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En cette dix-neuvième nuit d’Erasin, une lune des moissons rouge faisait de la capitale endormie une fantastique mosaïque d’ombre et de lumière. Ero la Biscornue, la surnommait-on. Bâties sur une hauteur tout accidentée qui surplombait les îles de la mer Intérieure, ses rues filaient au hasard des pentes, comme une dentelle mal crochetée, depuis les murs du cercle Palatin jusqu’aux bas quartiers, aux quais et aux chantiers navals. Opulence et misère y vivaient fanon contre joue, et chacune des maisons qui donnaient sur le port possédait au moins une fenêtre ouvrant à l’est, vers Plenimar, tel un œil au guet.

Les prêtres affirment que la Mort entre par la porte occidentale, songea lamentablement Arkoniel alors que son cheval, derrière ceux de la sorcière et d’Iya, franchissait la poterne ouest. La nuit prochaine allait voir culminer le cauchemar qui avait débuté voilà près de cinq mois à Afra.

Les deux femmes chevauchaient silencieusement, visage enfoui sous leur vaste capuche. Le cœur soulevé par la seule pensée de la besogne qui les attendait, Arkoniel conjurait Iya de parler, de se raviser, de tourner bride, mais elle ne pipait mot, et il ne pouvait pas seulement voir ses yeux pour y lire quoi que ce soit. Alors que cela faisait plus de la moitié de son existence qu’il l’avait pour maître, pour mentor et pour seconde mère, elle était devenue, depuis Afra, une maison toute en portes closes.

Lhel aussi était désormais frappée de mutisme. Il y avait des générations que son engeance était malvenue ici. Comme se reployait sur eux la puanteur de la ville, elle plissa le nez. « Toi géant bourg ? Ha ! Trop beaucoup.

— Pas si fort ! » Arkoniel jeta un regard nerveux à la ronde. Ici, les magiciens errants étaient moins bienvenus que jamais par le passé. Et il leur en cuirait à tous les trois si l’on découvrait que leur groupe comprenait une sorcière des monts.

« Sent comme tok », marmonna Lhel.

Iya rejeta sa capuche en arrière avec un petit sourire qui surprit Arkoniel. « Elle dit que ça sent la merde, et le fait est que ça le sent. »

Lhel est bien placée pour parler, songea Arkoniel. Depuis le jour de leur rencontre, il s’était épuisé en subterfuges pour s’épargner la fétidité de cette sorcière des monts.

 

Après leur étrange visite à Afra, ils s’étaient d’abord rendus à Ero et y avaient été les hôtes du duc et de son adorable et fragile princesse. Dans la journée, on montait à cheval, on jouait. La nuit voyait, elle, les conciliabules secrets du duc et d’Iya.

Après cette étape, elle et son disciple consacrèrent le restant de ce maussade été caniculaire à sillonner les vallées de montagne les plus perdues de la province septentrionale en quête d’une sorcière susceptible de les seconder, car aucun magicien d’Orëska n’était à même de pratiquer les sortilèges qu’exigeait la tâche imposée par Illior. Le temps d’en découvrir une, et les feuilles des trembles étaient déjà festonnées d’or.

Repoussés des basses terres fertiles par les premières incursions de colons Skaliens, les gens des monts, petits et basanés, se cantonnaient à leurs vallées hautes et ne se montraient pas accueillants pour les voyageurs. À chaque village, c’étaient des aboiements d’alerte furibonds qui saluaient du plus loin l’approche d’Arkoniel et d’Iya, des cris de mères appelant leurs gosses ; et s’y présentaient-ils que seuls s’apercevaient des hommes en armes çà et là. Lesquels ne proféraient aucune menace mais se gardaient aussi d’offrir la moindre hospitalité.

La réception de Lhel, lorsqu’ils étaient d’aventure tombés sur sa cahute isolée, les avait en revanche laissés pantois. Car, non contente de les recevoir convenablement, de leur servir de l’eau, du cidre et du fromage, elle avait déclaré s’attendre à leur visite.

Iya parlait la langue de leur hôtesse, qui avait quant à elle appris quelque part des bribes de skalien. À ce qu’Arkoniel put saisir de la conversation, la sorcière n’était pas plus surprise par leur requête que par leur aspect, sa déesse lunaire l’en ayant, disait-elle, avertie par un rêve prémonitoire.

