mon cheval le jour de mon arrivée, ajouta Arkoniel.

— Il n’aurait pas dû faire ça. »

Les joues de Tobin s’empourprèrent aussi vivement que s’il avait en personne commis ces méfaits.

« Arkoniel..., j’aimerais m’entretenir tête à tête avec le prince. Tu veux bien nous pardonner ?

— Naturellement.

Tu n’y es pour rien, mon chéri », reprit Iya dès qu’Arkoniel se fut retiré. Elle ne savait comment s’y prendre pour faire sortir de sa coquille cet enfant singulier. Voyant qu’il demeurait coi, elle prit la menotte fine et calleuse entre ses propres mains et plongea son regard au fond de ses yeux. « Tu as déjà eu trop de peines et de peurs dans ta courte vie. Je ne vais pas te dire que tu n’en auras pas d’autres à subir, mais j’espère que les choses seront plus faciles pour toi pendant quelque temps. »

Sans relâcher sa main, elle se mit à l’interroger, d’abord sur des sujets simples: son cheval, ses figurines, ses études avec Arkoniel et Tharin. Loin de chercher à lire dans ses pensées, elle se contentait de laisser venir à elle par l’intermédiaire de leurs mains nouées ce qu’il ressentait. Lui répondait à chacune des questions qu’elle lui posait, mais il le faisait aussi laconiquement que possible, sans la moindre once d’abandon.

« Tu as eu très très peur, n’est-ce pas ? hasarda t-elle finalement. De ta mère et du démon ? »

Les pieds de Tobin s’agitèrent et la pointe de ses souliers se mit à tracer des arcs jumeaux dans la poussière.

« Elle te manque, ta mère ? »

Il ne releva pas les yeux, mais une espèce de décharge passa entre eux, et Iya perçut une image d’Ariani telle qu’avait dû la voir Tobin en cet ultime jour tragique et aussi nette que si elle s’était elle-même trouvée dans la chambre de la tour. Ainsi donc, c’était la terreur qui avait poussé la princesse à monter dans cette maudite tour, la terreur bel et bien, plutôt que sa haine du petit. Et pourtant l’image s’accompagnait de quelque chose d’autre: d’une pointe fugace de quelque chose d’autre également relatif à la tour, de quelque chose que Tobin avait refoulé beaucoup plus loin de son esprit qu’Iya ne l’aurait jamais cru possible de la part d’un être aussi jeune. Elle vit qu’il jetait un coup d’œil là-haut, vers la tour.

« Pourquoi te fait-elle encore peur à ce point ? » demanda-t-elle.

Il eut un mouvement de recul pour se dégager et, sans la regarder, enfouit ses mains jointes dans son giron. « Je... je n’en ai pas peur.

— Il ne faut pas me mentir, Tobin. Elle t’inspire une peur mortelle. »

Il lui opposa un mutisme de carpe, mais un torrent d’émotion se mit à gonfler derrière ses yeux bleus butés.

« Le fantôme de Maman s’y trouve », lâcha-t-il enfin, puis il reprit son air étrangement honteux. « Elle est toujours aussi furieuse.

— Je suis navrée qu’elle ait été si malheureuse. Est ce qu’il y a encore autre chose que tu aimerais me dire à propos d’elle ? Tu peux, tu sais, je dois te faire l’effet d’être une étrangère, mais cela fait des années et des années que je sers ta famille. Je connais ton père depuis qu’il est né, et j’avais déjà connu sa mère et son grand-père avant lui. J’étais une bonne amie à eux. Je voudrais être aussi ton amie à toi, et te servir du mieux que je pourrai. Arkoniel le souhaite également. Est-ce qu’il te l’a dit ?

— Nari l’a fait, marmonna Tobin.

— Ç’a été une idée de lui, de venir ici pour être ton précepteur, et puis aussi de t’amener Ki. Il s’inquiétait de te voir aussi solitaire, sans le moindre copain de ton âge. Il m’a dit encore que tu n’avais pas l’air de beaucoup l’aimer... »

Cette dernière observation ne lui valut qu’un coup d’œil oblique et un silence redoublé.

« C’est le démon qui t’a dit de ne pas l’aimer ?

— Ce n’est pas un démon. C’est un fantôme, répliqua Tobin doucement. Et il ne vous aime pas, vous non plus. C’est pour ça qu’il vous a blessée hier soir.

