17
Il chancelait passablement quand Tharin et Nari l’aidèrent à gagner le premier étage. Le naufrage du soleil derrière les cimes avait plongé toute la maison dans une morne obscurité. À la lueur du lumignon de terre cuite que brandissait le capitaine, Arkoniel discernait à peine les couleurs écaillées, passées des piliers peints de la grande salle, les bannières dépenaillées qui, commémorant des batailles aux noms perdus depuis longtemps, pendouillaient lamentablement aux poutres sculptées, et les appliques de cuivre terni que festonnaient des toiles d’araignée. En dépit des herbes fraîchement répandues parmi la jonchée flottaient de vagues remugles de rat mouillé.
Plus sombre encore se révéla le corridor, en haut. La chambre dans laquelle on l’introduisit, sur la droite, lui donna l’impression d’être un capharnaüm poussiéreux. La lampe posée sur un guéridon diffusait juste assez de lumière pour que se distingue la silhouette d’une cité miniature qui occupait tout un côté de la pièce. D’autres jouets traînaient ça et là dans les coins, mais comme à l’abandon.
Quelques vieux coffres et une armoire dont la porte était abîmée s’adossaient à la pierre nue des parois. Une cage de lit en chêne chantourné avait été assez vilainement placée de guingois près de la fenêtre. C’était un beau meuble, tout ciselé de pampres et d’oiseaux, mais auquel restaient accrochés des pans de toiles d’araignée.
Tharin le fit s’asseoir sur le lit pour lui retirer ses bottes et sa tunique. Le passage de la manche sur son poignet brisé lui fit pousser malgré lui un nouveau grognement.
« Va me lui chercher encore un peu de ce breuvage de Cuistote, ordonna Nari. Pendant ce temps, moi, je me chargerai de son installation.
— Je vais la prier de le faire assez fort pour t’aider à dormir », le rassura Tharin.
Des senteurs de cèdre et de lavande s’exhalèrent de l’édredon sous lequel Nari l’enfouit avant de lui fourrer un coussin sous le bras. La courtepointe de soie bleue conservait la marque des plis invétérés par un long séjour au placard.
« Vous ne recevez pas grand monde, ici, m’est avis, dit-il en se laissant couler, plein de gratitude, au sein des matelas qui sentaient le moisi.
— Le duc festoie ses hôtes ailleurs, de préférence. » Elle lui remonta le couvre-lit sur la poitrine. « Ça vaut mieux ainsi, tu sais bien. Comme ça, Tobin est en sécurité.
— Mais pas heureux.
— Ce n’est pas à moi de le dire. Il est un bon garçon, notre Tobin. Je ne saurais demander meilleur. Et son père est fou de lui - ou bien l’était... Quant à son attitude d’aujourd’hui, hein ? bon... » Elle secoua la tête. « Il a été durement éprouvé, depuis que la princesse... Une mort pareille... Oh, Arkoniel, par la Lumière, j’ai bien peur que ça l’ait brisé.
— C’est arrivé comment ? Je n’ai rien su que par des on-dit. »
Nari rapprocha un siège et s’assit.
« Le roi est venu chasser ici. D’une fenêtre, elle l’a vu arriver sur la route et a entraîné de force le pauvre Tobin en haut, dans la tour. Enfin bon, il refuse d’en parler, mais il avait une entaille au menton, et j’ai découvert du sang sur l’entablement de la fenêtre.
— De là que vient sa cicatrice ?
— Oui. Elle date de ce jour-là.
— D’après toi, sa mère a voulu le tuer ? »
Nari ne répondit pas.
Tout embrumé qu’il était par le grog, Arkoniel la dévisagea fixement, dans l’espoir de percer son mutisme.
« Tu ne penses quand même pas... Voyons, Nari, il n’avait même pas neuf ans, et il est petit pour son âge, en plus ! Comment s’y serait-il pris pour pousser dans le vide une femme adulte ?
— Je ne prétends pas qu’il l’ait fait ! Mais, des fois, c’est arrivé qu’il ait l’air d’être possédé par le démon. Un jour, il a tout démoli, dans cette pièce. Je l’ai pris sur le fait ! Et puis la chambre de la tour, quand nous avons fini par l’y retrouver, c’était exactement pareil...
— C’est absurde ! »
Elle joignit les mains puis s’abîma dans leur contemplation, les sourcils froncés.
« Tu as raison, j’en suis convaincue. Je n’ai aucune envie, crois-moi, de penser du mal de lui. Seulement, voilà qu’il lui parle, maintenant...
— Au démon ? »
La pensée lui revint des messes basses qu’il avait surprises dans les cuisines et de la prière faite par Tobin de ne pas divulguer son secret.
« Il se figure que je n’entends pas, mais j’entends. Quelquefois, c’est pendant la nuit, quelquefois pendant qu’il joue tout seul, ici même. Le pauvret. Il vit tellement solitaire qu’il bavarde avec un fantôme rien que pour avoir quelqu’un avec qui jouer.
— Il t’a, toi, et il a son père. Sans compter Tharin et les autres, qui ont l’air de l’aimer beaucoup...