Toujours est-il qu’elle le rendait terriblement pataud, lui. Par la magie qui irradiait de tout son être à l’instar de la chaleur musquée que dégageait son corps, mais ce n’était pas tout. Elle était en plus dans la fleur de l’âge. Ses noirs cheveux bouclés lui cascadaient en une masse hirsute jusqu’à la ceinture, et sa robe flottante en laine ne parvenait pas à camoufler la courbe des hanches et des seins qui d’une allure nonchalante allaient et venaient sous le nez d’Arkoniel dans l’étroite cabane afin de servir le repas ou de préparer le couchage. Il n’eut que faire d’interprète pour comprendre qu’elle interrogeait Iya sur la possibilité de dormir avec lui cette nuit, et qu’au terme du conciliabule elle estimait tout à la fois offensante et cocasse la chasteté des magiciens d’Orëska afin de consacrer intégralement leur vitalité à l’exercice de la magie.

Aussi craignait-il qu’elle n’en tire prétexte pour changer d’avis, mais quand Iya et lui se réveillèrent, le lendemain matin, Lhel se trouvait devant la porte à les attendre, et son baluchon de voyage était déjà jeté en travers de la selle de son petit canasson poilu.

Non moins scabreux pour le jeune homme avait été chaque instant de l’interminable retour à Ero. Lhel se délectait à lui faire des agaceries, elle s’assurait d’être vue de lui lorsqu’elle retroussait ses jupes pour se laver, et elle ne ratait pas une occasion de lui rentrer dedans, le soir, quand, rôdant aux abords du camp, elle glanait les dernières herbes de l’année avec ses doigts sales et noueux. Vœux ou pas, comment ne pas s’apercevoir de ces manigances, alors que celles-ci le mettaient mal à l’aise et remuaient quelque chose en lui ?

Une fois terminée, cette nuit, leur affaire d’Ero, plus jamais il ne reverrait Lhel, et cela, vraiment, serait une bénédiction !

 

Comme on traversait une place, Lhel brandit l’index vers la lune rouge en son plein puis clappa du bec. « Lune réclamer bébé, toute graisse et sang. Se dépêcher, nous. Pas shaïmari. »

Elle pointa deux doigts vers ses narines, en un geste des plus gracieux, pour simuler l’inspiration. Arkoniel frissonna.

En voyant Iya se plaquer une main sur les yeux, il faillit se reprendre une seconde à espérer. Après tout, peut-être allait-elle céder... Mais non, elle expédiait tout simplement un charme voyeur au Palatin, là-haut.

Au bout d’un moment, elle secoua la tête. « Non. Nous avons le temps. »

Un petit vent froid et salé tirailla leurs manteaux lorsque, atteignant le côté de la citadelle qui faisait face à la mer, ils s’approchèrent de la porte Palatine. Arkoniel inhala profondément pour essayer de repousser son oppression croissante. Escortée de porte-lampions, une bande de fêtards les dépassa, et, à la faveur des lumières, Arkoniel jeta un regard furtif sur Iya. La figure pâle et carrée de la magicienne ne trahissait rien.

Telle est la volonté d’Illior, se répéta-t-il en silence. Il était impossible de s’y soustraire.

 

Depuis la disparition de la descendance féminine personnelle du roi, ses plus proches parentes -les femmes et filles de sang royal - s’étaient mises à mourir à un rythme alarmant. Si l’on n’osait guère en parler haut et fort dans la ville, force était néanmoins de constater que dans trop de cas ce n’étaient ni la peste ni la faim qui expédiaient les malheureuses à la porte de Bilairy.

Une cousine du roi prit mal au sortir d’un banquet en ville et ne se réveilla point le lendemain matin. Une autre trouva le moyen de tomber par la fenêtre de sa tour. Ses deux ravissantes nièces, filles de son propre frère, se noyèrent au cours d’une promenade en barque par un temps radieux. On découvrit morts dans leur berceau des nouveau-nés, tous de sexe féminin, survenus à des parents plus lointains. Leurs nourrices parlèrent tout bas d’esprits nocturnes. Et comme le nombre des prétendantes potentielles au trône ne cessait de s’amenuiser, le peuple d’Ero finit par tourner des regards inquiets vers la toute jeune et charmante demi-sœur du roi et vers l’enfant qu’elle portait encore en son sein.