— Je vois. » Elle décida de risquer le tout pour le tout. De toute manière, elle n’avait pas grand-chose à perdre en jouant la confiance. « C’est Lhel qui t’a dit que le fantôme ne m’aimait pas ? »

Il secoua la tête puis, se rattrapant, leva vers Iya des yeux abasourdis. Il y avait là un secret qui n’en était plus un.

« Sois sans crainte, Tobin. Je sais qu’elle est là. Et Arkoniel le sait aussi. Est-ce qu’elle t’a parlé de nous ?

— Non.

— Comment l’as-tu rencontrée ? »

Il se tortilla sur son tabouret.

« Dans les bois, après la mort de Maman.

— Tu t’es rendu dans la forêt tout seul ? »

Il hocha la tête.

« Vous allez le dire ?

— Pas si tu ne veux pas que je le fasse, et pourvu que tu me racontes la vérité. Pourquoi es-tu allé dans les bois, Tobin ? C’est elle qui t’a appelé ?

— Dans des rêves que j’avais. Je ne savais pas que c’était elle. Je croyais que c’était Maman. Il fallait que j’aille voir, alors je me suis échappé, un jour. Je me suis perdu, mais elle m’a trouvé et m’a aidé à revenir à la maison.

— Qu’est-ce qu’elle a fait d’autre encore ?

— Elle m’a laissé tenir un lapin, et elle m’a dit comment m’y prendre pour appeler Frère.

— Frère ? »

Il soupira.

« Vous promettez que vous ne direz pas ?

— J’essaierai de ne rien dire, à moins que je pense qu’il faille que ton père soit au courant pour assurer ta sécurité. »

Tobin la regarda droit dans les yeux pour la première fois, et l’ombre d’un sourire lui releva la commissure des lèvres.

« Vous auriez pu mentir, mais vous ne l’avez pas fait. »

Pendant un instant, Iya eut l’impression qu’il venait de la mettre toute nue. N’aurait-elle pas su déjà qu’il en allait tout autrement qu’elle l’aurait suspecté de posséder des dons magiques. Tout en s’efforçant de dissimuler sa stupeur, elle répondit :

« Mon vœu le plus cher, ce serait une honnêteté réciproque entre nous.

— « Frère », c’est Lhel qui m’a conseillé d’appeler l’esprit comme ça. Elle a dit qu’on ne pouvait pas donner un nom aux morts quand ils n’en avaient pas eu un avant de mourir. C’est vrai ?

— Vu les connaissances qu’elle a sur ce genre de choses, ça doit être vrai.

— Pourquoi Père ou Nari ne m’ont jamais parlé de lui ? »

Elle haussa les épaules.

« Qu’est-ce que tu penses de lui, maintenant que tu es au courant ?

— Il fait encore des méchancetés, mais je n’ai plus peur de lui.

— Pourquoi Lhel t’a-t-elle appris à l’appeler ? »

Il détourna son regard, à nouveau sur ses gardes.

« Elle a dit qu’il me faut prendre soin de lui.

— C’est bien toi qui l’as fait arrêter de lancer des choses à travers la salle hier soir, n’est-ce pas ? Il fait toujours ce que tu lui demandes de faire ?

— Non. Mais je peux l’empêcher de faire du mal aux gens. » Ses yeux se portèrent à nouveau sur la main blessée. « D’habitude.

— C’est très gentil à toi. » Un autre gosse aurait tout aussi volontiers pu faire le contraire. Elle en parlerait à Arkoniel avant de partir. En dehors des limites inviolables du manoir, Tobin pouvait se trouver tenté d’utiliser son pouvoir autrement. « Tu veux bien me montrer ce qu’elle t’a enseigné ?

— Vous voulez dire faire venir Frère ici ? »

Cette éventualité ne l’enthousiasmait manifestement pas outre mesure.

« Oui. Je me fie à toi pour me protéger. »

Il n’en persista pas moins à hésiter.

« Très bien. Et si je ferme les yeux et me bouche les oreilles avec les doigts pendant que tu fais ce qu’elle t’a montré ? Tu n’as qu’à toucher mon genou quand je peux regarder.

— Vous promettez de ne pas regarder avant ?