— Pour ça oui. Mais ce n’est pas pareil pour un gosse, hein ? Tu es assez jeune pour te souvenir. Tu aurais fait quoi, toi, claquemuré dans une vieille baraque comme celle-ci, sans rien d’autre que des domestiques et des soldats ? Et encore, les hommes ne sont même pas là la plupart du temps... Je parierais que tu viens d’une maison pleine de gosses, toi. »
Arkoniel émit un gloussement.
« J’avais cinq frères. On dormait tous dans le même lit, et on se battait comme des blaireaux. Puis Iya m’emmena, et je continuai à trouver des copains de jeux partout où nous menaient nos pérégrinations jusqu’à ce qu’il commence à devenir évident que j’étais différent.
— Eh bien, notre Tobin est aussi différent qu’on peut l’être, et il ne sait toujours pas ce que c’est que de jouer avec un autre enfant. Et moi je dis que ça ne va pas. Je n’ai pas arrêté de le dire. Comment saurait-il à quoi ressemblent vraiment les gens, je te prie, si on le tient reclus ici ? »
Comment, en effet ? se dit Arkoniel.
« Que fait-il de ses journées ? »
Elle renifla.
« Trime comme un petit rustre et s’entraîne en vue d’être un grand guerrier. Tu devrais le voir faire avec les hommes, comme un chiot fonçant à l’ours ! Bien heureux s’il passe l’été sans un nouveau doigt de cassé... Tharin et son père le disent rapide, et qu’il tire aussi bien que certains hommes faits.
— C’est tout ?
— Il monte à cheval, s’il se trouve quelqu’un de libre pour l’emmener, et puis il façonne ses figurines... Ah mais, pour ça, il est doué ! »
Elle attrapa sur l’entablement de la fenêtre plusieurs animaux miniatures en cire et en bois qu’elle étala sur le couvre-pied pour qu’il les admire. Du joli travail.
« Et puis il s’amuse dans cette même pièce. » Elle désigna du doigt la ville et sourit avec tendresse. « Le duc l’a faite exprès pour lui voilà des années. Ils y passent des heures ensemble. C’est censé être Ero, vois-tu. Mais il lui est interdit de sortir se balader ou pêcher tout seul comme on faisait, nous. Comme devrait pouvoir faire n’importe quel mioche ! Les petits nobles de son âge servent aujourd’hui comme pages à la cour. Lui ne peut pas le faire, naturellement.
Mais le duc se refuse même à autoriser la moindre visite d’un gamin du village. Tellement terrifié qu’on découvre le pot aux roses ... !
— À cet égard, il n’a pas tort. Cependant... » Arkoniel s’accorda le temps de la réflexion. « Et le reste de la maisonnée, dis-moi ? Il y a quelqu’un d’autre au courant ?
— Non. J’en viens parfois même à l’oublier, moi. Tobin est notre petit prince. Je n’arrive pas à imaginer quel air tout ça aura quand se fera le changement. Figure-toi un peu qu’on te dise, tiens : "Oh, à propos, mon chou, tu n’es pas..." »
Elle s’arrêta net, Tharin revenait avec la potion. Mais après qu’il eut repassé la porte en souhaitant bonne nuit, elle s’attarda un moment et, se penchant à l’oreille d’Arkoniel, lui susurra :
« Quel dommage qu’Iya n’ait pas permis à Rhius de le mettre au courant, lui... La famille n’a pas de meilleur ami. Des secrets... ! On est tous farcis de secrets, ici. »
La seconde tournée eut l’effet promis. Arkoniel dormit comme une souche et rêva qu’il jouait avec ses frères au renard et aux oies dans le verger paternel. Au cours de la partie, il s’aperçut que Tobin les dévorait des yeux, mais il ne sut pas trouver les mots pour l’inviter à se joindre à eux. Ensuite, il se vit assis dans la cuisine de sa mère, et le démon s’y trouvait avec lui.
« Je connais le goût de tes larmes », lui répéta-t-il.
Il se réveilla tard, le lendemain matin, la vessie pleine et un goût désagréable dans la bouche. Il avait le flanc gauche tout bleu de sa chute, et le bras le lancinait du poignet à l’épaule. Tout en tenant celui-ci plaqué contre sa poitrine, il découvrit un pot de chambre sous le lit et s’appliquait à l’utiliser quand la porte s’entrebâilla sur le nez de Tobin.
« Bonjour, mon prince ! » Arkoniel dissimula furtivement le pot et se rallongea. « Je n’ose me flatter que vous seriez assez bon pour aller réclamer de ma part à Cuistote quelqu’une de ses potions ? »
Le petit s’évanouit de manière si soudaine que c’était à se demander s’il avait seulement compris.
Ou si c’est bien à lui que je viens de parler...
Mais le gamin reparut bientôt, portant une grande tasse et un petit pain bis enveloppé dans une serviette. Sa timidité de la veille s’était tout à fait dissipée, mais pas sa réserve, et il ne souriait toujours pas. Il remit sa charge à Arkoniel puis resta planté là, à le regarder, pendant qu’il se restaurait, de ce regard trop vieux qu’il avait.
Arkoniel mordit dans le pain tiède et compact que Cuistote avait fendu en deux pour y fourrer une épaisse tranche de fromage bien avancé.
« Hm, quelle merveille ! » s’exclama-t-il avant d’assurer la descente avec une gorgée de la fameuse mixture à l’eau-de-vie. Celle-ci moins corsée, cette fois.
