23
La migraine de Tobin débuta durant les exercices d’escrime. Elle était si violente qu’il finit par en avoir l’estomac retourné, si bien que Tharin l’expédia se coucher en plein milieu de la journée.
Sans y avoir été convié, Frère vint s’accroupir sur le pied du lit, une main plaquée sur sa poitrine. Recroquevillé sur le flanc, la joue pressée contre le nouveau dessus-de-lit moelleux que Père lui avait envoyé d’Ero, Tobin ne lâchait pas des yeux son reflet maléfique, s’attendant à ce qu’il le touche ou se mette à pleurer, comme dans ses rêves. Mais Frère ne fit absolument rien, rien d’autre que de rester là, à regrouper les ténèbres tout autour de lui. Barbouillé par ses maux de crâne, Tobin s’assoupit doucement.
Chevauchant Gosi, il remontait la route de la forêt en direction des montagnes. Des feuilles rouge et or virevoltaient à son entour, illuminées par le soleil. Il avait l’impression d’entendre un autre cavalier qui le talonnait, mais il lui était impossible de voir qui c’était. Au bout d’un moment, il se rendit compte que Frère se trouvait en croupe et lui enserrait la taille à deux bras. Frère qui était en vie, là, bien chaud contre son dos, bien tangible, et lui frôlant la nuque avec son haleine. Les mains crispées sur sa ceinture étaient brunes et calleuses, avec des ongles en deuil.
Des pleurs de joie lui gonflèrent les yeux. Il avait un frère, un vrai frère ! Tout le reste, toutes ces histoires de démons et de magiciens et de femmes des bois farfelues, tout ça n’avait jamais été que l’un de ses mauvais rêves.
Il essaya de lorgner Frère, afin de voir s’il avait des yeux bleus, comme lui, mais, lui creusant les épaules avec sa figure, Frère chuchota: « Plus vite, plus vite, elle est presque sur nous ! »
Frère avait peur, sa peur gagna Tobin.
Ils s’enfoncèrent dans les montagnes beaucoup plus avant que Tobin ne l’avait jamais fait. D’énormes pics couronnés de neige les cernaient de tous les côtés. Le ciel devint de plus en plus sombre, et un vent glacé se mit à fustiger leurs parages.
« Qu’est-ce qu’on va faire quand il fera noir ? Où est-ce qu’on va dormir ? demanda Tobin, consterné par l’aspect des lieux.
— Plus vite ! » chuchota Frère.
Mais, une fois passé le virage que faisait la route, ils se retrouvèrent au bas de la prairie que dominait le fort, galopant à bride abattue vers le pont. Gosi refusait de répondre aux rênes, il refusait de s’arrêter, il...
Tobin se réveilla en sursaut. Inclinée sur lui, Nari, debout, lui frictionnait la poitrine. Il faisait presque nuit, et très froid dans la chambre.
« Tu as dormi toute la journée, mon chou », fit-elle.
Ce n’était qu’un rêve ! se dit-il avec désolation. Il percevait quelque part, tout près, la présence de Frère, plus bizarre et glacial que jamais. Rien n’avait changé. Il voulut se laisser rouler sur lui-même afin de se réfugier à nouveau dans les songes, mais Nari le houspilla jusqu’à ce qu’il sorte du lit.
« Tu as des visiteurs ! Debout, maintenant, allons... !
Puis change-moi cette tunique !
— Des visiteurs ? Pour moi ? » papillota-t-il. Il eut conscience qu’il fallait congédier Frère, mais comment en trouver le temps, là, avec Nari qui n’arrêtait pas de l’asticoter ?
Elle lui appuya un revers de doigt sur le front puis fit claquer sa langue.
« Mais tu es glacé, mon chou ! Ah, mais voyez-moi ça..., cette fenêtre est restée ouverte toute la journée, et tu n’avais même pas de couvertures sur toi ! Viens t’habiller de propre, que tu puisses aller te montrer dans la grande salle et te réchauffer ! »
Il avait encore mal à la tête. Tout frissonnant, il se laissa retirer sa tunique fripée puis se trémoussa pour enfiler l’autre, une toute neuve et raide, qui avait des broderies au col. Elle était arrivée dans le même paquet que le dessus-de-lit, avec tout plein de bons habits, tous de meilleure qualité qu’aucun de ceux qu’il avait jamais portés, sans parler des objets décoratifs pour la maison.
Au moment de sortir, il repéra Frère tapi dans un coin sombre de la chambre et revêtu des mêmes nippes neuves que lui, mais jamais il ne l’avait vu si livide.
« Reste ici », souffla-t-il avant d’emboîter le pas à Nari, mais non sans se demander quelle impression cela lui ferait d’avoir un frère en vie marchant à ses côtés.
La grande salle était toute sombre, malgré quelques torches et la flambée dans la cheminée. Encore en deçà du halo lumineux, Tobin put sans être vu guigner le groupe debout près du feu. Ils étaient tous là, Mynir, Arkoniel, Tharin et Cuistote, à faire des messes basses avec une vieille femme en tenue de voyage on ne peut plus simple et poudreuse. Brune et ridée, elle avait une maigre natte de cheveux gris qui lui pendait pardessus l’épaule. Était-ce elle, l’elle mentionnée par Frère ? Elle avait tout d’une paysanne.
Prenant pour de la peur la circonspection du petit, Nari lui saisit la main. « N’aie crainte, murmura-t-elle en l’entraînant dans l’escalier. Maîtresse Iya est une amie de ton père et un magicien de haut vol. Et regarde un peu qui c’est qu’elle nous amène ! »
De plus près, Tobin finit en effet par s’apercevoir qu’un autre étranger se tenait en retrait dans l’ombre, derrière la vieille. Celle-ci lui dit quelque chose pardessus l’épaule, et il vint se mettre en pleine lumière.
C’était un petit garçon.
Le cœur de Tobin chavira. Il devait s’agir là du compagnon qu’on lui avait promis. S’il avait fini, lui, par ne plus y penser du tout, eh bien, eux n’avaient pas oublié...
Le gamin était plus grand que lui, et il avait l’air plus âgé. Toute brodée que fût sa tunique, elle avait les ourlets tout effilochés et un rapetassage sous un bras. Ses souliers étaient tout tachés, ses culottes attachées avec des ficelles depuis la cheville jusqu’au genou. Tu parles si Nari te l’aurait disputé, lui, d’être accoutré si misérablement... ! Juste au même instant, les yeux de l’intrus se portèrent de son côté, et le reflet du feu révéla ses traits. Il avait la peau rougie par le soleil, et sa grosse tignasse brune lui retombait en une frange hirsute sur le front. Il promena sur la pièce un regard circulaire, et l’appréhension dilatait ses prunelles sombres. Tobin s’apprêta au pire lorsque Nari le propulsa lui-même en pleine lumière. L’autre le savait-il déjà plutôt particulier ?