— Par mes mains et mon cœur et mes yeux, je le jure. Sache qu’il n’est pas de serment plus solennel et plus compromettant pour un magicien. »

À ces mots, elle ferma les yeux très fort, se boucha les oreilles et, pour faire bonne mesure, tourna le dos.

Elle tint sa parole de ne regarder ni écouter. Elle n’avait que faire d’y manquer, car elle perçut assez nettement l’infime froissement d’air que faisait la formule. Elle identifia bien là une espèce d’évocation, mais qui ne correspondait à rien de son répertoire personnel. Et puis un froid mortel l’environna. Se sentant tapoter le genou, elle rouvrit les yeux et, debout devant elle, découvrit deux petits garçons. Peut-être était-ce la proximité de Tobin, peut-être le charme lui-même. Peut-être était-ce l’esprit tourmenté qui avait tout simplement décidé de se montrer à elle, mais ledit Frère avait l’air tout aussi tangible que son jumeau, si ce n’est qu’il ne projetait pas d’ombre. Même abstraction faite de ce détail, il était de toute manière impossible de les confondre tous les deux.

Frère avait beau se tenir parfaitement tranquille, Iya sentait bouillir en lui une farouche fureur noire. Sa bouche ne remuait pas, mais elle entendit : Tu n ‘entreras pas, aussi clairement que s’il lui avait collé ses lèvres livides contre l’oreille. Elle en eut les cheveux de la nuque hérissés, car ces mots avaient la saveur âpre et virulente d’un anathème.

Et puis il ne fut plus là.

« Vous voyez ? dit Tobin. Y a des fois qu’il fait juste ce qu’il a envie.

— Tu l’as empêché de m’attaquer. Il l’aurait fait si tu n’avais pas été là. Merci, mon prince », conclut-elle.

Il réussit à sourire, mais elle se sentit complètement tourneboulée. Jamais un gosse, et à plus forte raison un gosse dénué de magie, n’aurait dû se montrer capable de faire ce dont elle venait tout juste d’être le témoin.

Elle faillit carrément éclater de rire quand ce hardi petit dompteur d’esprits lui repartit:

« Vous ne le direz pas, hein ?

— Je vais te proposer un marché. Je ne le raconterai pas à ton père ni à quiconque d’autre si tu me permets de le révéler à Arkoniel, et si tu me promets d’essayer d’être son ami et d’aller le trouver pour peu que tu aies besoin d’aide. » Elle hésita, soupesant ses termes. « Il te faut l’avertir si Lhel exige de toi quelque chose qui t’effraie, quoi que ce soit, absolument. Tu veux bien me promettre ça ? »

Il haussa les épaules.

« Je n’ai pas peur d’elle.

— Keesa pas besoin peur, magicienne », dit une voix familière qui provenait de la porte des baraquements. « Moi aider Ia. » Iya se retourna et découvrit Lhel qui la toisait avec un sourire dédaigneux. « Moi aider toi. Aider ce garçon magicien à toi, aussi. » Elle brandit sa main gauche et lui fit voir le croissant de lune qui s’y trouvait tatoué. « Par Déesse, moi jurer toi pas me faire partir cette fois. Quand Frère en chemin, je vais. Toi laisser moi travailler jusqu’à temps moi pouvoir aller. Toi avoir ton travail à toi, magicienne, pour aider cette enfant et l’esprit.

— Qu’est-ce que vous êtes en train de regarder ? » demanda Tobin. Iya lui lança un coup d’œil puis en arrière. Lhel était partie.

« Rien. Une ombre », répondit-elle d’un air égaré. Même en la fixant bien en face, elle s’était révélée incapable de déterminer à quel genre de magie la sorcière avait eu recours. « Allons, donnez-moi la main, mon prince, et promettez-moi que vous essaierez d’être l’ami d’Arkoniel. Il sera profondément peiné si vous refusez.

— J’essaierai », ronchonna Tobin.

Il libéra sa main puis s’éloigna, mais non sans qu’Iya ait eu le temps de lire dans ses yeux le reproche de sa trahison. Il avait eu beau ne pas voir Lhel, il savait pertinemment qu’elle-même lui avait menti.

Elle le regarda disparaître puis plongea son visage dans sa main valide. En la prenant par surprise, la sorcière venait de lui faire faire, elle en était bien trop consciente, un sérieux faux pas. Peut-être même exprès ...