L’époux de cette dernière, le duc Rhius, avait quinze ans de plus qu’elle et des châteaux, des terres en quantité. La plus vaste de ses propriétés se trouvait à Atyion, à une demi-journée de cheval au nord d’Ero. Il y avait des gens pour prétendre que le mariage s’était fait par amour entre le Trésor royal et les apanages ducaux, mais tout autre était l’opinion d’Iya.

Quand Rhius n’était pas de service à la cour, le couple demeurait au magnifique château d’Atyion. Mais la grossesse d’Ariani les avait amenés à venir résider chez elle, à Ero, près du Palais Vieux.

Iya subodorait là le bon plaisir du roi plutôt qu’une idée d’Ariani, et celle-ci le lui avait d’ailleurs confirmé durant son séjour, l’été précédent.

« Puissent Illior et Daina nous accorder un fils », avait-elle chuchoté, les mains pressées sur son ventre arrondi, lors d’un tête-à-tête dans la cour-jardin de la maison.

Enfant, elle avait adoré ce frère aîné si beau qui s’était toujours plutôt comporté comme un père. Maintenant, elle ne le comprenait que trop bien, sa vie tenait à un caprice. En ces temps incertains, toute fille issue du sang de Ghërilain représentait une menace pour la nouvelle ligne - mâle - de succession, même si le parti d’Illior était obligé de se battre pour rétablir l’autorité sacrée d’Afra.

À chaque nouvel accès de peste ou de famine se renforçaient les murmures dubitatifs.

 

Dans un coin sombre de la rue menant à la porte Palatine, Iya se drapa avec Lhel d’invisibilité, et Arkoniel aborda les gardes comme s’il était seul.

Il y avait encore, à cette heure-là, des tas de gens dehors, mais le sergent d’armes n’en repéra pas moins l’amulette d’argent qu’il portait au col et l’interpella:

« Quelle affaire t’amène si tard ici, magicien ?

— Je suis attendu. Je viens voir mon patron, le duc Rhius.— Ton nom ?

— Arkoniel de Rhemair. »

Après qu’un scribe eut inscrit cela sur une tablette de cire, Arkoniel entra comme en flânant dans le dédale de maisons et de jardins qui ceinturait cette partie du Palatin. À droite se dressait l’énorme masse du Palais Neuf, entrepris par la reine Agnalain, et qu’était en train d’achever son fils. Sur la gauche se détachait la silhouette fantaisiste du Palais Vieux.

Si puissante était la magie d’Iya qu’Arkoniel lui-même aurait été fort en peine de dire si ses deux compagnes se trouvaient encore avec lui, mais il n’osa se retourner ni leur souffler mot.

La belle demeure d’Ariani était entourée de ses propres cours et enceinte, Arkoniel y pénétra par la porte de devant, qu’il barra dès qu’il sentit Iya lui toucher le bras. Nerveusement, il jeta un coup d’œil alentour, s’attendant plus ou moins à surprendre la Garde royale aux aguets parmi les bosquets dénudés et dans l’ombre de chaque statue, à y voir en tout cas les têtes familières des gardes personnels du duc, mais il n’y avait là personne, pas même une sentinelle ou un portier. Le silence régnait dans le jardin, le parfum capiteux de quelque ultime floraison d’automne épaississait l’air.

Les deux femmes réapparurent auprès de lui et, ensemble, ils traversèrent la cour vers l’arceau de l’entrée. Mais ils n’avaient pas fait trois pas qu’une chouette à cornes fondit des nues et s’abattit à moins de dix pieds d’eux sur un jeune rat. Tout en préservant son équilibre à grands coups d’ailes, elle expédia le rongeur sans s’émouvoir de ses couinements puis darda sur les trois intrus les sesterces d’or de ses yeux. L’espèce avait beau n’être pas des plus rares à Ero, la vue de l’oiseau fit frémir Arkoniel : les chouettes étaient les messagers d’Illior, « Heureux présage », murmura Iya tandis que, délaissant le rat mort, se renvolait l’oiseau.

À peine eut-elle frappé que parut l’intendant du duc, Mynir. Un vieux bonhomme fluet, voûté, solennel qui faisait toujours penser Arkoniel à une sauterelle. Et qui serait des rares à aider son maître à porter son fardeau, les années venant.

« Loué soit le Créateur ! souffla-t-il en saisissant la main d’Iya. Le duc est à demi fou de... » La vue de Lhel lui coupa le sifflet.