Or, celui-ci ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’il lui fit une révérence aussi rapide que balourde.
Tharin se fendit d’un sourire apaisant.
« Prince Tobin, je vous présente Kirothius, fils de sieur Larenth de La-Chesnaie-Mont de Colath. Il en est venu tout exprès pour être votre compagnon. »
Tobin retourna la révérence puis, conformément aux leçons de Père, tendit la main pour le serrement guerrier. Kirothius réussit à faire un maigre sourire en la lui saisissant. Il avait la paume ferme et rugueuse d’un vrai soldat.
« Bienvenue dans la demeure de mon père, dit Tobin. C’est un honneur pour moi... » Il lui fallut un instant pour se rappeler la suite de la formule rituelle ; c’était la première fois qu’il avait à la servir pour accueillir un hôte. « C’est un honneur pour moi que de vous offrir une place au coin de mon feu, Kirothius, fils de Larenth.
— C’est un honneur pour moi que de l’accepter, prince Tobin. » Kirothius y alla cette fois d’un demi-plongeon. Il avait les dents de devant un peu trop grandes et légèrement saillantes.
Au clin d’œil que lui adressa Tharin, une pointe de jalousie transperça Tobin. Hé quoi, son vieil ami le trouvait déjà à son gré, ce nouveau venu ?
« Et voici maîtresse Iya, fit Arkoniel en le présentant à la vieille. Je vous ai déjà un peu parlé d’elle, mon prince. Elle est mon précepteur, tout à fait comme je suis le vôtre.
— Je suis enchantée de faire votre connaissance, prince Tobin, dit-elle en s’inclinant. Arkoniel m’a écrit mille bonnes choses à votre propos.
— Merci, Maîtresse. »
Tobin se sentit captivé par ses yeux et sa voix. Elle pouvait bien s’affubler comme une paysanne, il émanait de toute sa personne un air de puissance qui le faisait un peu trembler.
Néanmoins, il discerna de la gentillesse et une once d’ironie dans ses yeux incolores lorsque, avec un sourire, elle posa sa main sur l’épaule du garçonnet.
« J’espère que mon petit Kirothius vous servira bien. Il préfère qu’on l’appelle Ki, au fait, si vous n’y voyez pas d’objection ?
— Non, maîtresse Iya. Bienvenue dans la demeure de mon père », répondit-il en s’inclinant derechef.
À la seconde même où ces mots franchissaient ses lèvres, la pièce devint glaciale, et Frère dévala de l’étage comme une tornade, arrachant des murs les tapisseries neuves et dispersant par toute la jonchée des tourbillons d’étincelles dérobées dans la cheminée. Quitte à pousser un piaillement lorsqu’une braise lui frappa la joue, Ki ne fit qu’un bond pour s’interposer entre Tobin et le feu.
Escortant l’ouragan, s’était mis à retentir un son lancinant, grave et lent comme le battement d’un énorme tambour. Jamais Tobin n’avait rien entendu de pareil ; celui-ci le transperçait et lui secouait le cœur. De monstrueux bourdonnements lui dévastèrent les oreilles..., lui remémorant quelque chose d’odieux, mais sans qu’il arrive à se rappeler quoi.
La magicienne se montrait imperturbable au sein de tout ce raffut, seules remuaient ses lèvres. Réduit à des fusées de vague vapeur sombre, Frère lui décocha un banc, mais le banc dévia de sa trajectoire et retomba sur le côté.
Du coup, Frère se rua sur Ki et, le tirant par son manteau, tâcha de le faire choir dans le feu. Pendant que le gamin se débattait pour délacer son col qui menaçait de l’étrangler, Tobin l’agrippa par un bras, si bien que tous deux tombèrent à la renverse lorsque, enfin libéré, le maudit manteau vola se perdre dans la charpente.
Comme il entreprenait de se redresser, Tobin faillit mourir de honte en surprenant le regard horrifié de Ki.
Le voilà maintenant bien sûr de me détester ! songea-t-il, affreusement conscient que sa négligence était responsable de tout le mal. Jamais il n’aurait dû s’abandonner au sommeil avant d’avoir congédié Frère. Se détournant de tout le monde, il murmura:
« Sang, mon sang, chair, ma chair, os, mes os. Va t’en, Frère. Fiche-leur la paix ! »
La tornade s’apaisa instantanément. Le mobilier cessa de gigoter, le silence retomba dans la grande salle. Le beau départ de rampe neuf du bas de l’escalier se fendit en deux avec un fracas qui fit sursauter toute l’assistance, et puis Frère ne fut plus là.
Mais quand Tobin leur fit à nouveau face, les deux magiciens le dévisageaient comme s’ils savaient pertinemment ce qu’il venait de faire. Après l’avoir fixé longuement, Iya finit par glisser quelques mots à Arkoniel, mais trop bas pour qu’il puisse les entendre, lui.
Ki se releva et lui tendit la main pour l’aider à faire de même.
« Êtes-vous blessé, prince Tobin ? »
Une ampoule cloquait déjà sur sa joue.
« Non. »
Ki aussi le regardait fixement, mais il n’avait pas l’air fâché.
« Alors, c’est ça, votre fantôme ?
— Il se comporte ainsi, parfois. Je regrette. » Il avait envie de dire quelque chose de plus, quelque chose qui puisse lui conserver ce sourire abasourdi mais chaleureux qu’il se voyait offrir. « Il ne vous fera plus de mal, je pense.
— Nous ne nous attendions pas à voir survenir des hôtes, Maîtresse, disait cependant Mynir du même ton que s’il ne s’était rien passé. J’espère que vous ne jugerez pas trop sévèrement notre maison. Nous aurions préparé un festin si nous avions su. »
Iya tapota l’épaule du vieil intendant.
« Nous ne sommes pas sans connaître l’hospitalité du duc. Quoi que vous soyez en mesure de nous servir, nous en serons parfaitement contents. Est-ce toujours Catilan qui règne sur les cuisines ? »
Ils continuèrent à bavarder entre eux comme s’ils étaient tous de vieux amis et se connaissaient mutuellement depuis des éternités. Ce qui n’était pas du tout pour plaire à Tobin. Il avait déjà eu l’impression que tout allait de travers depuis l’arrivée du premier magicien. Et voilà qu’il y en avait deux maintenant. Sans compter que Frère haïssait Iya plus fort encore qu’Arkoniel, Tobin l’avait très bien senti durant cette brève attaque.
Sûr et certain qu’elle était l’elle de ses rêves, celle à cause de qui Frère pleurait des larmes de sang. Et pourtant, non contente de prétendre qu’elle était une amie de Père, Nari la traitait en invitée d’honneur.
