Fragment de document découvert
dans la tour est de la maison d’Orëska

Un vieillard, voilà ce qui me regarde, maintenant, dans mon miroir. Je ne suis, même ici, à Rhiminee, parmi les autres magiciens, qu’un dernier vestige de temps oubliés.

Mon nouvel apprenti, le petit Nysander, ne saurait se faire la moindre idée de ce à quoi pouvait ressembler un magicien indépendant de la Deuxième Orëska. À sa naissance, il y avait déjà deux siècles que cette belle cité se dressait au-dessus de son havre profond. Alors qu’elle sera toujours et à jamais pour moi « la nouvelle capitale ».

Au temps de ma jeunesse, un étron de putain de l’espèce de Nysander serait resté en friche. Avec un peu de chance, il aurait fini ses jours dans la peau d’un devin ou conjure-pluie de village. Le plus probable est qu’il aurait tué quelqu’un par mégarde et péri lapidé pour sorcellerie. L’Illuminateur seul sait combien se perdirent ainsi d’enfants dieu-touchés, avant l’avènement de la Troisième Orëska.

Avant que ne fût édifiée cette cité-ci, avant que son fondateur ne nous fit don de cette grande maison d’apprentissage, nous autres, magiciens de la Deuxième Orëska, nous frayions nous-mêmes nos propres voies, et nous vivions selon nos propres lois.

Eh bien, ce sont les services rendus à la Couronne qui nous ont valu d’avoir à présent cette maison, avec ses bibliothèques, ses archives et son histoire. Il n’y a plus que moi de survivant pour savoir le prix exorbitant qu’elle a coûté.

Deux siècles. Trois ou quatre vies, pour la plupart des gens ; une simple saison, pour ceux d’entre nous que l’Illuminateur a gratifiés du don. « Nous autres, magiciens, sommes à part, Arkoniel », m’apprit mon propre professeur, Iya, quand je n’étais guère plus vieux que ne l’est Nysander. « Nous sommes des pierres dressées en pleine rivière, à contempler le flot de la vie qui s’écoule en tourbillonnant. »

 

Cette nuit, debout sur le seuil de Nysander que je regardais dormir, je me suis figuré que le spectre d’Iya se tenait à mes côtés, et cela m’a, pendant un moment, fait l’effet de me scruter moi-même plus jeune ; un fils de noble, franc, timide, et qui s’était révélé posséder du talent pour charmer les bêtes. Durant un séjour qu’elle fit au manoir de mon père, Iya s’avisa de mes dons magiques et les dévoila à ma famille. Je pleurai, le jour où elle m’emmena de la maison.

Comme il serait aisé de qualifier ces pleurs de prophétiques ainsi que se délecteraient de le faire les dramaturges d’aujourd’hui ! Mais je n’ai jamais tout à fait cru dans la fatalité, malgré tous les oracles et toutes les prophéties qui façonnèrent mon existence. Toujours se trouve là dedans, quelque part, un choix. J’ai par trop vu de quelle manière les gens fabriquaient leur propre avenir par la balance quotidienne entre petites bontés et méchancetés.

 

J’avais choisi de partir avec Iya. Plus tard, j’ai choisi d’ajouter foi aux visions que l’Oracle nous accorda, à elle et à moi.

Par mon propre choix, je contribuai à ranimer la puissance de cet énergique et bon pays-ci, de sorte que je puis légitimement me flatter d’avoir aidé les belles tours blanches de Rhiminee à se découper comme elles le font contre l’azur de l’Occident.

Mais pendant les rares nuits où je dors profondément, de quoi rêvé-je ?

Du cri d’un nouveau-né. Coupé court.

On pourrait croire, après tant d’années, qu’accepter serait plus facile ; cet unique acte indispensable de cruauté pouvait modifier le cours de l’histoire comme un tremblement de terre modifie le cours d’une rivière. Seulement, cet acte et ce cri gisent au cœur de tout le bien qui survint après, tel un grain de sable au cœur des chatoiements nacrés d’une perle.

Je suis seul à porter la mémoire de ce bref vagissement d’enfant, voilà tant d’années. Je suis seul à savoir l’immondice au cœur de cette perle-ci.