12

Le printemps devint l’été, la prairie ne fut plus, au bas du château, qu’une mer de marguerites et d’osier fleuri. Tobin mourait d’envie de sortir à cheval, mais comme il n’y avait personne d’autre que Mynir pour l’escorter et que Mynir était souffrant, force lui était de se contenter des promenades à pied avec Nari.

Il était désormais trop vieux pour se satisfaire de jouer dans les cuisines sous l’œil vigilant des femmes, mais Nari ne consentait à le laisser aller s’entraîner dans la cour des casernements que si quelque domestique se trouvait disponible pour l’accompagner. Or, Cuistote était la seule personne de la maisonnée qui s’y connaisse plus ou moins au tir ou à l’escrime, mais elle était trop grosse et trop âgée pour qu’il en attende plus que des conseils.

Il avait toujours l’encre et les parchemins que Mère lui avait offerts, mais leur vue remuait trop de sombres souvenirs. Du coup, il se mit à passer de plus en plus de temps claquemuré dans la chambre du second étage, sans autre compagnie que la poupée et le démon. Il lui arrivait aussi quelquefois d’utiliser le petit couteau pointu donné par Koni pour tailler des morceaux de pin tendre ou de cèdre qu’il piquait dans la pile du petit bois. Le bois embaumait sous ses doigts et semblait receler pour l’outil tout plein de formes à découvrir. Tant qu’il se trouvait occupé à deviner comment lui dérober une patte, une oreille ou une nageoire, il oubliait un peu l’excès de sa solitude.

Mais il restait souvent oisif, la poupée calée dans son giron comme l’y calait sa maman, à se demander quoi en faire. Elle n’avait aucune espèce d’utilité, contrairement à un arc ou à une épée. Son absence de figure était attristante. Il avait beau se rappeler de quel ton sa maman devisait avec elle, il n’était même pas capable d’en faire autant, puisqu’il n’avait toujours pas recouvré sa voix. Assis là, à pétrir le rembourrage des membres en quête des échardes et des mystérieux grumeaux qui s’y dissimulaient, il ne parvenait toujours pas à se rappeler pourquoi sa maman lui avait donné ce joujou bizarre et contrefait. Mais cela ne l’empêchait pas de s’y cramponner comme à la preuve bien tangible qu’elle l’avait quand même aimé un peu, finalement.

 

Quelqu’un avait remplacé la porte d’accès à la tour par une toute neuve et drôlement costaud, ce dont Tobin était bien aise, sans savoir au juste pourquoi. Chaque fois qu’il montait au second étage, il ne manquait jamais d’aller s’assurer qu’elle demeurait solidement verrouillée.

Il se tenait devant, un jour, quand il eut le sentiment on ne peut plus farfelu, soudain, que Mère se trouvait juste derrière et le dévisageait à travers le bois. Un frisson de crainte et de nostalgie le secoua, rien que d’y songer, mais cette lubie ne fit que se renforcer de jour en jour, et il finit par se persuader qu’il l’entendait bel et bien descendre et monter l’escalier de la tour, qu’il entendait froufrouter ses jupes sur la pierre et ses mains tâtonner sur les panneaux du vantail à la recherche du loquet. Il s’évertuait de son mieux à se la figurer gentille et heureuse, mais son impression la plus fréquente était qu’elle écumait de rage.

Cette vision noire s’enracina peu à peu dans son imagination et s’y développa, vénéneuse comme de la belladone. Une nuit, il rêva que Mère glissait la main par-dessous la porte pour le saisir et l’attirait de son côté comme une feuille de parchemin. Le démon était là, lui aussi, et, à eux deux, ils le hissaient de vive force dans l’escalier jusqu’à la fenêtre béant du côté des montagnes afin de le...

Il se réveilla pantelant dans les bras de Nari mais, prisonnier de son mutisme, fut incapable de lui expliquer pourquoi. En tout cas, il sut dès lors une bonne chose, c’est qu’il ne voulait plus jamais remettre les pieds là-haut.

Le lendemain après-midi, il y grimpa furtivement quand même une dernière fois, le cœur battant une folle chamade, et il n’eut garde, pour le coup, de s’aventurer du côté de la fatale porte. Il ne fit d’ailleurs qu’attraper la poupée puis redescendit à toutes jambes, sûr qu’il était d’entendre le fantôme de Mère griffer le seuil, là-bas derrière, et se faufiler pour courir lui mettre la main dessus.

Plus jamais, se jura-t-il tout en contrôlant qu’il avait bien verrouillé la porte, au bas de l’escalier. Et il n’eut rien de plus pressé, une fois dans la chambre aux joujoux, que d’aller se recroqueviller dans le coin formé par l’armoire et le mur, la poupée collée contre sa poitrine.

 

Il eut beau consacrer les quelques jours suivants à lui chercher une nouvelle cachette, il n’en trouva pas une seule qui lui semble suffisamment sûre. Toute sûre en fait que lui semblât chacune d’elles successivement, n’importe, il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter quand même.