Alors que lui, ça le démangeait de rappeler Frère, histoire de voir simplement ce qui arriverait...
Il n’en eut pas le loisir, toutefois, car il s’aperçut que l’autre gamin le guignait. Et si Ki n’eut rien de plus pressé que de regarder ailleurs, Tobin fit exactement pareil, tout embarrassé sans savoir pourquoi.
Le père de Tobin avait beau ne pas se trouver à la maison, l’intendant voulut à toute force que Cuistote serve le dîner dans la grande salle, à la table haute. Certes, Frère avait flanqué par terre le dais flambant neuf, mais on eut tôt fait de réparer cela. À Tobin revint d’occuper la place du duc, entre la magicienne et le fameux Ki, Tharin tenant lieu pour sa part de trancheur et de maître d’hôtel. Malgré son désir d’adresser la parole à son jeune hôte et de le mettre à l’aise, Tobin se révéla incapable de sortir un mot. Le gamin se montrait tout aussi disert, et il le surprit qui décochait furtivement des coups d’œil inquiets vers lui comme autour de la salle à chaque nouveau plat. Du reste, il campa lui-même sur le qui-vive à cause de Frère aussi longtemps que dura le repas, mais il ne fut finalement pas désobéi.
Loin de sembler s’apercevoir qu’il se trouvait dans ses petits souliers, les adultes, eux, bavardaient à perdre haleine. Arkoniel et Iya parlaient avec Nari de gens que jamais sa nourrice n’avait mentionnés jusque-là, et il en eut une bouffée de jalousie supplémentaire. Aussi s’empressa-t-il, sitôt servie la dernière tarte aux fruits, de demander la permission de se retirer, bien décidé à grimper s’isoler dans sa chambre. Seulement, Ki se leva lui aussi, dans l’intention manifeste de lui emboîter le pas. C’était peut-être là ce qu’étaient censés faire des compagnons. Du coup, Tobin préféra changer de direction et gagner la cour de devant, mais l’autre lui colla plus que jamais aux trousses.
Une lune rouge d’automne escaladait le ciel avec assez d’éclat pour projeter de larges ombres au sol.
À se retrouver seul avec cet étranger, la gaucherie de Tobin n’était pas près de se corriger. Mais, tout en déplorant de n’être pas resté dans la grande salle, il comprit qu’il aurait l’air malin, s’il rentrait là, si vite, avec ce Ki dans son sillage comme un caneton.
Au bout d’un bon moment de silence, Ki leva le nez vers la façade et lâcha :
« Vous avez là une maison grandiose, prince Tobin.
— Merci. Et la vôtre, elle est comment ?
— Oh, à peu près comme vos baraquements, là... »
Les bords élimés de sa tunique attirèrent à nouveau l’œil de Tobin. « Votre père est un indigent ? » Le terme était déjà parti quand il s’avisa qu’on risquait de le prendre pour une insulte.
Mais Ki haussa simplement les épaules.
« Nous ne sommes pas riches, ça, c’est certain. Mon arrière-arrière-grand-mère, qu’était mariée à un parent à la reine Klie, avait des terres à elle. Mais y a eu tant et tant de nous depuis qu’y en a plus aucun pour revendiquer des droits là-dessus. C’est ça, l’ennui, dans ma famille, comme dit Père, on a les passions trop bouillantes. Ceux de nous que ça se fait pas zigouiller au combat, ben ça reproduit comme des lapins. Dans notre maison, les jeunes font un gros tas par terre pour dormir, comme des chiots, tant qu’on est, nous tous. »
Tobin n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille.
« Vous êtes combien, là-bas ?
— Quatorze frères et douze sœurs vivants, en comptant les bâtards. »
Tobin aurait bien aimé savoir ce que c’était, ça, les bâtards, et pourquoi ça devrait se compter à part du reste, mais Ki poursuivait déjà:
« Je suis l’un des plus jeunes issus de la troisième épouse, et notre nouvelle maman va mettre encore bas bientôt. Les cinq plus vieux se battent actuellement dans l’armée de votre oncle, avec notre père, ajouta t-il d’un air rengorgé.
— Moi aussi, je vais être un guerrier, lui confia Tobin. Je serai un grand seigneur, comme mon propre père, et je combattrai les Plenimariens sur terre et sur mer.
— Ben, forcément, quoi ! Puisque z’êtes un prince et tout !
— Je présume qu’il vous serait possible de m’accompagner et d’être mon écuyer. Vous seriez chevalier, comme Tharin. »
En aîné qu’il était, l’autre se fourra les mains dans la ceinture, à la manière d’un homme fait, et hocha du chef.
« Sieur Ki ? Sonne assez plaisant, moi je trouve. Pas chez moi que j’aurais ce pot. »
Reparut ce même sourire qui rendait Tobin tout chose, intérieurement.
« Pourquoi tu préfères qu’on t’appelle Ki ? demanda-t-il.
— Comme ça que tout le monde me dit, chez moi. Puis Kirothius, c’est foutrement trop long... » Il s’arrêta, l’air subitement gêné. « Te demande pardon, Tobin ! je vous..., je veux dire prince... !... je... mon prince, quoi ! Oh puis que le diable m’emporte ! »
Tobin se mit à glousser, penaud de plaisir. Il lui était interdit de sacrer comme de jurer, c’était vulgaire, d’après Nari. Mais les soldats ne se privaient pas de le faire quand ils croyaient qu’il n’écoutait pas.
« Tu peux m’appeler Tobin. Les autres font tous comme ça la plupart du temps.
— Ben... » Ki regarda nerveusement tout autour. « Je préfère mieux vous donner du prince Tobin quand y aura des témoins dans le coin. Père a dit qu’il me foutra ma raclée, sûr de sûr, si ça lui revient que j ‘aurai manqué de respect.
— Je ne le laisserais pas faire ça ! » s’écria Tobin. Lui, jamais personne ne l’avait frappé, sauf Frère.
« Nous lui dirons tout simplement que je t’en ai donné la permission. Puisque je suis prince, il lui faudra bien m’obéir. Il me semble.
— Aucun problème, alors, fit Ki avec soulagement.
— Tu veux que je te montre mon cheval ? »
À l’écurie, Ki grimpa sur le bas-côté de la stalle de Gosi et laissa échapper un sifflement d’admiration.
« Splendide, y a pas ! J’en ai vu des masses, de ces aurënfaïes, à la foire du Cheval, à Ero. De quelle sorte de ‘faïes que tu l’es eu ?
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Ben, y en a de toutes les sortes, ça dépend de quelle partie d’Aurënen qu’ils sont. Les gens, je veux dire, pas les chevaux. Tu peux faire la différence avec les couleurs de leurs sen’gaïs.
— De leurs quoi ?
— Sen ‘gais. Ces chiffons de couleur qu’ils portent sur la tête.