« J’ai participé à la fabrication, déclara Tobin.
Vraiment ? Eh bien ..., chapeau, le mitron ! »
Il n’y gagna pas même l’ombre d’un sourire. Et, comme il commençait à se faire l’effet d’un comédien médiocre devant une assistance éminemment critique, il tâta d’une autre piste.
« Nari m’assure que tu es un tireur de première force.
— J’ai rapporté cinq grouses la semaine dernière.
— Je tirais plutôt bien moi-même, dans le temps. »
Tobin haussa un sourcil aussi réprobateur que celui d’Iya quand elle s’apprêtait à le rabrouer à propos de quelque chose qu’il venait de dire ou de faire. « Vous ne tirez plus ?
— Je suis passé à d’autres études qui m’ont en quelque sorte empêché d’en trouver le temps.
— Les magiciens n’ont pas besoin de tirer ? »
Arkoniel sourit.
« Nous disposons d’autres moyens pour nous procurer à manger.
— Vous ne mendiez pas, si ? Père dit qu’il est honteux à tout homme valide de mendier.
— Mon père m’a inculqué le même principe. Non, mon maître et moi courons les routes en gagnant notre pain. Et il nous arrive de recevoir l’hospitalité, comme je la reçois en ce moment chez toi.
— Et vous allez gagner votre pain de quelle manière, ici ? »
Arkoniel réprima sa violente envie de pouffer. Encore un peu, et ce mioche-là retournerait son matelas pour voir s’il ne fauchait pas les petites cuillères... !
« Les magiciens recourent à la magie pour payer leur écot. Nous fabriquons des choses, nous réparons des choses. Et puis nous divertissons. »
Il étendit la main droite et se concentra sur le creux de sa paume. Une boule de lumière grosse comme une pomme s’y forma puis se résolut en un dragon minuscule aux ailes transparentes, analogues à celles des chauves-souris.
« À Aurënen, j’ai vu de ces... » Il leva les yeux. Tobin reculait pas à pas, comme exorbité par la peur.
C’était là tout sauf l’une des réactions auxquelles il s’était attendu. « Ne t’inquiète pas..., ce n’est qu’une illusion.
— Ce n’est pas réel ? demanda le petit, réfugié déjà sur le seuil.
— Rien de plus qu’une image, un souvenir de mes voyages. Des virgules comme ça, j’en ai vu tout plein dans un endroit qui s’appelle Sarikali. Il y en a qui deviennent plus gros, en grandissant, que ton manoir, ici, mais ce sont des phénomènes extrêmement rares, et ils ne vivent que dans les montagnes. Alors que ces tout petits-là, partout il en gambade. Les Aurënfaïes les tiennent pour des créatures sacrées. D’après une légende, les tout premiers ‘faïes auraient été créés à partir...
— De onze gouttes de sang de dragon. Père m’a conté cette histoire, et les ‘faïes, je sais ce que c’est, dit Tobin, le coupant aussi froidement que son père aurait pu le faire. Il en est venu ici, une fois. Ils jouaient de la musique. C’est un dragon qui a été votre professeur ?
— Non, j’ai pour maître une magicienne nommée Iya. Tu feras sa connaissance un jour ou l’autre. » Il laissa se dissiper le mirage de dragon. « Ça te dirait, de voir autre chose ? »
Toujours prêt à déguerpir, Tobin jeta par-dessus l’épaule un coup d’œil dans le corridor puis demanda :
« Comme quoi ?
— Oh, n’importe quoi, en fait. Qu’est-ce que tu aurais le plus de plaisir à voir ? » L’enfant s’accorda le temps de la réflexion. « J’aimerais voir la ville.
— Ero, tu veux dire ?
— Oui. J’aimerais voir la maison de ma mère à Ero, celle où je suis né.
— Hum. » Arkoniel réprima une bouffée d’angoisse. « Oui, je peux te la faire voir, mais il nous faudra recourir à un autre genre de magie. J’ai besoin de tenir ta main. Tu voudras bien m’accorder ça ? »
Non sans hésiter, le gamin finit par revenir lentement vers lui puis lui tendit la main.
Arkoniel s’en saisit et le rassura d’un sourire.
« C’est vraiment tout simple, mais ça va peut-être te faire une drôle d’impression. Comme celle qu’on a quand on fait un rêve éveillé. Ferme les yeux. » Toute perceptible qu’était la tension nerveuse de sa frêle menotte toute raidie, le petit s’exécuta.
« Bien. Maintenant, imagine -toi que nous sommes deux grands oiseaux et que nous survolons la forêt. Quelle espèce d’oiseau te plairait-il d’être ? »
Tobin retira vivement sa main et recula d’un pas.
« Je n’ai pas envie d’être un oiseau ! »
Était-ce la peur, à nouveau, ou rien que de la méfiance ? « Il s’agit seulement de faire semblant, Tobin. Tu fais bien semblant, quand tu joues, n’est-ce pas ? » Regard abasourdi. « Semblant. Tu t’amuses à te figurer des choses qui n’existent pas en réalité. » C’était sans doute un nouvel impair, car l’enfant jeta un coup d’œil anxieux vers la porte.
