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Iya et Arkoniel passèrent les derniers mois de l’hiver à trois pas des portes d’Ilear, grâce à l’hospitalité d’une magicienne du nom de Virishan. Celle-ci n’avait rien d’une visionnaire et ne se sentait appelée qu’à rechercher parmi les pauvres les enfants dieu-touchés pour leur procurer un abri. Des quinze élèves qu’elle hébergeait, beaucoup se trouvaient passablement infirmes ou en piteux état du fait des ignares auxquels ils avaient dû le jour. La plupart ne vaudraient jamais tripette comme magiciens, mais ce que l’on n’avait pas massacré en eux d’humbles pouvoirs se voyait chérir et cajoler dès le jour où la patiente Virishan les prenait sous son aile. Iya et Arkoniel la secondaient le plus possible en retour de son hospitalité et, lorsqu’ils se remirent en chemin, Iya lui laissa l’un de ses petits cailloux.

Le temps étant devenu plus clément, ils se dirigèrent vers Sylara, où devait s’effectuer leur passage en direction du sud. Comme ils y parvenaient, juste avant le coucher du soleil, ils trouvèrent contre toute attente la route encombrée par une foule qui dévalait vers le petit port.

« Que se passe-t-il ? s’enquit Arkoniel auprès d’un paysan. Il y a une foire ? » L’homme lorgna d’un drôle d’air leurs amulettes d’argent. « Non, y a un feu de joie que c’est votre espèce qu’en fait les fagots.

— Les Busards sont ici ? » demanda Iya.

Il cracha par-dessus son épaule.

« Oui-da, Maîtresse, et ils ont amené une bande de traîtres qu’osaient parler contre les décisions du roi. Faudrait mieux, ‘jourd’hui, pas trop vous montrer dans le patelin, vous deux... »

Iya tourna bride vers le bas-côté de la route, et Arkoniel suivit le mouvement.

« Nous devrions peut-être écouter son conseil marmonna-t-il en jetant vers la cohue des coups d’œil nerveux. Nous sommes ici des étrangers, sans personne pour se porter garant de nous. »

Il avait évidemment raison, mais Iya secoua la tête.

 

« C’est à l’illuminateur que nous devons de tomber sur cette occasion. Je veux me rendre compte de ce qu’ils font tant que nous sommes encore inconnus d’eux. Et voilà une chose dont mieux vaut aussi nous assurer. Ôte ton amulette. »

Délaissant la route, elle le précéda vers une colline voisine que couvrait un boqueteau de chênes et où, une fois placés sous la protection d’un cercle de pierres et de signes, ils se défirent de leurs amulettes et de tout ce qui les désignait comme magiciens. Iya ne conserva par-devers elle que le sac de cuir.

Après quoi, quitte à espérer que leur tenue de voyage on ne peut plus simple n’éveillerait aucun soupçon, ils repartirent pour Sylara.

 

Même sans amulette risquant de le dénoncer, Arkoniel se sentait si peu tranquille en pénétrant dans la ville qu’il ne put empêcher ses yeux de fureter de tous côtés. Étaient-ils capables, ces fameux Busards, de flairer un magicien grâce aux seuls effluves de ses pouvoirs ? À en croire certaines rumeurs entendues çà et là, les magiciens vêtus de blanc détenaient des pouvoirs absolument hors normes. Eh bien, si tel était le cas, alors ils avaient choisi un drôle d’endroit pour en faire l’exhibition, car Sylara n’était rien d’autre qu’une bourgade escarpée, crasseuse, éparpillée devant des quais.

Le bord de mer était déjà bondé de curieux. Il en montait des sifflets et des quolibets que réverbérait l’eau jusqu’en haut de la rue bourbeuse qui menait au port.

La foule étant trop dense pour s’y frayer passage, Iya donna la pièce à un tavernier pour jouir de la vue offerte sur la grève par une mansarde sordide. Entre deux appontements de pierre avait été lancée sur l’eau une vaste plate-forme que bordaient, du côté de la terre, deux rangées de soldats en tabard gris sombre sur lequel se profilait en rouge, à hauteur du sein, le vol d’un faucon. Arkoniel dénombra quarante hommes en tout.

Derrière eux se dressait un long gibet. Un petit groupe de magiciens se tenait auprès de deux cadres de bois qui n’étaient pas sans évoquer, mais à l’envers et en plus grand, des sommiers de lit.

