14
Le lendemain le vit assis près de la ville miniature, la poupée sur ses genoux, pendant que Nari s’était rendue en ville avec Mynir. Et Cuistote ne risquait pas de monter jusque-là pour s’inquiéter de lui.
Le puissant arôme d’herbes fraîches lui taquinait les narines, tandis qu’il scrutait la tête sans visage en se demandant une fois de plus ce que Mère pouvait bien y trouver quand elle la regardait. Et Frère, elle le voyait ? Il recourba l’un de ses doigts pour l’enfiler sous le cordon de cheveux qui ceignait le col de la poupée et, tout en tiraillant vaguement dessus, songea : mes cheveux, mon sang.
Et la responsabilité lui incombait, d’après ce que disait Lhel, une responsabilité qu’il n’avait pourtant aucune envie de porter si peu que ce soit. Ç’avait déjà été bien assez dur, d’appeler Frère, quand elle était là pour l’encourager... ! Alors le faire maintenant ? ici ? le cœur lui battait plus vite, rien que d’y penser.
À la place, il aima mieux retirer du coffre une plume et de l’encre, puis emporta la poupée près de la fenêtre, où la lumière était meilleure. Après avoir trempé la plume, il voulut dessiner un œil rond sur le tissu dépourvu de visage. Mais l’encre traversa si bien la mousseline qu’il se retrouva devant un gros pâté noir tout plein de pattes d’araignée. Non sans soupirs, une chiquenaude lui permit de faire tomber quelques gouttes d’encre du bec de la plume, et il renouvela sa tentative avec un point moins saturé. Cela marcha mieux, et il entoura la tache de manière à en adoucir les bords et à la transformer en un vaste iris noir qu’il renferma ensuite dans deux traits incurvés tenant lieu de paupières. Une fois tracé comme de juste un second œil, il se trouva que les prunelles d’encre qu’il scrutait ne différaient pas tellement de celles de Frère. Après s’être contenté d’esquisser les sombres sourcils et le nez, il s’attaqua à la bouche, et la fit résolument souriante ; ce qui n’allait pas du tout, parce que le regard n’en resta pas moins hostile, mais il était désormais impossible de le changer. Bref, tout ça ne faisait peut-être pas un visage bien joli ni très cohérent, mais c’était quand même nettement mieux que le pas-de-visage-du-tout qu’il avait toujours connu.
La poupée avait aussi l’air, ainsi, d’être un peu plus à lui, mais le courage d’appeler Frère n’en fut nullement plus vif. Il la transporta dans l’angle le plus éloigné de la porte et s’y assit le dos contre le mur. Qu’arriverait-il si Frère l’agressait de nouveau ? S’il se mettait à démolir de nouveau la ville ? Ou s’il volait pour blesser quelqu’un ?
Ce fut finalement ce que Lhel avait dit de la faim de Frère qui contraignit Tobin à prononcer les sommations. Après s’être le plus possible rencogné là où il était, il plissa les yeux jusqu’à les avoir à demi fermés puis souffla :
« Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os. »
Au chêne, la veille, c’est à ses pieds même que le démon s’était accroupi comme une bête sauvage, mais il ne le découvrit, cette fois, qu’à force de le chercher tout autour.
Il se dressait près de la porte, et l’air aussi vivant que vous et moi, comme s’il venait juste d’entrer. Il était toujours aussi maigre et sale, mais il portait la même tunique propre et unie que Tobin. Il ne semblait pas non plus si hostile, aujourd’hui. Il se tenait là, c’est tout, à le dévisager d’une façon totalement inexpressive et comme s’il attendait quelque chose.
Tobin se releva lentement, sans le lâcher un instant des yeux.
« ça... ça te dirait de venir par ici ? »
Frère ne traversa pas la pièce. Il se trouva simplement là, tout à coup, près de lui, à le dévisager plus que jamais de ces prunelles noires qui ne cillaient pas. Lhel avait dit de le nourrir en lui procurant l’occasion de regarder des choses. Tobin lui tendit la poupée.
« Vois ? Je lui ai dessiné un visage. »
Frère ne manifestant pas plus d’intérêt que de compréhension, Tobin détailla son étrange figure en catimini. Hormis que lui manquait au menton la cicatrice en forme de croissant, Frère lui ressemblait trait pour trait, sans cependant lui ressembler du tout.
« Tu as faim ? » questionna-t-il.
Frère ne dit rien.
« Viens, alors. Je vais te montrer des choses. Et puis tu pourras t’en aller. »
Tobin se sentit un peu bête de faire faire le tour de la pièce à un fantôme silencieux et de lui faire admirer ses biens de prédilection. Il lui exhiba tour à tour ses sculptures et ses modelages, ainsi que les trésors envoyés par Père. Frère risquait-il d’en être jaloux ? se demanda-t-il. Il saisit une bosse de bouclier plenimarien et la lui tendit.