Arkoniel promena son regard sur les jouets étalés tout autour. Avec n’importe quel autre gosse, il aurait fait cingler tout seuls à travers la chambre les petits bateaux ancrés dans la rade de la cité miniature, ou bien fait faire spontanément au cheval de bois poussiéreux un tour de manège sur ses roulette s, mais quelque chose l’en dissuada. Aussi préféra-t-il se laisser glisser au bas du lit pour s’approcher en boitillant de la maquette. Vue de plus près, la disposition de ses rues, de ses principaux édifices rendait impossible toute méprise, si rudement malmenée qu’elle eût été. Tout un pan du mur ouest s’était volatilisé, et des trous dans le soubassement d’argile signalaient seuls l’ancien emplacement d’immeubles disparus. Les rescapés du cataclysme allaient du simple cube de bois brut à de véritables petits chefs-d’œuvre sculptés et peints représentant fidèlement les plus fameux temples et demeures du Palatin. L’exécution du Palais Neuf était particulièrement minutieuse, avec les brins de bois figurant sur les flancs les enfilades de colonnes et, ponctuant tout du long le toit, les minuscules emblèmes dorés des Quatre.
Des bonshommes de bois gisaient éparpillés sur les marchés et sur le couvercle du coffret qui tenait lieu de Palais Vieux. Il en attrapa un.
« Ton père a dû se donner bien du mal pour faire tout cela. Quand tu t’en sers pour t’amuser, il ne t’arrive pas de te dire que tu es l’un de ces petits lascars qui baguenaudent en ville ? » Il saisit celui qu’il tenait par la tête et lui fit parcourir le marché central. « Regarde, te voilà sur le marché de la grand-place. » Il adopta un fausset cocasse. « "Qu’est-ce que je vais bien pouvoir m’acheter aujourd’hui ? Hmhm, voyons toujours voir quelles friandises il y a sur l’éventaire de Mamie Sheda. Et maintenant, bon, courons voir si l’on n’aurait pas, rue Fléchier, quelque nouvel arc de chasse juste à ma taille..."
— Non, vous vous y prenez mal. » Tobin s’accroupit auprès de lui et s’empara d’une autre figurine. « Vous ne pouvez pas être moi. Il vous faut être vous.
Je peux bien faire semblant d’être toi, non ? »
Tobin secoua la tête énergiquement.
« Je ne veux pas qu’un autre soit moi.
— Parfait, je serai moi, et tu seras toi. Cela posé, que dirais-tu de rester toi tout en changeant de forme ? » Couvrant de sa main celle de Tobin, il métamorphosa la figurine que tenait celui-ci en un petit aigle de bois. « Tu vois, c’est toujours toi, mais tu as l’aspect d’un aigle, maintenant. Tu peux faire la même chose dans ta tête. Tu n’as qu’à t’imaginer sous une forme différente. Ça n’a rien à voir avec la magie. Mes frères et moi, nous passions des heures à être toutes sortes de choses. »
Alors qu’il s’était presque attendu à voir Tobin lâcher l’aigle et s’enfuir, le petit détaillait minutieusement l’oiseau. Et il souriait.
« Je peux vous montrer quelque chose ? demanda-t-il. Bien sûr. »
Sans se dessaisir du jouet, Tobin sortit en courant puis revint au bout d’un moment, paumes accolées devant lui. Après s’être accroupi de nouveau près d’Arkoniel, il déversa sur le sol, entre eux, une douzaine de petites sculptures et de figurines en cire analogues à celles montrées la veille par Nari. Sauf que celles-ci étaient bien meilleures. Il y avait un renard, plusieurs chevaux, un daim, et un adorable oiselet de bois, à peu près de la même taille que l’aigle évoqué juste avant.
« C’est toi qui les as tous faits ?
— Oui. » Il brandit l’oiseau d’Arkoniel et le sien. « Mais le vôtre est mieux réussi que le mien. Vous pouvez m’apprendre à les faire à votre façon ? »
Arkoniel se saisit d’un cheval en bois et secoua la tête, émerveillé.
« Non. Et les tiens sont mieux, sans mentir. Les miens ne sont qu’un leurre. Alors que ceux-ci sont le produit de tes mains et de ton imagination. Tu dois être un artiste, à l’instar de ton père.
— Et de ma maman, fit Tobin, qui se montrait ravi du compliment. Elle faisait des sculptures, elle aussi, avant de se mettre aux poupées.
— Je ne savais pas ça. Elle doit te manquer. »
Le sourire s’évanouit. Tobin haussa les épaules et se mit à grouper en phalanges et en lignes bêtes et gens dans le havre peint.
« Vous en avez combien, de frères ?
— Plus que deux. J’en avais cinq, mais deux sont morts de la peste, et le plus âgé a été tué en combattant les Plenimariens. Les deux survivants sont eux aussi des guerriers.
— Mais pas vous.
— Non, Illior avait d’autres projets pour moi.
Vous avez toujours été magicien ?
— Oui, mais je l’ignorais avant que mon maître ne me découvre alors que j’avais... » Il s’interrompit, comme stupéfait. « Houlala..., mais c’est que j’étais un peu plus jeune que tu ne l’es !
— Vous avez eu beaucoup de chagrin ?
