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Arkoniel quitta Ero sans savoir quand il reverrait la princesse ou son fils. Il rejoignit Iya dans une auberge de Sylara d’où ils partirent entamer tous deux la longue suite de leur mission.
En dépit des appréhensions poignantes qui le tenaillaient, elle avait décidé que le plus sûr pour tout le monde était qu’eux-mêmes se tiennent à l’écart du petit. Et elle en démordit d’autant moins quand il lui eut fait part de sa conversation bizarre avec le magicien du roi. Le duc et Nari pouvaient d’ailleurs maintenir le contact en leur adressant des messages dans plusieurs auberges où descendait Iya durant ses déplacements. Pour les cas d’urgence, elle avait remis à Nari quelques petits trucs - des brindilles peintes qui libéreraient un charme chercheur pur et simple dès qu’on les briserait. Si loin qu’Iya pût demeurer, leur magie lui restait perceptible, et elle accourrait au plus tôt.
« Mais si nous nous trouvons trop loin pour arriver à temps ? s’était tourmenté Arkoniel, que chagrinait on ne peut plus la situation. Puis comment les abandonner dans ces conditions ? Tout est allé de travers à la fin, Iya. Vous ne l’avez pas vu, vous, le démon, dans les yeux de l’enfant mort ! Que se passera-t-il si l’arbre ne parvient pas à le retenir ? »
Mais elle ne se laissa pas ébranler pour si peu. « ils sont d’autant plus en sécurité que nous sommes davantage au diable. »
Et c’est ainsi que débuta leur longue quête vagabonde. Laquelle consistait à dénicher quiconque recelait une étincelle de magie, à sonder les loyautés, à écouter les peurs et à donner en partage - aux rares êtres retenus - un aperçu de la vision d’Iya : une nouvelle confédération d’Orëskiens. La magicienne était patiente et, sourcilleuse dans ses choix, démêlait aussi bien les goinfres et les fols que les par trop féaux du roi. Même avec ceux qu’elle estimait fiables, elle n’avait garde de révéler son véritable but, quitte à leur remettre un modeste truc - un caillou ramassé sur la route - avec la promesse qu’elle reviendrait les voir.
Tout au long des quelques années qui s’ensuivirent, ils ne manquèrent pas d’être obsédés par les paroles de Nyrin, car selon toute apparence ils n’étaient pas les seuls à propager la notion d’unité. Et telles de leurs rencontres en route leur confirmèrent que le magicien du roi était en train de concentrer à la cour une troupe de ses adeptes. Quelle réponse avaient-ils bien pu faire à l’oblique question de Nyrin, eux ? se demandait souvent Arkoniel, et en quoi pouvaient bien consister leurs rêves ?
La sécheresse qui avait présidé à la naissance de Tobin ne s’acheva que pour reprendre de plus belle l’année suivante. Plus nos magiciens s’enfonçaient dans le sud, plus ils voyaient de greniers vides et de bétail efflanqué. Mille maux arpentaient le pays dans le sillage de la faim, qui traquaient les faibles et fondaient sur eux comme les loups sur les moutons. Le pire de tous était une fièvre importée par les négociants. Son premier symptôme était une sueur de sang, suivie dans bien des cas par un gonflement noir de l’aine et des aisselles. Présenter les deux ne laissait que fort peu de chances d’en réchapper. Une nuit suffisait à la rouge-et-noir, ainsi qu’on l’appela finalement, pour frapper des villages entiers sans qu’il y reste assez de vivants pour brûler les morts.
Sur la côte orientale s’abattit une calamité d’un genre différent : des raids Plenimariens. Des villes y furent livrées aux pillages et aux flammes, les vieilles femmes massacrées, les plus jeunes emmenées comme esclaves, ainsi que les enfants, par les bateaux noirs. Quant aux survivants des combats, souvent les guettait une fin plus cruelle encore.