— Ah, ça... ! J’ai vu des magiciens d’Aurënen, dans le temps », déclara Tobin, tout heureux d’avoir enfin l’air d’être un peu sorti. Ki avait beau n’être que le fils d’un chevalier miteux, il était quand même allé à Ero et s’y connaissait en chevaux. « Ils ont fait des tours de magie et de la musique. Et ils avaient tout plein de marques sur la figure. Des dessins.
— Alors, m’étonnerait pas que c’était le clan Ky’arin ou Khatmé. C’est les seuls qui font ça, pour autant que je sache. »
Leurs pas les menèrent au hasard dans la cour des casernes, et il se trouva que Tobin y aperçut les lattes de bois que lui et Tharin avaient utilisées le matin même.
« Tu es censé t’entraîner avec moi, j’imagine. Te dit d’essayer tout de suite ? »
Comme cela leur faisait finalement un terrain commun, ils se saluèrent avant de se jeter l’un sur l’autre. Mais Ki ne ménageait pas ses coups comme le faisait Tharin, il tapait dur et vous rentrait dedans de manière aussi agressive que s’il s’agissait d’un duel pour de vrai. Tobin répliquait du mieux qu’il pouvait quand une sacrée volée l’atteignit à la main. Il poussa un glapissement puis se fourra les doigts dans la bouche sans seulement penser à crier pouce. Ce dont Ki profita pour lui pousser une botte et le piquer au ventre en s’exclamant :
« Tu es mort ! »
Avec un grognement, Tobin l’attrapa par la taille avec sa main meurtrie, histoire de ne pas trop laisser voir à quel point il était gêné.
« Tu es bien meilleur que moi. » Ki lui claqua l’épaule en souriant de toutes ses dents.
« Hé, mais c’est que je me suis eu tous mes tas de frères et de sœurs pour m’apprendre, et puis Père en plus. T’aurais dû voir, après, quel état j’étais ! Des bleus tout partout. Même que ma sœur Cytra m’a fendu la lèvre, l’année dernière, et pas qu’un peu ! M’aurais entendu gueuler, quand ma belle-mère m’a recousu..., un porcelet qu’on châtre ! Regarde-moi ça, tiens, la cicatrice se voit toujours, à gauche, là. »
Tobin se pencha pour lorgner de plus près la fine ligne blanche qui barrait la lèvre supérieure de Ki.
« Celle-là n’est pas mal non plus, reprit Ki en passant son pouce sur la cicatrice que Tobin avait au menton. Elle a tout à fait la forme de la lune d’Illior. Te parie que ça porte chance. Comment que tu t’es fait ça ? »
Tobin se rejeta en arrière.
« Je... je suis tombé. »
Il n’aurait pas demandé mieux que d’en croire Ki et d’y voir un signe de chance, mais il était trop persuadé du contraire. Rien que d’y penser lui mettait le cœur à l’envers.
« ’fin, bon, n’aie crainte, reprit Ki. T’as juste pas l’habitude, pour comment je me bats. Je t’affran... t’apprendrai, quoi, si tu veux. Puis j’irai mollo. Promis. » Il éleva la latte jusqu’à son front, fit son sourire de lapin. « ’core un coup, mon prince ? »
Le malaise initial de Tobin ne fut pas long à se dissiper durant la reprise. Ce petit Ki ne ressemblait à aucun des êtres qu’il avait jamais rencontrés, Tharin mis à part, peut-être. Et il avait beau être plus âgé que lui, beau connaître le monde, manifestement, beaucoup plus que lui, il n’y avait rien derrière son regard ni derrière son sourire qui démente ce qu’il disait. Et si Tobin se sentait tout chose, en dedans, quand Ki lui souriait, c’était un sentiment tout à fait plaisant, plaisant comme celui qu’il avait éprouvé dans le rêve où Frère était en vie.
Ki tenait sa parole, en plus. Il y allait plus doucement, cette fois, et il s’efforçait d’expliquer ce qu’il était en train de faire et quelle défense il était possible de lui opposer. Grâce à quoi Tobin découvrit qu’il s’agissait en fait des mêmes bottes et parades que celles qu’enseignait Tharin.
Ils débutèrent au ralenti, passant tour à tour et pas à pas par toutes les positions, mais Tobin ne tarda pas à se retrouver contraint à travailler sa garde. Le bois de leurs lattes faisait en s’entrechoquant le cliquetis d’un bec de cigogne, et leurs ombres fusaient, virevoltaient comme des papillons dans le clair de lune.
Bien que se montrant le plus agressif, Ki ne possédait pas la maîtrise de soi que Tobin devait aux patientes leçons de Tharin. Une formidable contre-plongée qui le prit à défaut lui cingla les côtes. Il lâcha sa lame et s’effondra comme un tas de chiffes aux pieds de Tobin.
« Suis fichu, Votre Altesse, hoqueta-t-il en feignant de retenir ses boyaux dedans. Envoyez mes cendres à mon père ! »
Ça non plus, Tobin n’avait jamais rien vu d’équivalent. C’était si farfelu qu’il finit par rire, d’un rire d’abord hésitant, sous le coup de la stupéfaction, puis à gorge d’autant plus volontiers déployée que Ki s’y étant mis aussi ça faisait un bien fou de rire comme ça.
« T’en foutrai, tes cendres ! » s’étouffa-t-il, éperdu et ravi de cette énormité.
Cela relança l’hilarité de Ki, et les murs de la cour s’empressèrent de répercuter à tous les échos des éclats de rire enlacés. Ki multiplia les grimaces, roula les yeux, tira la langue et la laissa pendre au coin de sa bouche. Tobin s’esclaffait si fort qu’il en avait mal au ventre et les larmes aux yeux.
« Par les Quatre, quel raffut ! » Tobin se retourna. Tharin et Nari se tenaient sur le seuil, à les observer. « Tu ne lui as pas fait mal, au moins, Tobin, n’est ce pas ? » s’inquiéta-t-elle.
Tharin pouffa.
« Qu’en dis-tu, Ki ? Tu survivras ? »
Ki rassembla ses pieds, s’inclina.
« Oui, sieur Tharin.
— Dedans, vous deux, reprit Nari en leur indiquant la porte. Allez, ouste. Ki s’est tapé une longue route, aujourd’hui, et toi, Tobin, tu étais tout patraque. Temps d’aller au lit, tous les deux. »
Tobin parvint à réprimer une brusque envie de crier : « T’en foutrai, ton pieu ! », et à se contenter d’échanger un petit sourire en coin avec Ki. Mais comme ils rentraient dans la maison, il entendit Tharin pouffer de nouveau puis souffler à la nourrice:
« Ton exil a duré trop longtemps, ma fille, si tu ne sais plus reconnaître un jeu quand tu l’as sous le nez ! »
C’est seulement au moment d’atteindre sa porte que Tobin en prit brusquement conscience : il allait devoir partager sa chambre et son lit avec Ki. Un maigre baluchon de voyage était posé sur le coffre inutilisé où se trouvait cachée la poupée, et appuyés contre le mur, dans l’angle, auprès des siens propres, on voyait un arc et un carquois inconnus.