— Pour quelle raison aurais-je eu du chagrin ?
— De ne pas être un guerrier comme vos frères. De ne pas servir Skala de cœur et d’épée.
— Chacun de nous sert à sa façon. Tu le savais, que des magiciens s’étaient battus durant la Grande Guerre ? Le roi en a quelques-uns dans son armée, aujourd’hui.
— Mais vous n’en faites pas partie », souligna Tobin. À ses yeux, cela dépréciait manifestement Arkoniel.
« Comme je te l’ai dit, il Y a mille et une façons de servir. Et un pays n’a pas exclusivement besoin de guerriers. Il lui faut aussi des lettrés, des bâtisseurs, des cultivateurs. » Il brandit bien haut l’oiseau de Tobin. « Et des artistes ! Puis rien ne t’empêche d’être à la fois artiste et guerrier. Maintenant, que dirais-tu d’aller voir la grande cité dont tu seras un jour le protecteur, mon jeune guerrier ? Tu es prêt ? »
Tobin acquiesça d’un hochement puis tendit de nouveau sa main. « Et comme ça, je n’aurai qu’à faire semblant d’être un oiseau, mais je suis toujours moi quand même ? »
Arkoniel fit un grand sourire.
« Tu resteras toujours toi-même, de toute manière. À présent, détends-toi et respire comme quand tu dors, bien doucement. Bien. Quelle sorte d’oiseau veux-tu être ?
— Un aigle.
— Alors, j’en serai un moi aussi, sans quoi je ne serais pas capable de me maintenir à ta hauteur. »
Pour le coup, Tobin se détendit sans difficulté, et Arkoniel tissa silencieusement le charme destiné à projeter ses propres souvenirs dans l’esprit de l’enfant. Attentif à ne pas l’effaroucher par des changements brusques, il entama la vision par celle d’un grand sapin qui leur servait à tous deux de perchoir et d’où ils dominaient la prairie.
« Est-ce que tu vois la forêt et la maison, là, bien ?
— Oui ! répondit Tobin dans un souffle émerveillé. Comme dans un rêve...
— Bien. Puisque tu sais voler, ouvre tes ailes et viens avec moi. »
Tobin mit un étonnant empressement à s’exécuter.
« J’aperçois le bourg !
— Nous allons maintenant voler en direction de l’est. » Après avoir conjuré l’image d’arbres et de champs défilant à toute allure en dessous d’eux puis celle d’Ero, Arkoniel suspendit leur vol à l’aplomb du Palais Vieux, tout en fournissant au petit les éléments nécessaires pour le reconnaître. Juché là-bas dessous, le cercle Palatin ressemblait, sur la colline archi peuplée, à un œil de verdure tout rond.
« Je vois Ero ! chuchota Tobin. C’est tout à fait comme ma cité, sauf qu’il y a beaucoup plus de maisons, de rues, de couleurs... Je peux voir le port et les bateaux ? Il nous faut voler jusque-là. Notre vision n’est pas illimitée. »
Arkoniel sourit à part lui. Ainsi donc, il se trouvait tout de même un enfant, derrière ce masque tellement sévère... ! D’un même mouvement, ils descendirent en piqué vers la rade et tracèrent des cercles autour des cargos ventripotents et des frégates au mouillage.
« Je veux m’embarquer sur des bateaux comme ça ! s’emballa Tobin. Je veux aller voir chacune des Trois Terres, et puis aller chez les ‘faïes, aussi !
— Tu pourras peut-être chanter avec eux. Non... » La vision s’estompa, brouillée par une distraction du gosse. « Il faut que tu te concentres, lui rappela Arkoniel. Ne te laisse tracasser par aucun souci. Je ne peux pas faire ça très longtemps. Où voudrai s-tu encore aller ?
— À la maison de ma mère.
— Ah oui. Remontons sur le Palatin. »
Il emmena Tobin dans le labyrinthe de demeures entourées de murs qui sinuait entre le Palais Neuf et le Palais Vieux.
« Voilà celle de Maman, déclara Tobin. Je la reconnais aux griffons d’or qui bordent son toit.
— Exact. »
Rhius avait bien formé son fils.
Comme ils se rapprochaient par cercles successifs, la vision perdit à nouveau de sa netteté, mais sans que l’enfant, cette fois, y soit pour rien. Au fur et à mesure que devenaient plus distincts la demeure et son parc, Arkoniel se sentit en proie à un malaise grandissant. Il repérait désormais les dépendances et les différentes cours, notamment celle où, sous l’égide du grand châtaignier, se trouvait la tombe du jumeau mort. Or, à leur approche, celui-ci se racornit à vue d’œil. Des branches noueuses et dépouillées se brandirent, tels des doigts griffus, pour l’agripper, exactement comme l’avaient fait les racines pour se cramponner au petit dans sa précédente vision du bord de la mer.
« Par la Lumière... ! » s’étrangla-t-il en s’efforçant de mettre un terme à la vision avant qu’elle n’atteigne Tobin. Tout s’acheva pour lui quand une rafale de froid les souffleta tous deux. La vision se dissipa, le laissant momentanément aveugle et pantelant.
« Non, non ! » se mit à hurler Tobin.