À leur entrée dans un village qui venait tout juste d’être attaqué, Arkoniel et Iya découvrirent ainsi une demi-douzaine de jeunes gens cloués par les mains au mur d’une étable et qu’on avait tous étripés. L’un d’entre eux était encore en vie, qui d’un souffle à l’autre demandait tantôt à boire et tantôt à mourir. Iya ne se fit pas faute de l’exaucer pleinement.
En route, elle continuait à faire l’éducation d’Arkoniel, qui l’enchantait par le constant épanouissement de ses dons. De tous les élèves qu’elle avait jamais pu avoir, il était le plus fin, le plus curieux aussi, car toujours s’esquissaient devant lui des perspectives nouvelles, toujours l’appâtait la maîtrise de nouveaux charmes. Iya pratiquait ce qu’elle nommait par plaisanterie la magie « portable », c’est-à-dire axée plus volontiers sur les baguettes et les incantations que sur les composantes et les instruments lourds. Arkoniel y déployait des talents naturels qui lui permettaient de créer déjà, chose exceptionnelle de la part d’un sujet si jeune, des sorts de son propre cru. La sollicitude que lui inspirait le couple ducal l’incitait à expérimenter inlassablement des charmes chercheurs susceptibles d’élargir le champ de leurs propres pouvoirs. En vain d’ailleurs, mais l’insuccès ne l’y faisait pas renoncer, pas plus que les leçons d’Iya répétant que la magie d’Orëska elle-même avait ses limites.
Chez les magiciens plus riches, plus sédentaires, et notamment chez ceux qui bénéficiaient de nobles patrons, Iya le voyait attarder ses pas, plein de convoitise, dans les ateliers, tout yeux pour leurs équipements étranges et pour les instruments d’alchimie qu’il y découvrait. Leur séjour s’y prolongeait-il suffisamment, toujours il se débrouillait pour apprendre de ses hôtes quelque nouveauté, et cette soif inextinguible de compléter l’enseignement qu’elle lui dispensait ravissait Iya.
Ainsi, plus satisfaite que jamais de leurs vagabondages, elle en venait presque à oublier parfois la responsabilité qui pesait sur eux.
Presque.
À vivre sans cesse par les chemins, ils avaient les oreilles battues de nouvelles, mais la plupart de celles-ci ne leur faisaient ni chaud ni froid. Au premier vent qui leur parvint des Busards du Roi, « contes à dormir debout », rétorqua Iya. Elle eut le dédain moins facile, toutefois, quand un prêtre d’Illior rencontré par hasard jura les avoir vus de ses propres yeux.
« Ils ont la sanction du roi, dit-il en tripotant nerveusement l’amulette qu’il portait sur sa poitrine et qui ressemblait à s’y méprendre aux leurs. Ils forment une garde spéciale, composée tout à la fois de soldats et de magiciens, et ils ont pour tâche de traquer les traîtres au trône. Ero les a déjà vus brûler un magicien et jeter en prison des prêtres illiorains.
Des prêtres et des magiciens ? ricana Arkoniel. Jamais aucun magicien de Skala ne fut exécuté, aucun du moins depuis les purges nécromanciennes de la Grande Guerre ! Puis des magiciens qui traqueraient leur propre espèce ..., allons donc ! »
En revanche, Iya était ébranlée. « N’oublie pas à qui nous avons affaire, l’avisa-t-elle une fois seule avec lui dans leur chambre et les verrous dûment tirés. Le fils d’Agnalain la Folle a déjà liquidé sa propre parentèle afin d’assurer le trône à sa seule lignée. Il tient peut-être de sa mère encore plus que nous ne l’avions craint.
Et le chef des Busards, repartit Arkoniel, resongeant au regard dardé sur lui la nuit de la naissance de Tobin, c’est Nyrin. »
Le magicien aurait donc recruté dès cette époque des partisans ? Mais, dans ce cas, que cherchait-il en eux dont il l’avait trouvé dépourvu, lui ?