« Mais il ne peut pas ! » chuchota-t-il en s’agrippant aux jupes de Nari pour la remmener dans le corridor. Qu’allait faire Frère ? Et puis que se passerait-il si Ki découvrait la poupée ou le voyait, lui, avec elle ?
« Allons allons. Tu es trop vieux maintenant pour avoir une nourrice, ronchonna-t-elle tout bas. À ton âge, ça fait beau temps que tu aurais déjà dû faire chambre commune avec un compagnon. » Elle se frotta les yeux, et il s’aperçut qu’elle faisait de gros efforts pour ne pas pleurer. « Et moi, j’aurais dû te dire, je sais bien, mon chou, mais je ne me figurais pas qu’il serait là si tôt, puis... Bref, c’est comme ça doit être. » Elle venait de reprendre son ton ferme, le ton qui vous avertissait que ce n’était pas la peine de discuter. « Moi, je coucherai dans la grande salle, dorénavant, comme les autres. Tu n’as qu’à appeler si tu as besoin de moi, comme tu fais toujours quand tu es au lit avant moi. »
Ki avait dû les entendre. Lorsqu’ils rentrèrent dans la chambre, il se tenait en plein milieu, l’air à nouveau déboussolé. Après s’être agitée du côté du lit, Nari alla s’emparer du baluchon pour le fourrer dans le coffre.
« Y a qu’à ranger tes affaires là-dedans. Tobin ne s’en... -Non ! cria celui-ci. Non, tu ne peux pas mettre ça dedans !
— Tobin..., tu n’as pas honte ! »
La tête basse, maintenant, Ki semblait n’avoir plus qu’une envie, que le sol s’ouvre pour l’engloutir.
« Mais non, c’est simplement que... j’y ai des bouteilles d’encre », expliqua Tobin au plus vite. Les mots sortaient tout seuls, parce qu’ils étaient vrais. Enfermée dans son sac à farine, la poupée était bel et bien dissimulée sous une pile de parchemins et des instruments à dessin. « Il y a l’encre et puis des plumes et puis de la cire et puis d’autres trucs. Tout ça lui tacherait ses vêtements. Mais de la place, il y en a tout plein dans l’armoire. Mets-y tes affaires avec les miennes, Ki. On peut partager. Comme... comme des frères ! »
Il sentit la chaleur lui monter au visage. D’où avaient bien pu lui venir ces derniers mots ? Mais Ki souriait de nouveau, et Nari paraissait contente.
Elle plaça donc dans l’armoire les rares effets de Ki, puis ordonna aux deux enfants de se brosser les dents et de se laver le museau. Tobin se dévêtit, ne conservant que sa chemise, et grimpa se mettre au lit, mais Ki sembla repris par ses hésitations.
« Allons, mon gars, le pressa Nari, ôte-moi tes frusques, et au lit ! J’ai mis une brique tiède au fond pour chasser le froid...
— Les garde pour dormir, mes frusques..., lui dit-il.
— Ça, mon petit, c’est très joli chez les croquants, mais maintenant que t’es dans une maison noble, va te falloir apprendre nos façons, et le plus tôt sera le mieux ! »
Il marmonna quand même quelque chose d’autre pendant que s’embrasaient ses joues.
« Mais qu’y a-t-il, enfin ?
— J’ai pas de chemise..., avoua Ki.
— Pas de chemise ? » Elle clappa du bec. « Ben, je vais aller t’en chercher une, alors. Mais fais attention qu’à mon retour je ne te trouve pas encore du linge sale sur la peau. La crasse de la route, moi j’en veux pas dans mes draps tout propres ! »
Elle alluma la veilleuse et souffla toutes les autres lampes. Puis elle fit sonner un gros baiser sur la joue de Tobin avant d’empourprer Ki en l’embrassant aussi.
Celui-ci attendit que la porte se soit refermée sur elle pour retirer sa tunique et ses culottes et galoper se mettre au chaud sous les couvertures. Comme il le faisait, Tobin s’aperçut que son corps mince était presque aussi noiraud que sa figure, à l’exception d’un pan de peau blanche à la hauteur des hanches et du zizi.
« D’où ça vient, que tu n’es blanc que de là ? » demanda-t-il. Été comme hiver, son propre corps était d’une blondeur de beurre frais.
En grelottant, Ki se pelotonna près de lui.
« On se met des chiffons, pour nager. Y a des tortues gourmandes, dans la rivière, alors tu voudrais quand même pas qu’elles te la carottent, hein ? »
Tobin se remit à glousser, mais moins à cause de la réponse de Ki que du drôle d’effet que ça faisait de voir un inconnu occuper la place de Nari.
Celle-ci finit par reparaître avec l’une des anciennes chemises de Tharin, et Ki s’y faufila en se tortillant sous les couvertures.
Après les avoir une fois de plus embrassés tous les deux, elle sortit en refermant sans bruit la porte derrière elle.
Les deux gamins reposèrent en silence un moment, les yeux fixés sur les jeux de lumière que faisait mouvoir la veilleuse au sein des poutres sculptées du plafond. Ki grelottait encore.
« Tu as froid ? demanda Tobin en s’écartant d’un coude trop pointu.
— Pas toi ? répondit Ki en claquant des dents. Enfin..., je suppose que t’as l’habitude...
— L’habitude de quoi ?
— De coucher à poil, ou presque, et avec rien qu’une personne pour te réchauffer. Comme je t’ai dit, moi et mes frères on dort tous ensemble et tout habillés. Et c’est agréable, surtout l’hiver tout spécialement. » Il soupira. « Évidemment, avec les loufes que nous lâche Amin, ça fait qu’on a d’autant plus chaud. »
Ils partirent d’un nouveau fou rire dont le lit fut tout secoué.
« Je n’avais jamais entendu personne parler comme toi ! hoqueta Tobin en s’épongeant les yeux avec le bord du drap.
— Oh, c’est que je suis un sacré chenapan. T’as qu’à demander à n’importe qui. Dis donc, c’est quoi, ça ? » Il remonta la manche gauche de Tobin pour examiner la marque de naissance. « Tu t’es brûlé ?
— Non. Je l’ai depuis toujours. Père dit que c’est un signe de sagesse.