Finalement, il se résolut à faire partager son secret à Nari. Elle l’aimait plus que quiconque maintenant, et peut-être bien qu’étant une femme elle ne le jugerait pas si sévèrement que ça...

Il décida donc qu’il lui montrerait la poupée quand elle monterait le chercher pour le souper. Il attendit d’entendre ses pas dans le corridor pour extraire la poupée de dessous l’armoire de la chambre aux joujoux, sa toute dernière cachette, et se posta face à la porte grande ouverte.

Pendant un instant, il crut avoir aperçu quelqu’un debout dans l’embrasure, et puis voilà que fut violemment claquée la porte, et que le démon entra en transe.

Les tapisseries s’envolèrent des murs et lui sautèrent au visage comme des créatures vivantes. La poussière le suffoqua lorsque, perdant l’équilibre, il se retrouva à genoux, complètement pris dans leurs plis épais qui interceptaient la lumière. Il lâcha la poupée et réussissait tout juste à - sortir de là-dessous quand il vit la corniche de l’armoire basculer puis se fracasser dans un beau vacarme à deux doigts de lui. Le coffre se renversa, éparpillant de tous côtés jouets et flacons d’encre. Le couvercle d’un des plus grands se brisa, et une flaque noire et gluante alla s’élargissant sur les dalles de pierre.

Comme les cheveux de Maman sur la glace...

L’idée surgit et disparut comme une libellule effleurant les flots de la rivière.

Et puis le démon s’en prit à la cité.

Il arracha de leur emplacement des maisons de bois et les jeta en l’air. Des bonshommes et des bêtes volèrent contre le mur. Des petits bateaux valsèrent en tous sens, comme balayés par un ouragan.

« Non ! Arrête ! » se mit à glapir Tobin en se démenant pour se dépêtrer des tapisseries afin de courir protéger son jouet bien-aimé. Tout un troupeau de moutons en terre cuite lui frôla le crâne avant d’aller s’écraser en mille morceaux sur le mur. « Arrête ! C’est à moi ! »

Son champ de vision lui fit l’effet de se rétrécir jusqu’à ne plus former qu’un long tunnel sombre au bout duquel se trouvait le plus précieux de ses trésors qu’on s’acharnait à démolir. Il se mit à cogner de toutes ses forces en fustigeant l’air à deux poings pour chasser l’esprit haineux. Il entendit quelque chose tomber quelque part pesamment, tout près, et, fou de colère au point de ne plus rien voir, redoubla d’agressivité jusqu’à ce que sa main rencontre quelque chose de résistant. Un cri d’effroi lui perça les tympans. Et puis de solides mains l’empoignèrent et, malgré ses ruades, le plaquèrent au sol.

« Tobin ! Tobin ! C’est fini, oui ? »

Il avala une goulée d’air pour reprendre haleine et se découvrit maintenu par Nari. Des larmes sillonnaient ses bonnes grosses joues, et elle avait le nez en sang.

Une gouttelette écarlate au bec d’une grouse... Du même écarlate que sur la rivière gelée...

Sa vision sombra dans un noir total. Dans sa poitrine s’épanouit une douleur pareille à une fleur de feu, et des sanglots entrecoupés lui déchiquetèrent les poumons.

Les oiseaux de Mère se blessaient eux-mêmes aux murs de la tour, dans son dos, pendant qu’il regardait, en bas...

Non, n’y pense pas...

... son corps disloqué sur la berge...

Cheveux noirs sur la glace et sang écarlate.

L’atroce douleur disparut, le laissant vide, indifférent.

« Oh, Tobin ! Comment est-ce que tu as pu ? pleurnicha Nari, sans le libérer pour autant. Toutes tes jolies choses...

Pourquoi ?

— Ce n’est pas moi, chuchota-t-il, trop las pour bouger.

— Oh, mon pauvre amour...

— Mais, miséricorde ! tu as parlé... » Elle l’enserra dans ses bras. « Oh, mon amour, enfin tu as retrouvé ta voix ! »

Elle l’emporta dans la chambre voisine et le fourra au lit, mais à peine s’il s’en avisa. Il gisait aussi flasque que la poupée, submergé par les souvenirs.

Il se rappelait pourquoi il était allé dans la tour.

Il se rappelait pourquoi sa maman était morte.

Pourquoi il avait la poupée.

Elle ne la lui avait pas donnée.

Un nouvel accès de douleur, vif et acéré, lui transperça la poitrine, et il se demanda si c’était de ça qu’il était question dans les histoires que Nari lui contait, le soir, pour l’endormir et où les gens avaient le cœur brisé.

Elle s’allongea près de lui et l’étreignit bien fort à travers les couvertures, tout en lui caressant les cheveux comme elle le faisait toujours. Il s’en trouva tout engourdi.

 

« Pourquoi ? parvint-il à bredouiller enfin. Pourquoi elle me détestait, Maman ? »

Mais si Nari sut jamais quoi répondre à cette question, il n’eut pas le temps de l’entendre, il dormait déjà.

 

La conscience d’avoir laissé la poupée par terre quelque part dans la chambre aux joujoux le fit se réveiller en sursaut durant la nuit.