Ses pensées, Arkoniel les devinait sans mal : une sorcière, impure et trafiquant des morts, une de ces nécromanciennes qui vous évoquaient les spectres et les démons !

Iya toucha l’épaule du vieillard. « Sois en paix, Mynir, ton maître est au courant. Où se trouve-t-il ?

— En haut. Maîtresse. Je vais vous le chercher. »

Elle le retint. « Un instant. Et le capitaine Tharin ? » Chef des gardes privés, ce noble serviteur s’éloignait rarement de Rhius. Sans qu’Illior se fût prononcé sur son cas, elle et le duc étaient d’emblée tombés d’accord sur la nécessité de le tenir à l’écart, cette nuit.

« Expédié avec ses hommes à Atyion pour les fermages. » Mynir les introduisit dans la salle d’audience. On y voyait à peine. « On a expédié toutes les femmes coucher au Palais, pour éviter qu’elles ne dérangent la princesse durant son travail. Il n’y a dans la maison que votre Nari et moi, Maîtresse, cette nuit. Je monte chercher le duc. » Il disparut à toutes jambes dans l’escalier.

Un feu brûlait dans l’immense cheminée, tout au fond de la pièce, mais aucune lampe n’était allumée. Pivotant lentement, Arkoniel essaya de discerner les formes familières des meubles et des tentures. La demeure toujours si gaie, si pleine de musique et si animée lui faisait là l’effet d’un tombeau.

« Vous voilà donc, Iya ? » lança une voix grave. Rhius s’avança vers eux à longues foulées. Âgé de près de quarante ans, c’était un beau guerrier puissamment bâti, bras et mains noueux d’avoir toute leur vie manié les rênes et l’épée. Mais il avait une mine cireuse, aujourd’hui, sous sa barbe noire, et sa tunique courte était aussi trempée de sueur qu’au terme d’une galopade ou d’une bataille. Et, tout soldat qu’il était, il puait la peur.

Il appesantit son regard sur Lhel puis parut flancher. « Vous en avez trouvé une. » Iya tendit son manteau à Mynir. « Bien sûr, messire. »

Un cri déchirant retentit au-dessus d’eux. Le poing de Rhius se convulsa contre son cœur. « On n’a eu que faire d’herbes pour déclencher les douleurs de l’enfantement. Elle a perdu les eaux dans la matinée. Et elle est dans cet état depuis le coucher du soleil. Elle continue de réclamer ses propres femmes et... »

Lhel marmonna quelque chose à l’intention d’Iya, qui traduisit à celle de Rhius : « Elle demande s’il s’est produit le moindre écoulement de sang.

— Non. À en croire votre bonne femme, tout va bien, mais... »

Le nouveau cri qu’Ariani poussait, là-haut, souleva l’estomac d’Arkoniel. La malheureuse était loin de se douter de ce qui se trouvait désormais chez elle. Si elle avait solennellement donné sa parole aux époux de protéger toute fille qui leur naîtrait, Iya s’était gardée de révéler à la future mère les moyens que lui avait donnés l’Illuminateur pour tenir ses engagements. Seul Rhius était au courant. L’ambition l’avait fait consentir à tout.

« Venez, il est temps. » Elle s’apprêtait à monter l’escalier quand le duc lui saisit le bras. « Vous êtes sûre que c’est la seule voie ? Vous ne pourriez pas vous contenter d’en soustraire un ? »

Elle le dévisagea froidement. Elle se trouvait deux marches plus haut que lui, et, durant un instant, l’éclairage lui donna l’aspect d’une statue de pierre. « L’Illuminateur veut une reine. Vous voulez, vous, que votre enfant règne. Tel est le prix. La faveur d’Illior nous est acquise en cela. »

Rhius la lâcha et soupira d’un air accablé : « Eh bien, allons, et finissons-en. » Les deux femmes le précédèrent, et Arkoniel lui emboîta le pas d’assez près pour l’entendre ronchonner : « Des enfants, il y en aura d’autres. »

L’atmosphère était étouffante, dans la chambre de la princesse. Les autres s’approchèrent du lit, mais Arkoniel s’immobilisa juste après le seuil, suffoqué par les lourds relents qu’exhalaient les couches.