Que ça lui plaise ou non, elle n’avait cessé toutes ces années de méjuger Lhel, et maintenant leurs deux destinées se trouvaient trop étroitement jumelées pour ne pas exclure toute espèce de réaction irréfléchie.

Le froid mortel revint brusquement la saisir.

Désormais accroupi à ses pieds, Frère la dévisageait avec des yeux pleins d’une haine triomphante. Tu n’entreras pas, chuchota-t-il pour la seconde fois.

« Entrer où ? » demanda-t-elle.

Mais Frère savait garder ses secrets personnels, et il les emporta en s’évaporant.

Iya resta là sans bouger un long moment. Quel mauvais présage pouvaient receler ces propos de l’esprit ?

 

Après que Tobin fut parti rejoindre les magiciens, Ki finit par se mettre en branle afin de descendre dans la grande salle. Il avait encore de la peine à croire que cette vaste demeure allait être sa maison à lui. Toute hantée qu’elle pût être, il n’empêchait qu’à la lumière du jour le risque d’y vivre au milieu d’altesses royales et de magiciens, eh bien, ça paraissait quand même valoir le coût.

En dépit de son âge, il avait vu suffisamment du monde pour ne pas se leurrer sur la maisonnée : elle était tout sauf banale... Un prince, ça vous habitait dans l’un de ces palais magnifiques qu’avait entr’aperçus Ki pardessus les murs du Palatin d’Ero, pas au fin fond de la cambrousse dans un fortin comme celui-ci. Puis ce prince Tobin était foutrement bizarre aussi. Un petit bout de chou sombre et pincé qui t’avait comme des yeux de vieux. De prime abord, tout pour te fiche un brin la frousse. Mais leur première rigolade avait permis à Ki de découvrir quelque chose d’autre. Bizarre, Tobin l’était peut-être bien, mais pas comme le disaient les gens. En repensant à la façon dont ce simple mioche avait tenu tête à la rage du démon, sans même un tressaillement de paupière, le cœur de Ki s’enflait d’orgueil. Que pèserait un ennemi de chair et d’os face à quelqu’un d’un tel calibre ?

Tout en se laissant porter par ses pas, voilà qu’il tomba sur le capitaine Tharin qui pénétrait dans la salle par une porte située à l’arrière de la table haute. Le grand diable blond portait une tunique et une chemise grossières de simple soldat, et il logeait ici dans les baraquements de la piétaille, tout fils qu’il fût, à en croire Iya, d’un riche chevalier d’Atyion. Dès le premier regard, la veille, Ki l’avait jugé sympathique, et c’en faisait toujours deux dans la maison...

« Bonjour, mon gars. Voudrais bien déjeuner, peut-être, hein ? Alors, suis-moi, c’est par là, les cuisines. »

Après lui avoir fait franchir une nouvelle porte, il l’introduisit en effet dans une vaste cuisine bien chaude où la cuisinière s’activait au-dessus d’une marmite.

« Comment tu trouves l’endroit jusqu’à maintenant ? » reprit le capitaine en s’installant près de la cheminée pour réparer une boucle de son fourreau.

« Très bien, sieur. J’espère que je conviendrai au prince et au duc Rhius.

— Et moi je n’en doute pas. Maîtresse Iya ne t’aurait pas choisi, sinon. » Cuistote leur servit du bouillon et du pain rassis. Ki prit place sur un banc et regarda aller et venir l’alêne et le fil ciré. Tharin avait des mains fines de gentilhomme et néanmoins la dextérité d’un authentique artisan.

« Est-ce que le duc viendra bientôt ?

— Difficile à dire. Le roi le tient très occupé en ville, ces temps-ci. »

Il envoya promener la boucle et reposa ses instruments.

Ki trempa son pain dans le bouillon avant d’y mordre un grand coup.

« Comment ça se fait que vous n’êtes pas avec lui ? » La question fit hausser un sourcil à Tharin, mais d’un air plus amusé que contrarié.

« Le duc Rhius m’a confié l’entraînement de Tobin aux armes. Jusqu’à ce que nous repartions nous battre, je me fais un honneur de le servir ici. D’après ce que j’ai vu la nuit dernière, tu vas m’être d’un grand secours. Tobin a besoin d’un partenaire assorti à lui pour s’exercer. » Il attrapa son propre bol et s’envoya une petite gorgée. « C’était joliment bien, ce que tu as fait hier soir.