Arkoniel sentit la main de l’enfant s’arracher de la sienne. Quelque chose lui heurta violemment la joue, et la douleur cuisante qu’il en éprouva réduisant à néant le reste de magie lui rendit ses esprits et la vue.
La pièce tout entière avait la tremblote. Les vantaux de l’armoire s’ouvrirent à la volée, puis se refermèrent de même avec fracas. Des coffres battaient les murs, pris de frénésie, et des objets volaient de toutes parts.
Agenouillé près de la cité, Tobin essayait à deux mains de retenir le toit du palais.
« Arrête-moi ça ! piaulait-il. Allez-vous-en, magicien ! De grâce ! Sortez ! »
Arkoniel demeura où il se trouvait.
« Mais, Tobin, je ne puis ... »
Nari fit irruption dans la chambre et se précipita vers le petit, qui l’étreignit de toutes ses forces et s’enfouit le visage au creux de son épaule.
« Qu’est-ce que tu es en train de fabriquer ? » glapit-elle en foudroyant Arkoniel d’un regard accusateur.
« Je... j’avais juste... » Le toit du palais fit une pirouette en l’air, il le rattrapa au vol avec sa bonne main. « Nous regardions la ville. Ça n’a pas plu à votre démon. »
Le peu qu’il discernait du museau de Tobin suffisait à lui révéler que les lèvres du gamin remuaient, formant à toute vitesse, au ras de la blouse sombre de la nourrice, des mots silencieux.
Le calme revint dans la pièce, mais l’ambiance y demeura lourde et oppressante comme au cours de ces accalmies que l’on connaît entre deux tornades. Tobin se libéra finalement des bras de Nari et se dépêcha de filer.
Elle jeta un regard circulaire sur tout ce gâchis et soupira. « Tu vois comment c’est, pour nous ? Indépendamment du fait qu’on ne sait jamais ce qu’il va faire ou ce qui l’y pousse..., puissent Illior et Bilairy nous préserver des esprits bilieux ! »
Arkoniel hocha la tête, mais il savait pertinemment, lui, cette fois, pourquoi l’autre avait choisi d’agir à ce moment précis. Il se revit encore un coup tout en pleurs au pied du fameux châtaignier, penché sur un petit corps inerte qui sombrait dans la fosse et dont les larmes abreuvaient la terre. Oh, ça oui, le goût de ses larmes, l’autre le connaissait...
Comme Tobin ne voulait plus rien avoir à faire avec lui, à la suite de l’incident, Arkoniel consacra le reste de sa journée à une exploration minutieuse du manoir. Son bras mal en point réclama maintes fois la potion de Cuistote, grâce aux effets lénifiants de laquelle il avait le sentiment de vagabonder dans un rêve.
La lumière du jour confirma la première impression qu’il s’était faite du castel ; celui-ci n’était inhabitable qu’en partie. L’étage supérieur se trouvait dans un état de délabrement total. Des appartements jadis magnifiques n’étaient plus que ruines, et ruines rongées par la lèpre et les rats. Des fuites au-dessus, dans la toiture ou dans les greniers, y avaient ravagé les peintures murales et dégradé le mobilier.
Or, chose étrange, tout prouvait néanmoins que quelqu’un avait continué à fréquenter ces pièces désolées. Des tas d’empreintes se lisaient dans la poussière tapissant la nudité du sol. Une chambre avait notamment bénéficié des nombreuses visites de tout petits pieds dont les traces étaient du reste recouvertes à présent par une fine pellicule de poussière. La chambre en question, qui se trouvait vers le milieu du corridor, se distinguait de ses voisines par un état moins piteux et par un meilleur éclairage, consécutif à la disparition du volet de l’une de ses hautes fenêtres étroites.
Tobin y était venu en mainte occasion, et toujours pour se rendre dans l’angle opposé à la porte. Un coffre en cèdre et de style mycenois occupait celui-ci, et la poussière qui abondait sur son couvercle enrichi de motifs polychromes achevait de conter l’histoire. Arkoniel conjura un petit globe lumineux à la faveur duquel il n’eut qu’à se pencher pour relever chacune des traces et des marques de doigts. Oui, c’était pour ouvrir ce coffre que venait naguère le petit. Mais dedans ne se trouvait rien d’autre que des tabards de coupe antédiluvienne.
Peut-être ne s’était-il agi là que d’une espèce de jeu ? Mais à quel jeu jouerait un gosse tout seul, un gosse qui ne savait pas seulement comment faire semblant ? Arkoniel examina la pénombre crasseuse qui l’environnait pour essayer de s’y figurer Tobin livré à lui-même. Les menus pas se croisaient et recroisaient sans doute autant de fois que le jeu avait dû durer de jours. L’accès de compassion qui lui transperça de nouveau subitement le cœur, le jeune magicien l’éprouvait cette fois pour le jumeau vivant.
Non moins intrigantes étaient les séries d’empreintes qui menaient tout au bout du corridor. La porte sur laquelle il venait buter était toute neuve, et c’était la seule fermée à clef.
Plaquant sa main sur la serrure de bronze, il en évalua mentalement la complexité. En faire jouer le mécanisme n’aurait guère soulevé de problème, à ceci près que les lois non écrites de l’hospitalité reçue prohibaient la goujaterie d’une pareille violation. Il suspectait d’ailleurs ce sur quoi la porte ouvrait.