Cette partie de la maison, jamais encore il n’y était venu. En d’autres circonstances, il aurait trouvé la pièce jolie. Des tentures vives, brodées de scènes aquatiques pleines de fantaisie, tapissaient les murs et le lit sculpté, des dauphins de marbre ornaient le manteau de la cheminée. Sur un fauteuil, près de la fenêtre aux volets fermés, reposait une corbeille à ouvrage familière, de son couvercle à demi soulevé dépassaient une tête et un bras de tissu... - une poupée, inachevée, du genre de celles qui avaient si bien rendu célèbre Ariani par leur délicatesse d’exécution qu’il en fallait une coûte que coûte à toutes les grandes dames d’Ero, voire à certains lords.

Mais, cette nuit, la vue de celle-ci nouait les tripes d’Arkoniel.

Les rideaux à demi tirés lui permettaient d’apercevoir le ventre ballonné de la parturiente et l’une de ses mains, chargée de bagues rutilantes et durement crispée. Une servante grassouillette aux doux traits s’inclinait sur elle pour lui bassiner le visage en l’encourageant tout bas. Nommée Nari, c’était une veuve de la parenté d’Iya qu’on avait choisie pour nourrir l’enfant. Il avait d’abord été entendu qu’elle viendrait avec le sien propre, et que celui-ci serait le compagnon de son frère de lait, mais c’était compter sans les plans des dieux. Une pneumonie avait emporté son petit quelques semaines auparavant mais, en dépit de tout son chagrin, Nari s’était loyalement pressé les seins pour empêcher le lait de se tarir. Le corsage de sa robe flottante en était maculé.

Lhel se mit à l’œuvre et, tout en donnant tranquillement des ordres, disposa au pied du lit tout ce dont elle avait besoin : bottes d’herbes, mince canif d’argent, aiguilles en os, ainsi qu’un écheveau de fil de soie d’une finesse invraisemblable.

Ariani eut un soubresaut suivi d’un nouveau cri, et Arkoniel entrevit ses yeux, des yeux que, derrière le jais luisant de mèches enchevêtrées, les drogues rendaient à présent vitreux.

Elle n’était guère plus âgée que lui, et il avait beau ne pas souvent se permettre d’y penser, il n’avait en secret cessé de lui vouer une fervente admiration depuis qu’il vivait dans son orbite, grâce au mariage de Rhius. Elle était la plus belle de toutes les femmes qu’il eût jamais vues, et elle l’avait toujours traité de la manière la plus gracieuse. Et voilà comment se récompensait sa bonté. Le chaud de la honte le submergea.

Iya ne se retourna que trop tôt pour l’inviter du geste à la rejoindre auprès du lit. « Viens, Arkoniel, nous avons besoin de toi, maintenant. »

Nari et lui devaient maintenir les pieds pendant que la sorcière tâtonnerait entre les cuisses. Ariani gémit et tenta faiblement de se dérober. Cramoisi jusqu’aux yeux, Arkoniel garda la tête détournée jusqu’à ce que Lhel en eût terminé de son examen, puis il battit en retraite précipitamment.

Lhel se lava les mains dans une bassine puis se pencha pour tapoter la joue d’Ariani. « Être bon, keesa.

— Il y en a... Il y en a bien deux, n’est-ce pas, sage-femme ? » hoqueta tout bas la princesse.

Arkoniel décocha un regard inquiet à Iya, mais elle haussa simplement les épaules. « Les femmes n’ont que faire des accoucheuses pour savoir combien d’enfants elles ont dans le ventre. »

Après avoir fait infuser toute une platée de certaines des herbes de la sorcière, Nari aida la patiente à l’ingurgiter. Peu d’instants suffirent pour qu’Ariani commence à respirer moins vite et à se calmer. Alors, Lhel se percha sur le lit et, sans cesser de chantonner tout bas des choses apaisantes, se mit à lui masser le ventre.

« Le premier enfant doit être retourné pour faire en bonne position son entrée dans le monde et permettre au second de suivre », traduisit Iya pour le duc qui se tenait à la tête du lit, pétrifié d’angoisse.

Tout en massant toujours, Lhel s’arrangea finalement pour se retrouver à genoux entre les genoux d’Ariani. Peu après, elle émit une exclamation de triomphe. Du coin de l’œil, Arkoniel la vit soulever d’une seule main un petit crâne tout poisseux, tandis que de l’autre elle en maintenait les narines et la bouche fermées jusqu’à ce que l’enfant soit entièrement né.