« Ça te ferait plaisir, de l’avoir à toi ? »
Frère la reçut d’une main qui semblait palpable, mais lorsque leurs doigts respectifs parurent se toucher, Tobin ne sentit que le froid d’une espèce de vent coulis.
Tobin s’accroupit près de la ville, et, sans lâcher la bosse, Frère l’imita.
« Je suis en train de réparer toutes les choses que tu m’as cassées l’autre jour », annonça-t-il, non sans laisser percer quelque ressentiment dans ses intonations. Il attrapa un bateau pour lui faire bien voir le mât recollé. « Nari croit que c’est moi qui l’avais cassé. »
Frère continua à se taire.
« Enfin, c’est normal, je suppose. Tu avais peur que je montre la poupée à Nari, n’est-ce pas ? »
Tu dois la garder.
Tobin en laissa tomber le bateau de stupéfaction. La voix de Frère était à peine audible, inexpressive, et ses lèvres ne bougeaient pas, mais il était incontestable qu’il avait parlé.
« Tu sais parler ! »
Frère le dévisagea. Tu dois la garder.
« Je le ferai, promis. Mais tu as parlé ! Tu peux dire autre chose ? » Regard fixe. Passablement déconcerté, Tobin se demanda un bon moment ce qu’on pouvait dire à un spectre. Or, tout à coup, il sut exactement ce qu’il avait envie de demander.
« Maman, tu la vois, dans la tour ? »
Frère hocha la tête.
« Tu lui rends visite ? »
Nouveau hochement.
« Est-ce que... est-ce qu’elle me veut du mal ? »
Des fois.
Un nœud de crainte et de chagrin obstrua la poitrine de Tobin. S’étreignant dans ses propres bras, il sonda la face du fantôme. S’y lisait-il véritablement une ombre de satisfaction ?
« Mais pour quelle raison ? » Soit qu’il ne pouvait pas ou ne voulait pas le lui dire, Frère demeura muet. « Et puis va-t’en ! Je ne veux plus de toi ici ! » s’emporta Tobin.
Frère disparut, et la bosse de cuivre dégringola sur les dalles avec un boucan d’enfer. Tobin la lorgna un instant puis la fit voler à travers la pièce.
Il s’écoula plusieurs jours avant que Tobin ne parvienne à rassembler assez de courage pour rappeler Frère mais, lorsqu’il finit par s’y résoudre, ce fut pour se rendre compte qu’il ne le redoutait plus autant.
Comme il était fort curieux de savoir si Nari se montrerait capable de voir celui-ci, il s’en fit escorter dans la chambre où elle s’affairait à changer les draps, mais elle eut beau l’avoir juste sous le nez, Frère lui demeura invisible.
Et il le resta pour tout le monde aussi lorsque, le soir même, Tobin l’emmena aux cuisines un moment, dans l’espoir que la vue de victuailles lui ferait perdre un peu de ses airs tellement affamés.
Une fois seul dans sa chambre, il le convoqua de nouveau, juste après le souper, pour voir s’il y avait une amélioration quelconque à cet égard, mais non, Frère semblait plus famélique que jamais.
« Tu n’as rien mangé, avec tes yeux ? » demanda t-il à Frère qui se tenait immobile au pied du lit.
Frère inclina légèrement la tête comme pour y réfléchir. Je mange tout avec mes yeux.
Sous son regard fixe, Tobin frissonna.
« Est-ce que tu me détestes, Frère ? »
Long délai, puis : Non.
« Mais alors, pourquoi est-ce que tu es si méchant ? »
Cette question-là laissa Frère pantois. Mais en avait-il seulement compris la signification ?
« Ça te fait plaisir, que je t’appelle ? »
Même absence apparente de compréhension.
« Tu seras gentil avec moi, si je te fais prendre l’air tous les jours ? Tu feras ce que je te dirai ? »
Les paupières de Frère papillotèrent lentement. On aurait dit une chouette en plein soleil. Cela devrait suffire en attendant. « Il ne faut plus que tu casses des choses ou que tu fasses mal à qui que ce soit. C’est très vilain, ça. Père ne te permettrait jamais de te comporter comme ça si tu étais en vie. »
Père ...
Cela fut chuchoté d’une façon si froide et sifflante que Tobin en eut les bras tout cloqués par la chair de poule. Après avoir congédié Frère, il tira les couvertures autour de sa tête en forme de capuche et n’arrêta de fixer les vacillations de la lampe de chevet qu’une fois Nari montée se coucher. Et il ne convoqua plus Frère que de jour, dorénavant.