« Robes blanches, maugréa Iya, l’œil attaché sur les magiciens. - Façon Nyrin. Il était accoutré comme ça, la nuit de la naissance de Tobin. »

À la poutre horizontale du gibet étaient déjà pendues six victimes. Quatre hommes d’abord, inertes au bout de leur corde, l’un d’entre eux portant encore ses robes de prêtre d’Illior. Puis une femme et un adolescent, si menus tous deux que leur poids n’avait pas suffi à leur rompre le col ; pieds et mains liés, ils se débattaient, se tordaient farouchement.

Est-ce pour vivre ou pour mourir qu’ils luttent ? se demanda Arkoniel, horrifié. Ils lui rappelaient de manière incongrue ce papillon qu’il avait un jour regardé émerger de sa chrysalide hivernale qui, suspendu à une branche par un fil de soie, se trémoussait et tressautait dans son cocon brunâtre et translucide. Oui, ces deux-là le lui rappelaient étrangement, sauf que toute la peine qu’ils se donnaient là n’allait pas finalement aboutir à un déploiement d’ailes multicolores...

Des soldats finirent quand même par se décider à les empoigner par les jambes et à tirer dessus pour leur briser l’échine. De la foule s’élevèrent bien quelques bravos, mais la plupart des spectateurs s’étaient brusquement tus.

Pris de nausées, Arkoniel s’était agrippé au chambranle. Et le pire restait à venir, pourtant.

Les magiciens n’avaient entre-temps pas du tout bougé d’auprès des cadres de bois. Mais dès que le dernier des suppliciés se fut immobilisé, ils se déployèrent en une seule ligne sur la plate-forme, et cela révéla la présence de deux hommes nus et agenouillés qu’ils avaient jusqu’alors dissimulés au centre de leur groupe. L’un était un vieillard à cheveux blancs, l’autre un jeune homme brun. Tous deux portaient au col et aux poignets de gros anneaux de fer.

En louchant vers ces Busards de magiciens, Arkoniel ne put retenir un hoquet de consternation. S’il lui était impossible de distinguer d’aussi loin les traits de chacun, du moins venait-il de reconnaître à sa barbe rouge et fourchue celui qui se tenait le plus près des cadres.

« Mais c’est Nyrin en personne !

— En effet. Je ne me doutais pas qu’ils étaient si nombreux, mais il fallait peut-être s’y attendre... Ces prisonniers sont des magiciens. Tu vois ces anneaux de fer ? Magie d’une puissance énorme, ça. Brouillant totalement l’esprit. »

Des soldats relevèrent les prisonniers puis les ligotèrent écartelés sur les cadres à l’aide de câbles d’argent. De ce fait apparurent alors les motifs compliqués des sortilèges qui leur tapissaient le torse. Arkoniel n’eut pas le temps de la questionner sur leur signification qu’Iya lui saisissait la main en poussant un gémissement.

Une fois leurs proies immobilisées, les magiciens vinrent les flanquer sur deux lignes et commencèrent leurs incantations. Mais si le vieillard attacha d’un air stoïque ses regards au ciel, la panique s’empara de son compagnon qui se mit à hurler et à implorer la foule et Illior de le sauver.

« Ne pourrions-nous pas... ? » Arkoniel chancela, traversé par une douleur aveuglante derrière les yeux. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous sentez ?

— Un cran d’arrêt, murmura-t-elle en se plaquant une main sur le front. Et un avertissement destiné à ceux d’entre nous qui se trouveraient dans l’assistance. »

Plus un son ne montait de la foule, et les litanies se firent de plus en plus bruyantes aux oreilles d’Arkoniel. Noyés dans une espèce de brouillard, les mots lui demeuraient toujours inintelligibles, mais les élancements de sa cervelle s’aggravaient et gagnaient si bien sa poitrine et ses bras qu’il finit par avoir l’impression qu’on lui écrasait le cœur entre deux pierres.

 

Il s’affaissa lentement sur ses genoux devant la fenêtre mais sans parvenir à se détourner.

Les deux prisonniers se mirent d’abord à trembler violemment, puis ils poussèrent des cris stridents quand jaillirent de leur propre chair des flammes blanches qui finirent par les submerger. Il n’y avait pas de fumée. Le feu blanc brûlait avec une telle intensité qu’en un rien de temps ne resta plus rien d’autre à pendouiller sur les cadres que des mains et des pieds noircis et ratatinés maintenus par leurs liens d’argent. Iya marmonnait âprement la prière des morts depuis un bon moment quand Arkoniel réussit à se joindre à elle.