« Fille keesa », annonça-t-elle en lui délivrant le visage.

Arkoniel lâcha un soupir de soulagement quand la petite aspira goulûment sa première lampée d’air, le shaïmari, le « souffle d’âme » dont la sorcière était si fort préoccupée.

Elle trancha le cordon avec son canif d’argent puis brandit l’enfant bien haut pour que tous le voient. Parfaitement formé, tout souillé qu’il était encore, et le crâne englué d’une toison noire.

« Béni soit l’Illuminateur ! s’écria Rhius en s’inclinant pour baiser au front sa femme assoupie. Une fille pour premier-né, exactement comme l’avait promis l’Oracle !

Et regardez..., dit Nari, qui se pencha pour toucher une minuscule tache de vin sur l’avant-bras gauche de la petite. Elle porte une marque de faveur, en plus, on jurerait un bouton de rose. »

Iya fit à Arkoniel un demi-sourire triomphant. « Notre future reine, mon garçon. »

Il en eut la gorge nouée, tandis que des pleurs de joie lui brouillaient la vue, mais le seul fait de savoir qu’on n’en avait pas terminé, loin de là, lui gâcha cet instant de grâce.

Pendant que Nari baignait la petite fille, Lhel entreprit de faire naître le jumeau. La tête d’Ariani reposait, inerte, sur l’oreiller. Rhius, la bouche réduite à un sombre trait, se réfugia près de la cheminée.

Des larmes d’une autre espèce piquèrent les yeux d’Arkoniel. Pardonnez-nous, ma gente dame, pria-t-il, incapable de se détourner.

En dépit des efforts de Lhel, le second enfant se présentait dans le mauvais sens, un pied en avant. Sans cesser de ronchonner dans sa propre langue, elle s’employa à délivrer l’autre jambe, et le corps finit par s’évacuer tout entier d’une seule glissade.

« Garçon keesa », dit-elle à voix basse, main prête à se plaquer sitôt qu’apparaîtrait la face, afin de prévenir ce premier souffle on ne peut plus crucial, puisque lui seul permettait aux âmes de se fixer dans une chair.

Or soudain retentit dans la rue, dehors, une cavalcade effrénée, suivie de la clameur: « Ouvrez, au nom du roi ! », qui médusa Lhel autant que le reste de l’assistance, et ce fut en cette seconde d’inadvertance que, sa tête émergeant enfin du sein maternel, l’enfant pompa haut et clair la goulée fatale.

« Lumière divine ! » s’étrangla Iya, tout en fondant sur la sorcière. Mais celle-ci secoua la tête et se courba sur les contorsions du petit. Incapable d’assister à ce qui devait forcément s’ensuivre, Arkoniel se recula précipitamment, les yeux si violemment fermés qu’il avait les paupières tout éclaboussées de fusées lumineuses, mais il lui fut aussi impossible en revanche de ne pas entendre le cri puissant, strident poussé par l’enfant que d’ignorer sa brusque interruption. Sans parler du silence, après, qui l’emplit de vertiges et de haut-le-cœur.

Ce qui suivit fit l’effet de prendre un temps infini, alors qu’on n’eut à la vérité que quelques minutes à y consacrer. Lhel reprit à Nari le bébé vivant et le déposa sur le lit côte à côte avec son jumeau mort. Tout en psalmodiant sur eux deux, elle dessinait des figures en l’air, et l’enfant en vie s’immobilisa. En la voyant saisir aiguille et canif, Arkoniel fut une fois de plus forcé de se détourner. Il percevait derrière lui les pleurs étouffés du duc.

Puis Iya fut à ses côtés, qui le poussa dans le corridor froid. « Descends faire patienter le roi. Retiens-le aussi longuement que tu le pourras ! Je vous enverrai Nari quand il n’y aura plus aucun risque.

— Le faire patienter..., comment ? »

La porte lui claqua au nez, la clef tourna dans la serrure.

« Eh bien, soit. » Arkoniel s’épongea la figure d’un revers de manche et se passa les mains dans les cheveux pour les relever. En haut de l’escalier, il fit une pause et, levant les yeux vers la lune invisible, il adressa une prière muette à Illior. Aidez ma langue balbutiante, Illuminateur, ou bien brouillez le jugement du roi. Plutôt les deux, si ce n’est trop vous demander.

