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En dépit de tous leurs pouvoirs, ces magiciens d’Orëska sont décidément stupides, songea Lhel pendant qu’Iya lui faisait dévaler un escalier dérobé pour quitter précipitamment la maison maudite. Et d’une arrogance... !
Elle cracha par trois fois vers la gauche dans l’espoir de rompre le mauvais sort qui n’avait cessé de les lier l’une à l’autre toutes ces semaines. Un vrai corbeau de calamité, cette magicienne. Mais elle-même, aussi, comment ne s’en était-elle pas avisée plus tôt ?
À peine avait-elle eu le loisir d’achever de coudre le dernier point sur l’enfant vivant que déjà la vieille magicienne la pressait de déguerpir.
« Mais je n’en ai pas fini ! L’esprit...
— Le roi est en bas ! » avait sifflé Iya. Comme s’il y avait là de quoi vous impressionner si fort... « Qu’il vous trouve ici, et nous serons tous des esprits. Je vous forcerai à filer, s’il le faut. »
Quel choix lui restait-il, dans ce cas ? Elle s’était donc laissé entraîner, non sans penser : Que cela soit porté sur votre compte, alors.
Mais plus on s’éloignait de cette fatale maison, plus elle en avait le cœur lourd. Traiter les morts d’une manière aussi brutale, c’était faire un dangereux affront à la Mère - ainsi qu’à son art personnel. Non, décidément, cette magicienne n’avait pas d’honneur, pour abandonner comme ça l’esprit d’un enfant. Il n’aurait pas été impossible de se faire écouter d’Arkoniel, mais Arkoniel n’avait jamais voix au chapitre, cela faisait belle lurette que Lhel s’en était aperçue. Leur dieu avait parlé à Iya, et Iya n’écoutait que lui.
Lhel cracha de nouveau. Rien que pour faire bonne mesure.
La visite des deux magiciens, elle l’avait rêvée un bon mois avant qu’ils ne se présentent dans son village : un homme à peine adulte et une vieille femme charriant un sac alourdi d’un fardeau bizarre. Et chacune des séances divinatoires auxquelles elle s’était livrée en les attendant avait indiqué que la volonté de la Mère était de la voir exaucer toutes leurs requêtes. Et, lorsqu’ils avaient fini par arriver, ils s’étaient prétendus envoyés vers elle par leur dieu lunaire à la suite d’une vision. Ce qu’elle avait trouvé de bon augure.
Quitte à être tout de même abasourdie par la nature de leurs demandes. La magie d’Orëska devait être une magie bien pâle et nourrie seulement de lait pour que deux êtres détenteurs d’âmes aussi puissantes ne possèdent pas l’art d’opérer une simple liaison de peau. Eût-elle dès ce moment saisi la véritable profondeur de leur ignorance, elle aurait pu tenter de leur faire partager davantage de son savoir avant que ne soit venue l’heure de s’en servir.
Mais elle n’avait compris que lorsqu’il était trop tard, après que sa main défaillante avait laissé le petit garçon prendre son premier souffle. Et Iya s’était refusée à attendre le temps de l’indispensable sacrifice de purification. Il n’y avait de temps pour rien, sauf pour achever la liaison puis fuir, fuir en laissant tout seul et perdu le nouvel esprit en fureur.
La porte de la ville venait de se matérialiser sous leurs yeux, là-bas devant, quand Lhel regimba de nouveau: « Un esprit pareil, vous ne pouvez pas le lier à la terre ! répéta-t-elle, tout en se débattant pour libérer son poignet de l’étreinte d’Iya. Il atteindra la taille d’un démon avant que vous vous en rendiez compte, et que ferez-vous alors, vous qui n’étiez déjà pas capable de le lier là où il était avant ?
— J’en fais mon affaire.
— Vous êtes folle. »
Iya se retourna pour l’affronter, presque nez à nez. « Je suis en train de vous sauver la vie, femme, et de sauver celles de la petite et de sa famille ! Que le magicien du roi subodore ne serait-ce que ça de votre présence, et c’est nous tous qu’on exécute, à commencer par la nouveau-née. Or il n’y a qu’elle qui compte à présent, pas vous ni moi ni quiconque d’autre dans tout ce satané pays. Telle est la volonté d’Illior, »
Une fois de plus, Lhel perçut la puissance énorme dont la magicienne était parcourue. Différente pouvait être Iya, différente d’elle et détentrice d’une magie dont la sorcière ignorait tout, mais elle bénéficiait indiscutablement du toucher divin et n’était pas rien qu’un adversaire. Et voilà pourquoi Lhel s’était laissé emmener, abandonnant l’enfant comme son jumeau peau-lié dans cette cité puante. Restait à espérer qu’Arkoniel ait découvert un arbre assez robuste pour immobiliser l’esprit.
Après avoir acheté des chevaux, elles voyagèrent de conserve deux jours durant. Lhel parlait peu, mais elle priait silencieusement la Mère de la guider. Une fois atteints les confins des hautes terres, elle consentit à se laisser confier par la magicienne aux bons soins d’une troupe de caravaniers qui gagnaient les montagnes à l’ouest. Au moment de la séparation, Iya se mit même en tête de faire la paix.
« Vous avez fait du bon travail, mon amie », dit-elle. Il y avait comme une tristesse dans ses yeux noisette quand elle lui prit les mains. « Restez bien à l’abri dans vos montagnes, et tout ira bien. Nous ne devons pas nous revoir. Jamais. »
Lhel préféra ignorer la menace à peine voilée. Du fond d’une bourse attachée à sa ceinture elle retira une petite amulette d’argent ciselée en forme d’une pleine lune flanquée de deux fins croissants. « Pour quand le petit reprendra l’aspect d’une femme. »
Iya la reçut dans sa paume. « Le Bouclier de la Mère. Tenez-le caché. C’est uniquement pour les femmes. En tant que garçon, elle devra porter ceci. » Elle remit à Iya une courte baguette de noisetier dont chaque extrémité se trouvait encapuchonnée de cuivre bruni.
Iya secoua la tête. « C’est trop dangereux. Vos usages, d’autres magiciens que moi les ont étudiés.
— Alors, gardez-les-lui ! insista Lhel d’un ton suppliant. Il va lui falloir beaucoup de magie pour survivre. »
Iya referma sa main sur les deux talismans, baguette de bois tout autant qu’amulette d’argent. « Je les lui garderai, je vous le promets. Adieu. »
Lhel passa trois jours avec la caravane et, de jour en jour, plus pesant se fit sur son cœur le poids noir et froid de l’esprit du nouveau-né mort. De nuit en nuit se firent aussi plus forts les cris qu’elle entendait en rêve. « Pourquoi m’avoir envoyée fabriquer une créature pareille ? demandait-elle à la brillante Mère dans ses prières. Que me faut-il faire pour mettre le monde à nouveau d’aplomb ? »
La Mère finit par répondre et, la troisième nuit, Lhel dansa pour ses guides la danse du sommeil songeux, qui leur déroba juste assez de jugeote pour qu’ils ne conservent aucun souvenir ni de sa personne ni des affaires à eux qu’elle emportait.
Et puis, à la faveur d’un blanc copeau de lune décroissante, elle jeta son barda de voyage en travers du garrot de son cheval et rebroussa chemin vers la cité puante.