Lorsque tout fut terminé, elle s’affala sur l’étroite couchette et trama d’une main tremblante un charme de silence autour d’eux. Absolument incapable de remuer, lui demeura là où il était, sous la fenêtre. Et ils furent longtemps sans parler ni l’un ni l’autre.

Finalement, c’est elle qui souffla: « Nous n’aurions rien pu faire. Rien. À présent, je vois quel est leur pouvoir. Ils se sont mis en bande pour grouper leurs forces. Tandis que nous sommes, nous, si éparpillés...

— Et en plus ils ont l’aval du roi ! » Il lança un crachat. « Le digne fils de sa folle mère, après tout.

— Pire. Elle était malade, lui est assez intelligent pour retourner sans la moindre pitié des magiciens contre leur propre espèce. »

 

La peur les tint reclus dans leur minuscule mansarde jusqu’à la tombée de la nuit, moment où le taulier les flanqua carrément dehors au profit d’une putain et de sa pratique.

Les tavernes servaient toujours, et il y avait encore pas mal de monde dans la rue, mais personne ne s’aventurait du côté de la plate-forme. On y avait laissé des torches afin de l’éclairer. Ce qui permettait de bien voir la brise du soir balancer les pendus du gibet. Les cadres, eux, avaient toutefois disparu.

« On va y faire un tour, au cas où il s’y trouverait quelque chose à apprendre ?

— Non. » Iya l’entraîna précipitamment. « Trop dangereux. Risque d’être surveillé. »

Ils s’échappèrent de la ville en se faufilant par les venelles les plus noires puis retournèrent au boqueteau récupérer leur petit barda. Mais lorsque Arkoniel prétendit reprendre les amulettes, Iya fit un signe de dénégation. Ils les abandonnèrent donc sur place et chevauchèrent sans échanger un mot jusqu’à ce que la ville soit loin derrière.

« Et il a suffi de huit magiciens pour faire ça, huit, Arkoniel, pas plus ! explosa-t-elle à la fin, la voix vibrante de fureur. Et sans que nous puissions rien faire contre eux ! Je commence à y voir plus clair maintenant. La Troisième Orëska dont j’ai eu la révélation par le truchement de l’Oracle..., eh bien, c’était une grande confédération de magiciens logée dans un magnifique palais à elle au cœur d’une immense cité. S’il a suffi de huit pour perpétrer le forfait dont nous venons d’être les témoins, de quels bienfaits seraient alors susceptibles cent ! Et qui aurait les moyens de nous tenir tête ?

 

— Comme pendant la Grande Guerre, c’est cela ? » fit-il.

Elle secoua la tête.

« À cette époque-là, l’union ne dura que le temps de la guerre, et encore parce que l’on se trouvait confronté au plus horrible des conflits et des bouleversements. Imagine un peu ce que nous permettraient de réaliser la paix et le loisir ! Imagine... Imagine ce que nous avons toi et moi recueilli de savoir au cours de nos voyages, combiné avec celui d’une centaine d’autres magiciens. Puis songe encore aux pauvres petits pensionnaires de Virishan. Imagine-les sauvés plus tôt puis élevés dans un tel palais, sous l’égide non pas d’un seul maître mais de dizaines, et disposant en outre de bibliothèques où puiser la science à pleines mains !

Alors que ces mêmes pouvoirs, on en joue actuellement pour nous diviser... » Le regard d’Iya se perdit au loin. Son visage était indéchiffrable à la clarté des astres.

« Famine. Maladie. Pillards. Et maintenant ça. Il m’arrive, Arkoniel, de voir Skala sous les espèces d’un taureau sacrificiel à la marée-Sakor. Seulement, au lieu d’être égorgé par un coup d’épée propre et net, c’est à coups redoublés de petits canifs qu’on le frappe et qu’on l’épuise afin de le mettre à genoux. » Elle se tourna vers lui pour ajouter d’un ton amer : « Et sur l’autre bord, juste en face, il y a Plenimar qui flaire le sang comme un loup !

On jurerait presque que Nyrin a eu la même vision mais inversée, murmura Arkoniel. Pourquoi diable l’illuminateur ferait-il une chose pareille ?

— Tu as vu le prêtre accroché au gibet, mon garçon. Sincèrement, tu crois que c’est Illior qui conduit Nyrin ? »