Il se glissa hors du lit et courut en chemise de nuit réparer cette inadvertance, mais il constata dès le seuil que l’on avait déjà tout remis en ordre. Les tapisseries ornaient de nouveau les murs. L’armoire et le coffre se trouvaient de nouveau à leur place. La flaque d’encre avait disparu, ainsi que tous les jouets éparpillés. Sa cité en ruine occupait le milieu du dallage, et il se dit qu’il devrait se dépêcher de la réparer avant le retour de Père pour qu’il ne voie pas ça.

Mais la poupée demeura introuvable. Quittant les lieux, il visita toute la maison, pièce après pièce, casernements et écuries inclus.

Il n’y avait personne dans la maison. Aussi éprouvait-il une peur bleue, jamais on ne l’avait laissé si seul. Pire encore, le seul endroit qu’il lui restait à voir, c’était la tour, là-haut. Campé dans la cour, il leva les yeux vers les fenêtres aux volets clos qui dominaient le faîte des toits.

« Je ne peux pas, dit-il à haute voix. Je ne veux pas y monter. »

Or, comme afin de lui répondre, la porte de la cour s’ouvrit toute grande en faisant couiner ses gonds, et il entr’aperçut une silhouette sombre et menue qui s’éclipsa et franchit le pont-levis.

Il s’élança à sa poursuite, mais sitôt qu’il eut passé la poterne il se retrouva suivre en pleine forêt un sentier qui longeait le cours de la rivière. Loin devant, à demi caché par les branches, il surprit de nouveau un mouvement, et il comprit que c’était le démon.

Celui-ci se laissa talonner de la sorte jusqu’à une clairière où il s’évapora. Entre-temps, la lune s’était levée, ce qui permit à Tobin de voir deux biches brouter sur le gazon d’argent tout couvert de rosée. Son approche leur fit bien dresser les oreilles, mais sans qu’elles prennent la fuite. Il s’approcha d’elles et caressa leur doux mufle brun. Elles inclinèrent la tête sous sa main puis replongèrent dans les fourrés noirs. Dans la terre béait juste à l’endroit où elles étaient en train de brouter l’instant d’avant, un trou semblable à l’entrée d’un terrier de renard et qui se révéla suffisamment grand pour qu’il y pénètre en rampant. Ce qu’il fit.

À force de se tortiller, il arriva dans une pièce basse qui rappelait énormément la chambre de Mère dans la tour. Les fenêtres en étaient ouvertes, mais condamnées par un conglomérat d’humus et de racines. Il y faisait clair néanmoins, grâce au bel et bon feu qui flambait dans l’âtre, en plein milieu. À côté se trouvait une table chargée de pains d’épice et de coupes de lait, puis, près d’elle, un fauteuil. Bien que celui-ci lui tournât le dos, il vit tout de même que quelqu’un l’occupait, quelqu’un qui avait de longs cheveux noirs.

« Maman ? » questionna-t-il, pris entre la terreur et la joie. La femme entreprit de se retourner...

Et Tobin se réveilla.

Il resta immobile un moment, à refouler ses larmes tout en prêtant l’oreille au léger ronflement de Nari couchée près de lui. Son rêve avait été tellement réel, et tellement violent son désir de revoir Mère. Il désirait si fort la voir gentille et souriante. Il désirait si fort s’asseoir avec elle à la petite table du coin du feu pour déguster les pains d’épice ensemble, il désirait si fort faire cette fois ce qu’ils n’avaient jamais fait tous les deux pour aucun de ses anniversaires...

Il s’enfouit plus profond sous les couvertures, et il se demandait s’il lui serait possible de se laisser à nouveau sombrer dans ce rêve-là quand subitement lui revint un détail de celui-ci qui le réveilla pour de bon. La poupée, il l’avait vraiment laissée par terre dans la chambre aux joujoux.

Se glissant hors du lit, il prit sur son support la lampe de chevet puis fila dans la chambre voisine, non sans se demander si ç’allait maintenant se passer tout du long comme dans son rêve.

Mais non, à côté, tout se trouvait encore sens dessus dessous, chaque chose là où elle était tombée. Tout en s’efforçant de ne pas regarder les ruines de la ville, il hala de côté les pesantes tapisseries afin de remettre la main sur la poupée. C’était par là qu’il avait dû la lâcher...

Elle n’y était pas. Accroupi misérablement les bras autour des genoux, il s’en représenta la découverte indignée par quelqu’un Nari, voire Mynir, peut-être, qui, non sans branler véhémentement du chef, avait fini par l’emporter. Est-ce qu’on allait en avertir Père ? Est-ce qu’on allait la lui rendre ?

Quelque chose lui cogna tout à coup le crâne et le fit basculer sur le flanc, mais il sut étouffer son cri de détresse.

La poupée se trouvait à ses côtés, par terre. Là où, l’instant d’avant, il était sûr et certain qu’il n’y avait rien. Sans que le démon soit visible, Tobin en sentait la présence, là-bas, dans l’angle opposé, ainsi que le regard fixe.

Lentement, précautionneusement, il récupéra la poupée puis chuchota: « Je te remercie. »