Précipitée par la fenêtre d’une tour...
Il reposa son front contre la fraîcheur du battant. Ariani s’était enfuie par là, enfuie vers la mort, non sans entraîner son enfant. À moins que Tobin ne l’eût spontanément suivie ? Il s’était écoulé trop de temps depuis, il y avait eu depuis trop d’allées et venues par là et de trop de gens pour qu’il puisse encore déchiffrer les traces des protagonistes..
Les vagues soupçons de Nari persistaient à le tracasser. Les cas de possession étaient rares, et il croyait Tobin lui-même incapable d’avoir pu vouloir faire du mal à Ariani. Mais cela faisait déjà trois fois qu’il essuyait personnellement la fureur du démon ; celui-ci avait bel et bien et la force et la volonté de tuer. Seulement, quelle raison aurait-il eue d’assassiner sa mère, alors qu’elle n’était pas moins victime des circonstances que lui-même et que son jumeau ?
De retour en bas, il traversa la grande salle aux allures sinistres et sortit. Le duc ne se voyait nulle part, mais ses hommes s’affairaient à former les faisceaux et à charger les bêtes en vue du retour à Ero.
« Comment va le bras, aujourd’hui ? lui demanda Tharin en s’avançant à sa rencontre.
— Je crois qu’il va très bien se raccommoder. Grâce à vos bons soins.
— C’est le capitaine Tharin qu’est notre rebouteux à tous, observa un blondinet qui passait d’un air faraud avec une poignée d’outils. Alors, comme ça, c’est vous, le petit magicien qu’êtes même pas capable de maîtriser un hongre de deux ans ?
— Gaffe à toi, Sefus, ou il va te transformer en un truc utile, lui lança de son appentis, contre le mur de la cour, un type plus âgé. Viens plutôt par là m’aider aux harnais, bougre de petit feignant !
— T’y frotte pas ! rigola un jeune soldat. Le Sefus, irascible qu’il est quand ça fait trop de temps qu’il est loin des bordels !
— Ou je me trompe fort, ou aucun d’entre vous ne doit apprécier de se trouver aussi loin de la ville. On ne doit pas s’amuser tous les jours, ici...
— T’a fallu toute la matinée pour t’en douter, c’est ça ? riposta Tharin avec un gloussement de gorge.
— Les hommes sont gentils avec le petit ?
— Te figures-tu que Rhius tolérerait le contraire de la part de n’importe qui ? À ses yeux, c’est sur ce mouflet que le soleil se lève et se couche. Comme aux nôtres à tous, d’ailleurs. Et ce n’est pas la faute de Tobin. » Il fit un geste vers la maison. « Ni de personne là-dedans. »
Le ton défensif de cette déclaration n’échappa pas à Arkoniel. « Évidemment pas, abonda-t-il. Est-ce que quiconque prétend le contraire ?
— Faut toujours que ça jase, les langues. Sur un machin comme "la propre sœur du roi hantée par un démon", tu vois ça d’ici, ce qui se brode de ragots... ! C’est pourquoi, sinon, d’après toi, que Rhius a collé sa pauvre femme et son fils dans ce coin paumé, loin de toute société digne d’eux ? Une princesse, vivre ici ? Et un prince ? Pas étonnant que... Enfin bref, assez parlé de ça. Suffit amplement que les ignorants du bourg en déparlent. Comme ceux d’Ero.
— Rhius a peut-être raison. Tobin risquerait de souffrir, en ville, de tous ces commérages. Il est assez grand pour comprendre, maintenant.
— Oui. Et ça briserait le cœur de son père. Le mien aussi, d’ailleurs. Un bon garçon, notre Tobin, qui finira tôt ou tard par s’épanouir...
— Assurément. » Laissant Tharin à ses préparatifs, Arkoniel alla faire le tour de l’enceinte extérieure.
Elle ne trahissait pas moins de négligence et de décrépitude. Il y avait eu là des jardins, dans le temps. Quelques buissons de roses à demi sauvages escaladaient les vestiges croulants de clôtures en pierre, et par-ci par-là se voyait la tête brune et desséchée de rares pivoines montées en graine qui disputaient tant bien que mal la place à l’envahissement de fleurs des champs indigènes telles que nériettes et marguerites, asclépiades et genêts. Des pivoines, Ariani, se rappela t-il, en avait dans son jardin d’Ero. Même que, durant les premiers mois d’été, sa demeure en était embaumée du haut en bas par d’énormes gerbes...
Seul un potager demeurait encore cultivé, entre la berge de la rivière et une poterne sur les arrières. Arkoniel y cueillit un brin de fenouil qu’il se mit à mâchonner avant de rentrer par cette dernière.
Il aboutit ainsi dans une cour sur laquelle donnait une porte ouverte qui se trouva le ramener dans les cuisines. Cuistote - dont c’était apparemment le seul nom - s’y activait en vue du repas du soir, avec Nari, Tobin et Sefus pour acolytes.
« Je ne sais pas, mon chou, disait Nari d’un ton agacé. Pourquoi demandes-tu des choses pareilles ?