— Ah ouais ? Pareil que ça. » Il rabattit les couvertures et lui fit voir sur sa hanche droite une tache brune grosse comme l’empreinte d’un pouce d’homme. « Marque de déveine, qu’un devin a dit à ma mère, mais ça m’a pas empêché d’être un veinard jusqu’à maintenant. T’as qu’à voir, là, moi et toi. Si c’est pas de la veine, hein, ça ! Que ma sœur Ahra, tiens, elle s’en a une de ces rouges comme la tienne sur son nichon gauche. Un magicien qu’elle y a montré là-bas, à Erind, ben il a juré que ça prouve que c’est une bagarreuse avec la langue bien pendue, alors je suppose qu’il devait mieux savoir, çui-là, déchiffrer les marques. Elle t’a une voix à cailler le vinaigre quand c’est qu’elle se fiche en rogne. » Il remonta sur eux les couvertures et soupira. « Elle m’avait à la bonne, moi, remarque, d’habitude. C’est son ancien carquois que je suis venu avec. Y a plein d’entailles dessus faites par les épées de Plenimar, et puis une tache, elle a promis, que ça serait du sang !
— Vraiment ?
— Mouais. Te montrerai demain. »
Comme ils étaient finalement en passe de s’assoupir, Tobin décida qu’à tout prendre avoir un compagnon ne serait pas forcément une catastrophe. Et comme il s’emberlificotait quelque peu dans des histoires de sœurs et de batailles, il ignora totalement la silhouette noire qui s’était tapie dans l’angle opposé sans y avoir été invitée.
Le toucher froid de Frère sur sa poitrine le réveilla quelque temps plus tard. Quand il ouvrit les yeux, le fantôme se tenait auprès du lit, l’index pointé vers le coffre où, de l’autre côté de la pièce, était restée cachée la poupée. Et il avait beau sentir contre le sien le dos tiède et osseux de Ki, il n’en vit pas moins celui-ci s’agenouiller au même instant devant le coffre.
Et un affreux frisson le traversa lorsqu’il le vit soulever le couvercle et se mettre à sortir des objets et à les tripoter d’un air curieux. Il savait qu’il s’agissait d’une vision. Frère lui avait déjà fait voir des choses, avant, des choses comme le renard moribond, des choses qui n’étaient jamais agréables. À force de fouiller, Ki finit par dénicher la poupée, et alors sa figure prit une expression que Tobin connaissait trop bien.
Là-dessus, la scène se déplaça. Il faisait désormais grand jour ; Arkoniel et Iya se trouvaient là avec Ki, et puis Père aussi. Il déposaient la poupée sur le coffre et l’éventraient avec de longs couteaux, et elle saignait. Alors, ils l’emportaient, non sans se retourner pour jeter sur lui-même des regards d’une telle tristesse et d’un tel dégoût que le visage lui en cuisait.
La vision s’évanouit, mais la peur persista. Autant l’affolait l’idée de perdre la poupée, autant le chagrinaient, le désespéraient les mines qu’ils faisaient tous, et surtout celles de Père et de Ki.
Frère était toujours là, près du lit, lui touchant toujours la poitrine, et ce qu’il venait de lui montrer, Tobin le savait véridique. Jamais Nari ne s’était souciée du vieux coffre jusque-là. Ki ne manquerait pas de trouver la poupée, et ça démolirait tout.
Il ne bougea ni pied ni patte, mais son cœur faisait un tel boucan dans ses oreilles qu’à peine pouvait-il entendre dans son dos le souffle léger de Ki. Que faire ?
Renvoie-le, siffla Frère.
Se remémorant l’effet que ça lui avait fait de rire avec Ki, Tobin secoua la tête. « Non », répliqua-t-il, sa bouche n’émettant là qu’un son quasiment inaudible. Aucune importance d’ailleurs. Frère l’entendait toujours. « Et ne t’avise plus jamais d’essayer de lui faire mal ! Maintenant, me faut la cacher quelque part ailleurs... Quelque part où personne n’ira la chercher. »
Frère disparut. Un coup d’œil circulaire permit à Tobin de le retrouver près du coffre, l’appelant par gestes.
Il se glissa hors du lit puis à pas comptés foula les dalles glaciales en priant que Ki ne se réveille pas. Comme il atteignait le coffre, le couvercle s’en souleva tout seul. Pendant une seconde, il s’attendit à ce que Frère le lui claque dessus pendant qu’il fouillerait, mais rien de tel ne se produisit. Il dégagea le sac à farine de dessous la pile crissante de parchemins puis gagna le corridor sur la pointe des pieds.
Il était très tard. Aucune lumière ne brillait du côté de l’escalier menant à la grande salle. La lampe du corridor s’était éteinte, mais des éclaboussures de clair de lune permettaient d’y voir à peu près.
Frère n’était plus visible nulle part. Étreignant la poupée contre sa poitrine, Tobin se demanda où aller. Comme Arkoniel, qui devait bientôt déménager dans les appartements du second étage récemment restaurés, couchait encore dans la chambre aux joujoux contiguë, celle-ci ne pouvait absolument pas faire l’affaire. En bas, il n’y avait aucun endroit non plus qui soit à l’abri du premier curieux venu. Pourquoi pas, au fond, se faufiler dehors une fois de plus, gagner la forêt et y dénicher, pas trop loin, un trou bien sec ? Mais non, les portes allaient être toutes verrouillées et, en plus, des couguars risquaient fort, la nuit, de rôder dans les bois. Tobin se mit à grelotter piteusement. Ses pieds nus lui faisaient mal à cause du froid, et il lui fallait faire pipi coûte que coûte.
Un couinement de gonds se fit entendre à l’autre extrémité du corridor. La porte menant vers l’étage au-dessus venait de s’ouvrir à la volée, découpant dans la pénombre un éblouissant rectangle argenté de clarté lunaire. Au-delà du seuil béait une gueule noire toute prête à l’engloutir, lui...
Oui, il y avait bien un endroit, un endroit où personne ne pouvait se rendre, excepté Frère. Frère, et lui.
Frère apparut dans l’embrasure. Il jeta un regard à Tobin puis, tournant les talons, s’évapora dans l’escalier sombre. Tobin le suivit, quitte à se meurtrir les orteils sur chacune des marches qu’il était incapable de discerner.
Dans le corridor supérieur, la lune affluait par les nouvelles fenêtres à verrières, projetant sur les murs des flaques d’argent résiliées de noir.
Il lui fallut tout son courage pour s’approcher de la porte d’accès à la tour ; il se figurait percevoir, juste derrière le panneau, la présence de l’esprit furibond de Mère et son regard dardé sur lui à travers le bois. Quelques pas avant de l’atteindre, il s’immobilisa, le cœur battant si durement que ça lui faisait mal de respirer. L’envie le tenailla de tourner bride et de s’enfuir à toutes jambes, mais il ne put faire un seul mouvement, lors même qu’il entendit le verrou jouer. Le battant pivota lentement, finit par révéler...