Il aurait donné cher, maintenant, pour que le capitaine Tharin soit là. Ce grand diable paisible de chevalier avait l’art et la manière de mettre à son aise n’importe qui. Avec à son compte toute une existence passée à chasser, à se battre et à louvoyer parmi les intrigues de cour, il était autrement mieux qualifié qu’un jeune bleu de magicien pour amuser un homme tel qu’Erius.

 

Dans la grande salle, Mynir avait allumé les lampes en bronze suspendues entre les piliers de pierre peinte et mis au feu bûches de cèdre et douces résines afin d’obtenir une capiteuse flambée. Campée près du feu se détachait à contre-jour la haute silhouette intimidante du roi. Arkoniel lui fit une profonde révérence. Ainsi que celui de Rhius, l’aspect d’Erius avait été façonné par une vie consacrée tout entière à la guerre, mais son visage, toujours beau, débordait d’une aménité juvénile qui ne s’était jamais démentie, en dépit de l’enfance pourtant passée à la cour de la reine mère. C’était assez récemment, au fil des années qui venaient de voir toute sa parenté féminine engloutie par la nécropole royale, que certains en étaient venus à considérer ces dehors aimables comme le masque d’un cœur plein de noirceur et qui avait peut-être, après tout, retenu les leçons maternelles.

Ainsi qu’Arkoniel l’avait soupçonné, le roi n’était pas venu seul. Son magicien de cour, lord Nyrin, était là, aussi près de lui que son ombre. Un vilain bonhomme plus ou moins dans son deuxième âge et que ses dons, quels qu’ils fussent, avaient fait grimper vite et haut. Après avoir eu, des années durant, aussi peu d’emploi que sa mère pour les magiciens, Erius avait totalement changé d’attitude depuis la mort de son épouse et de ses enfants. De là datait la faveur de Nyrin, de là son ascension constante au firmament des courtisans. Quant à cette grosse barbe rouge et fourchue, voilà peu de temps qu’il s’était mis à l’arborer, tout comme à parader avec ces somptueuses robes blanches brodées d’argent.

Il marqua d’un maigre hochement qu’il reconnaissait Arkoniel, qui, eu égard à la différence d’âge, s’inclina respectueusement.

Erius s’était également fait escorter d’un prêtre de Sakor, ainsi que d’une douzaine de ses propres gardes, avec leurs insignes d’or et leurs éperons de cérémonie. Arkoniel discerna sous les tuniques rouges un scintillement de maille, et la vue de grands coutelas pendus aux ceinturons acheva de lui barbouiller l’estomac. Curieuse idée, tout de même, que d’introduire compagnie pareille et en telles circonstances dans une demeure royale, non ?

Il se contraignit à sourire d’un air déférent, quand il se demandait avec amertume qui avait bien pu alerter le roi. L’une des femmes de la maisonnée, peut-être ? En dépit de l’heure, la visite n’avait à l’évidence rien eu d’impromptu. La barbe grisonnante d’Erius et ses boucles noires étaient parfaitement peignées. Ses robes de velours étaient aussi fraîches que s’il gagnait en cet instant même la salle d’audience. Il portait au côté l’épée de Ghërilain, symbole du pouvoir skalien.

« Mon roi », Arkoniel s’inclina de nouveau, « votre honorée sœur se trouve encore dans les douleurs. Le duc Rhius me prie de vous transmettre ses respects et de vous tenir compagnie jusqu’à ce qu’il soit en mesure de vous accueillir en personne. »

Erius dressa un sourcil surpris. « Arkoniel..., que diantre faites-vous ici ? Aux dernières nouvelles, ni vous ni votre maîtresse ne pratiquiez l’art des sages-femmes, que je sache.

— Non, mon roi. Il se trouve que j’étais ici comme hôte. cette nuit, et que j’essaie de me rendre utile. » Il prit brusquement conscience du fait que l’autre magicien ne le lâchait pas des yeux. Des yeux bruns et brillants qui, légèrement protubérants, donnaient à Nyrin un air de stupeur perpétuelle qu’Arkoniel jugeait déconcertant. Aussi se voila-t-il soigneusement l’esprit, tout en priant d’être assez fort pour en interdire l’accès sans que l’adversaire s’en doute.