— Quelles choses ? »
Arkoniel se joignit à la tablée. En s’asseyant, il aperçut ce que venait de faire Tobin et sourit. Cinq moutons blancs en navet se trouvaient talonnés par un couple d’ours en betterave et un truc en carotte qui ressemblait vaguement au dragon montré le matin même.
« Autrefois, Cuistote était archer et, comme le fait Tharin, elle se battait avec Père contre les Plenimariens, expliqua le petit. Mais elle dit que le roi, ça ne lui plaît plus qu’il y ait des femmes dans son armée. Pour quelle raison ?
— Vous étiez soldat ? » demanda Arkoniel.
Cuistote arrêta de touiller sa marmite et, se redressant, s’essuya les mains sur le devant de son tablier. Arkoniel n’avait pas beaucoup fait attention à elle jusque-là, mais il surprit un éclair de fierté dans ses yeux tandis qu’elle hochait la tête.
« Oui. J’ai servi la dernière reine avec le père du duc Rhius et puis, après elle, le roi, quelque temps. Je servirais encore - j’ai l’œil et le bras toujours aussi bons -, mais le roi n’aime pas voir des femmes dans les rangs. » Elle haussa les épaules. « Et, du coup, me voilà ici.
— Mais pourquoi ? » insista Tobin, tout en s’attaquant à un nouveau navet. « Peut-être que les filles, ça sait pas se battre comme il faut, suggéra Sefus avec un sourire en coin. - J’en valais bien trois comme toi, et j’étais pourtant pas la meilleure ! » jappa Cuistote.
Attrapant un fendoir, elle entreprit une épaule de mouton comme s’il s’agissait d’un fantassin plenimarien.
La suffisance de Sefus n’était pas pour surprendre Arkoniel. De ces matamores, il ne s’en voyait que trop, depuis quelques années. « À condition d’avoir du cœur et de l’entraînement, les femmes sont capables de faire d’excellents guerriers tout autant que d’excellents magiciens, dit-il à Tobin. Le cœur et l’entraînement, voilà ce qu’il faut pour briller dans quelque domaine que ce soit. Ce matin, je t’ai dit que je ne tirais plus à l’arc, tu te rappelles ? Eh bien, je n’y étais pas fameux, au début, ni à l’épée non plus. Personne, alors, ne m’aurait trouvé bien utile comme guerrier. Quant à Iya, elle n’aurait pas fait de moi un magicien, j’avais, tiens, plus de chance de finir gâte-sauce que lettré ! » Il jeta un regard en biais vers Sefus. « Il n’y a pas si longtemps, j’ai rencontré une vieille femme qui avait fait la guerre tout à la fois en tant que guerrier et en tant que magicien. Elle s’est battue aux côtés de la reine Ghërilain, laquelle finit elle-même par remporter la victoire grâce à ses prodigieuses vertus guerrières. Les reines-guerrières de Skala te sont bien connues, n’est-ce pas ?
— Je les ai dans un coffret, là-haut », répondit Tobin, tout absorbé qu’il était par son travail. Et il se mit à fredonner à la manière d’une comptine: « Il y a le roi Thelâtimos, qui s’entendit ordonner par l’Oracle de donner la couronne à sa fille, puis Ghërilain la Fondatrice, Tamir l’Assassin, Agnalain-qui-n’est-pas-ma-grand-maman, Ghërilain Deux, Iaair, qui combattit le dragon, Klia, qui tua le lion, Klie, Markira, Oslie-aux-six-doigts, Marnil, qui voulait tellement avoir une fille mais à qui l’Oracle préféra donner un nouvel époux, et Agnalain-qui-est-ma-grand-maman. Et puis le-roi-mon-oncle.
— Hmhm, je vois. » Arkoniel marqua une pause pour essayer de s’y retrouver dans cette litanie confuse. Abstraction faite de quelques détails bizarres ou dépourvus d’intérêt, Tobin, manifestement, ne comprenait pas grand-chose à ce qu’il venait de débiter d’un trait. « Agnalain Première, tu veux dire. Et la reine Tamir, qui fut assassinée. »
Tobin haussa les épaules. « Eh bien, tu as les noms justes, mais est-ce que tu... ? » Nari s’éclaircit bruyamment la gorge et lui fit les gros yeux pour le mettre en garde.
« C’est le duc Rhius qui veille à l’éducation de Tobin. Il lui apprendra ce genre de choses quand il l’estimera séant. »
Ce gosse a besoin d’un véritable précepteur, songea Arkoniel, avant de tiquer sur tous les échos : maître, ami, compagnon..., que suscitait le terme dans son esprit. Gardien.
« Quand est-ce que le duc compte nous quitter ? demanda-t-il.
— Demain, dès le point du jour, fit Sefus.
— Eh bien, dans ce cas, je ferais mieux de lui présenter mes respects ce soir. Lui et ses hommes dîneront dans la grande salle ?
— Évidemment », marmonna Tobin.
Sous son canif, un navet se métamorphosait en un second dragon.
Arkoniel prit congé et se dépêcha de regagner le premier étage afin de rassembler ses esprits, tout en espérant que c’était bel et bien l’Illuminateur qui lui avait inspiré l’idée qui s’était si brusquement fait jour en lui.
Il avait d’autant plus besoin de le croire qu’il allait la soumettre à Rhius. Ainsi qu’à Iya.