Rien.
Mère ne se tenait pas là. Non plus que Frère. Il faisait noir dedans, tellement noir que s’y estompait la dentelle de clair de lune pour se résoudre en une vague lueur épaisse de quelques pouces. Un courant d’air froid puant le renfermé lui lécha les chevilles.
Viens, souffla Frère du fond des ténèbres.
Je ne peux pas ! songea Tobin, alors qu’il s’engageait déjà, bon gré mal gré, dans le sillage de la voix.
Ses orteils tâtonnèrent en quête de la première marche usée, son pied s’y posa. La porte se referma, derrière, interceptant toute lumière, et le charme qui tenait Tobin se rompit. Il laissa choir la poupée pour chercher désespérément la poignée de la porte. Le blindage de fer en était si froid qu’il lui brûla la paume. On aurait dit que les panneaux de bois étaient tapissés de givre quand il les martela de ses poings. La porte refusa de bouger.
En haut ! dit Frère d’un ton pressant. Tobin s’affaissa contre la porte, le souffle entrecoupé de sanglots paniques.
« Chair, ma chair, finit-il par proférer. Sang, mon sang. Os, mes os. » Et Frère surgit au bas de l’escalier, vêtu d’une chemise en loques et la main tendue pour l’inviter à l’accompagner. Puis, comme il demeurait prostré, Frère s’accroupit juste en face de lui et se mit à le dévisager. Il avait au menton, lui aussi, la cicatrice en forme de croissant, remarqua Tobin pour la première fois. Puis il ouvrit le col de sa chemise et fit voir que là, sur la poitrine, il en avait encore une autre. Elle comportait deux fines lignes de points, verticales et très rapprochées, longues d’environ trois pouces, qui rappelèrent à Tobin les coutures des poupées de Mère, à ceci près que les points étaient cette fois encore plus ténus et qu’ils faisaient sur la peau des fronces sanguinolentes.
Ça doit faire mal..., pensa Tobin.
Oui, tout le temps, murmura Frère, et une larme sanglante lui coula le long de la joue, jusqu’à ce qu’il s’évapore à nouveau, emportant avec lui la moindre illusion de lumière.
Tâtonnant en aveugle, Tobin récupéra le sac à farine et, à menus pas glissés sur le sol de pierre, finit par retrouver la première marche. Les ténèbres lui donnant le vertige, il entreprit de monter à quatre pattes en laissant le sac traîner à ses côtés. Sa vessie pleine à craquer lui faisait un mal de chien, mais il n’osait trop la soulager là, dans le noir.
Pendant qu’il poursuivait son escalade, il se rendit compte que les archères lui permettaient, là-haut, d’apercevoir quelques étoiles. Encouragé par ce repère, il se dépêcha de gravir les dernières marches et trouva la porte supérieure, ainsi d’ailleurs qu’il s’y attendait, grande ouverte pour l’accueillir. Tout ce qu’il lui restait à faire était à présent de cacher la poupée. Après quoi, il serait libre de chercher un pot de chambre ou même une fenêtre ouverte et de retourner se coucher.
La pièce était pleine de clair de lune. Frère avait repoussé les volets. Les rares fois où Tobin s’était laissé aller à y repenser, sa mémoire avait ressuscité une petite chambre douillette avec des poupées sur une table et des tapisseries aux murs. Il régnait là une pagaille épouvantable. Tout fragmentaires que fussent encore les souvenirs de sa dernière visite, la seule vue d’un pied de fauteuil brisé suffit à remuer quelque chose de très sombre et de très douloureux tout au fond de son cœur.
Sa mère l’avait fait grimper jusque-là parce qu’elle mourrait de peur à cause du roi.
Elle avait justement sauté par la fenêtre parce qu’elle mourait de peur.
Elle aurait voulu qu’il saute, lui aussi.
Tobin se risqua peu à peu dans la pièce et s’aperçut que seule était ouverte la fenêtre qui donnait à l’ouest, face aux montagnes.
La même fenêtre ...
C’était de là que venait la lumière. Il alla se placer devant, comme si la blancheur lunaire était capable de le préserver de toutes les terreurs que tramait l’ombre autour de lui. Son pied heurta le dossier d’un fauteuil en miettes, puis foula quelque chose de mou. C’était le bras d’une poupée. D’une de ces centaines de poupées qu’il avait regardé Mère fabriquer. Quelqu’un... -Frère -... avait jeté par terre, éparpillé de tous côtés les affaires de Mère.
Des coupons de tissu traînaient dans un angle, et les souris avaient rongé, troué les petites balles de laine à rembourrer. Tournant lentement sur lui-même, il chercha vainement dans tout ce naufrage les poupées-garçons qu’elle réussissait si bien, mais il ne vit rien d’autre nulle part que des haillons, des bribes et des rognures.
Quelque chose, une bobine de fil peut-être, qui tinta sur le dallage, fit bondir Tobin.
« Maman ? » croassa-t-il, priant qu’elle soit bien là.
Priant qu’elle n’y soit pas.
Ne sachant trop quelle tête elle aurait, maintenant qu’elle était morte.
Il entendit un nouveau petit bruit, sourd celui-là, et un rat détala à travers la pièce, de la laine plein le museau.
Tobin relâcha sa prise sur le sac, il en avait le bras tétanisé. Oui, Frère avait raison. C’était bien le meilleur endroit.
Personne ne venait ici.
Personne n’irait y regarder.
Il transporta le sac à farine vers un coin tout baigné de lune, juste à l’opposé de l’entrée. Il le déposa sur le sol, le recouvrit avec le dossier de fauteuil, puis entassa par-dessus des chiffons moisis. Des grains de poussière aussi drus que des nuées de lucioles s’en élevèrent pour le suffoquer.
Là. Voilà qui est fait.
La besogne avait tenu jusque-là sa frousse en respect, mais il lui suffit de se remettre debout pour la sentir affluer de nouveau. Il se tourna précipitamment vers la porte en faisant de son mieux pour ne surtout pas penser qu’il allait devoir redescendre toutes ces maudites marches dans le noir.
La silhouette de sa mère se détachait sur la fenêtre ouverte. Il la reconnut à sa frêle carrure et à la façon dont sa chevelure cascadait librement jusqu’à ses épaules. Il ne distinguait pas son visage et ne pouvait pas plus déchiffrer ses yeux que les expressions de sa bouche. Il ne savait pas si la mère qui faisait à présent un pas, bras tendus, vers lui était la bonne ou la terrifiante.
Pendant une seconde, il demeura suspendu dans l’horreur et l’éternité. Elle ne projetait pas d’ombre.
Elle ne faisait aucun bruit.
Elle embaumait les fleurs.