— J’ai fait quoi ? demanda Ki

— Tu t’es porté en avant pour protéger Tobin quand le démon mettait tout sens dessus dessous. » Il disait ça aussi nonchalamment que si leur discussion concernait les récoltes ou le temps. « Je ne crois pas que tu y aies seulement réfléchi. Tu l’as fait, c’est tout, et pourtant tu venais à peine de le rencontrer. Des écuyers, j’en ai vu des masses - avec Rhius, je faisais partie des Compagnons royaux, quand on était jeunes -, et je peux te dire qu’il n’y en a pas beaucoup, même des meilleurs, qui auraient eu l’idée de faire ça dans des conditions pareilles. Félicitations, Ki. »

Il reposa son bol puis lui ébouriffa les cheveux.

« Tobin et moi, on va t’emmener plus tard par là-haut dans un bon coin de chasse. Parce que tu sais de quoi j’ai envie ? D’une des fameuses tourtes à la grouse que fait Cuistote ! »

Laissé sans voix par ces éloges inattendus, Ki ne sut rien faire de mieux que hocher du chef quand le capitaine reprit la porte. C’était un fait d’ailleurs qu’il avait agi sans réfléchir et du coup n’en avait rien pensé du tout. Mais aussi, quand il tâchait de bien faire. Père ne s’en apercevait pas souvent, sauf en cas d’échec.

Au bout d’un moment sans bouger de sa place, il jeta dans le feu le reste de son pain tout en priant Sakor de l’aider à se montrer toujours digne de l’estime du capitaine.

 

Lorsque Arkoniel finit par revenir dans la cour des casernes, Iya s’était résolue à arrêter une décision pénible.

« Vous êtes prête à reprendre la route ? demanda-t-il.

— Oui, mais il est une dernière chose dont il nous faut absolument parler avant mon départ. » Elle se leva, lui prit le bras et l’entraîna à l’intérieur. « Nous risquons fort de nous trouver séparés pendant un certain temps, tu sais. » De derrière l’étroite paillasse qui lui avait tenu lieu de couchette, elle extirpa le sac de cuir et le lui mit entre les mains. « Je crois venir le moment de te transmettre ceci. »

Il la dévisagea d’un air brusquement angoissé.

« Il ne se transmet qu’à la mort de l’ancien Gardien !

— Ne va pas de sitôt disperser mes cendres, je te prie ! » Elle fit de son mieux pour prendre un ton contrarié. « J’ai beaucoup repensé à tes mises en garde. Les Busards vont redoubler de vigilance, à Ero, et ils n’en seront probablement que mieux à même de repérer un objet comme celui-ci. Il est plus en sécurité avec toi pour l’instant. » Voyant qu’il demeurait sceptique, elle lui empoigna le bras fermement. « Écoute moi, Arkoniel. Tu sais ce qui est arrivé à Agazhar. À quoi te figures-tu que je me suis employée durant toutes ces années sinon à te préparer en vue de cela ? T’en voici dorénavant le Gardien tout autant que moi. Tu connais toutes les formules capables de le cacher ou de le masquer. Tu en connais l’histoire, le peu qui ait subsisté. Il n’y a rien d’autre à t’enseigner. Dis que tu le feras pour moi. Je suis prête à m’affranchir de lui. C’est sur Tobin que je dois désormais me concentrer. »

Arkoniel étreignit le sac à deux mains. « Bien sûr que je le ferai. Vous le savez bien. Mais... Vous allez revenir, n’est-ce pas ? »

Iya soupira, bien décidée à ne pas commettre avec lui la même erreur qu’avec Tobin juste auparavant.

« Il est assurément dans mes projets de le faire, mais ces temps-ci sont périlleux. Si l’un de nous tombe, l’autre doit être prêt à prendre la relève pour assumer la tâche qu’Illior nous a impartie. Le bol est plus en sécurité ici, tout comme Tobin. »

Comme elle se tenait là, sur le point de partir, il la serra dans ses bras, chose qu’il n’avait plus faite depuis son enfance. Maintenant, elle avait la joue qui lui arrivait juste à la hauteur de l’épaule. Elle lui rendit son étreinte en songeant : Quel homme merveilleux te voilà devenu... !