Ça, c’était la fenêtre par où elle avait essayé de le précipiter. Elle l’avait traîné ici, toute sanglotante, en maudissant le roi. Et c’était bien elle qui l’avait poussé dehors, et c’est au moment où quelqu’un d’autre l’avait rattrapé et tiré en arrière qu’il s’était cogné le menton contre l’entablement...
Les souvenirs avaient un goût de sang.
Alors, sans savoir comment, il fut en mouvement, fusant hors de la pièce et dégringolant l’escalier, une main plaquée sur la pierre du mur, sensible à son grain grossier tout autant qu’à l’effritement des fientes d’oiseau sèches et qu’aux lichens qui s’écaillaient par plaques sous ses doigts. Il entendit bien retentir, derrière, un gros sanglot suivi d’un claquement violent mais il refusa de se retourner. Il y voyait, maintenant, tout du long, jusqu’en bas, grâce au rectangle de clarté lunaire que dessinait la porte ouverte sur le corridor. Il la franchit tête baissée, la referma à la volée, sans seulement s’attarder pour voir si le loquet s’était bien bloqué ni se soucier le moins du monde que quiconque ait rien entendu. Il vola jusqu’au premier étage, assourdi par le vacarme incohérent qui déchiquetait ses bronches en folie, vaguement conscient, mais c’était là tout, que ses jambes comme sa chemise étaient inondés. C’est seulement devant l’entrée de sa propre chambre qu’il se pétrifia, comprenant soudain qu’il s’était mouillé. Il ne se souvenait même pas de l’avoir fait.
Il refoula un nouvel accès de larmes en se morigénant : quelle faiblesse, aussi ! Tout en se glissant dans la chambre, il tendit l’oreille pour s’assurer que Ki dormait toujours, puis il se dépouilla de sa chemise sale et en utilisa une manche, humectée dans ce qu’il restait d’eau froide au fond de la cuvette, pour se nettoyer. Là-dessus, il alla prendre une autre chemise dans l’armoire et finit par grimper se recoucher en catimini. Il fit tout ce qu’il put pour ne pas ébranler le matelas, mais Ki se réveilla en sursaut et poussa un petit cri d’effroi, l’œil agrandi sur ce qui se tenait au bas du lit.
Frère était là, qui le foudroyait du regard.
Tobin agrippa fébrilement le gamin par l’épaule pour l’empêcher de se mettre à glapir. « Ne crains rien, Ki, il ne te... » Ki se tourna vers lui en émettant un filet de rire nerveux.
« Par les couilles à Bilairy ! C’est rien que toi... ! Un bon moment, j’ai cru que c’était ton fichu fantôme qui venait se foutre au pieu ! Pouvait confondre, aussi, froid comme t’es ... »
Le regard de Tobin se porta sur Frère avant de revenir à Ki. Non, Ki ne pouvait pas voir Frère debout, là, plein de haine envers lui. Il n’avait pas l’œil pour ça.
N’empêche que Ki se montra aussi effaré que s’il l’avait, l’œil, lorsqu’il demanda:
« M’est-il permis de vous dire quelque chose, prince Tobin ? »
Tobin acquiesça d’un signe.
Ki se mit à tripoter le bord de la courtepointe.
« Quand la vieille Iya m’a dit, pour le fantôme, c’est tout juste si j’ai pas failli me renfuir au galop chez nous, bien que je savais que mon père allait me rosser puis me jeter sur les chemins. Vraiment tout juste. Et après, quand le fantôme s’est mis à balancer des trucs de tous les côtés, ce soir, hein ? ben, je m’en ai presque pissé dessus, j’avais trop la trouille... Alors que vous, là, rien, peinard comme si c’était que de la gnognote... » Il releva les genoux et les enferma dans ses bras. « Ce que j’essaie de vous dire par là, plus ou moins, je crois, c’est que mon père, il a pas élevé aucun pleutre. Y a rien, moi, qui me fout la frousse, à part les fantômes, et encore je suis capable de supporter ça pour servir quelqu’un d’aussi courageux que vous. Si vous voulez bien toujours de moi. »
Il se figure que je compte le renvoyer. À la faveur de cette mise au point, Tobin manqua tout déballer d’un coup, mais alors tout, Frère aussi bien que la poupée, que Mère et que la chemise de nuit trempée roulée en boule devant la porte. Mais l’espèce d’idolâtrie qu’il lisait dans les yeux de son petit aîné empêcha ces aveux de franchir ses dents.
Aussi, faute de mieux, se contenta-t-il de hausser les épaules en disant :
« Il fait peur à tout le monde, même à Arkoniel. Moi, je suis habitué à lui, voilà tout. »
Il aurait bien voulu garantir à Ki que Frère ne lui ferait plus jamais de mal, mais il n’en était pas encore si sûr que ça, et il répugnait à mentir.
Ki se dressa sur ses genoux puis se toucha le front et le cœur, selon le salut des soldats.
« Eh bien, je maintiens que vous êtes brave, et si vous acceptez mes services, alors je jure par Sakor et Illior d’être votre homme à la vie à la mort.
— J’accepte », répondit Tobin, non sans se sentir simultanément tout bête et très fier.
Ki n’ayant pas d’épée à lui présenter, un serrement de mains scella leur accord, puis le gamin se laissa choir à la renverse aux côtés de Tobin et s’enfouit sous les couvertures.
Tout jeune qu’il fût, Tobin comprit parfaitement qu’il venait de se passer entre eux quelque chose d’important. « À la vie à la mort », avait dit Ki. La formule évoquait l’image de chevauchées communes, côte à côte, sous la bannière de Père et sur quelque champ de bataille lointain...
Pourvu du moins que la poupée reste toujours cachée. Pourvu du moins que personne ne découvre jamais, là-haut, ce que recelait la tour.
Maman demeure là-haut, enfermée dans la tour.
L’horreur de la nuit menaçant de se reployer de nouveau sur lui, il colla son dos à celui de Ki, tout heureux de n’être pas seul. Plus jamais il ne retournerait là-haut. Elle s’y trouvait, n’attendant que de l’attraper. Mais la tour était verrouillée, et Frère n’y laisserait entrer personne d’autre.
Frère l’avait mis en garde, et son secret ne risquait plus rien. Il était certain désormais de ne jamais voir Ki le regarder en faisant la même grimace que dans la vision procurée par Frère, tout à l’heure.
« Tobin ? »
Un marmonnement tout ensommeillé.
« Quoi ?
— Ton fameux fantôme, tu en parles bien comme d’un garçon ?
— Oui. Je l’appelle Frère.
— Tiens... J’avais entendu dire que c’est une fille.
— Pff. » Le léger ronflement de Ki servit de berceuse à Tobin qui s’assoupit en rêvant d’une cavalcade qui les menait, lui et son copain, vers l’est, du côté de la mer et d’Eco.