« Le travail de votre honorée sœur n’est pas des plus faciles, je le crains, mais sa délivrance ne tardera pas », reprit-il en se repentant aussitôt de sa gaffe. Comme Erius avait assisté à la naissance de tous ses enfants, si la fantaisie lui prenait de monter, rien ne pourrait l’empêcher de le faire, hormis la magie, mais, en présence de Nyrin, courir le risque de s’en servir était formellement exclu.

Peut-être Illior avait-il été touché par les prières d’Arkoniel, au fond, car le roi haussa les épaules d’un air affable et s’assit à une table de jeu près du feu. « Si vous me montriez votre force aux galets ? suggéra-t-il en lui désignant le siège opposé. Cela prend ordinairement, les couches, et surtout les premières, plus de temps que prévu. Tant vaut que nous le passions de façon plaisante. »

Tout en espérant que son soulagement ne se voie pas trop, Arkoniel dépêcha Mynir chercher du vin et des friandises puis s’apprêta à perdre de son mieux.

Nyrin prit place à leurs côtés, sous couleur de suivre la partie, mais sans que son regard cesse de peser sur son jeune collègue. Dans quel but ? Que voulait-il ? Se doutait-il de quelque chose ? La sueur perlait sous les bras d’Arkoniel et lui dégoulinait dans le dos. Et il faillit laisser tomber ses galets quand tout à coup l’autre lui demanda : « Vous faites des rêves, jeune homme ?

— Non, messire, répondit-il. Ou bien, si j’en fais, je ne me rappelle rien d’eux quand je me réveille. »

Ce qui était assez véridique ; des rêves, au sens banal, il en faisait rarement, quant aux rêves prémonitoires, il s’y était révélé jusque-là totalement inapte. Alors qu’il s’attendait à devoir subir tout un interrogatoire, l’autre se cala simplement dans son fauteuil et se mit à lisser, d’un air accablé d’ennui, les pointes de sa barbe. On était au beau milieu de la troisième partie de cases-aux-oies quand se présenta Nari.

« Le duc Rhius présente ses respects à Votre Majesté, dit-elle avec une profonde révérence. Il demande s’il vous agréerait que l’on apporte en bas votre neveu pour vous le montrer.

— Sornettes ! s’exclama le roi tout en repoussant les pions. Dis à ton maître que son frère se fait un bonheur d’aller le rejoindre. »

Arkoniel eut derechef le sentiment désagréable que ces paroles étaient lourdes de sous-entendus.

Sentiment qui se renforça lorsqu’il vit que Nyrin et le prêtre les accompagnaient à l’étage. Comme il leur emboîtait le pas, son regard croisa celui de Nari, qui hocha vivement la tête ; Iya et Lhel devaient donc avoir déjà pris le large et se trouver en sécurité. Il ne perçut, en pénétrant dans la chambre d’Ariani, aucune trace, orëskienne ou autre, de magie.

Debout de l’autre côté du lit, le duc Rhius tenait la main de son épouse. Par bonheur, la princesse dormait encore, assurément sous l’effet des drogues. Avec ses cheveux noirs mollement coiffés en arrière et une touche de couleur fiévreuse sur chaque pommette, elle ressemblait à l’une de ses poupées.

Rhius préleva sur le lit le nouveau-né tout emmailloté puis vint le présenter au roi. Il s’était suffisamment remis pour jouer son rôle avec toute la dignité requise.

« Votre neveu, mon seigneur et maître, dit-il en déposant l’enfant dans les bras d’Erius. Avec votre permission, il sera nommé Tobin Erius Akandor, en l’honneur de votre lignée paternelle.

— Un fils, Rhius ! » Erius dénoua les langes d’une main douce et experte.

Arkoniel retint son souffle et vida son esprit pendant que Nyrin et le prêtre étendaient les mains par-dessus l’enfant assoupi. Aucun des deux ne parut noter rien de louche ; la magie de Lhel avait recouvert toute trace de l’abomination qu’elle avait opérée sur le petit corps. Puis qui donc irait s’aviser de chercher des sortilèges de sorcière des monts dans la chambre de la propre sœur du roi ?

« Un beau garçon, Rhius, digne d’un tel nom », déclara Erius. La tache de naissance attira son œil. « Et voyez-moi cette marque de faveur qu’il a. Et sur le bras gauche, en plus. Nyrin, vous savez lire ces choses-là, vous. Que signifie celle-ci ?

— Sagesse, Votre Majesté, dit le magicien. Un trait des plus fastes dans le caractère du futur compagnon de votre propre fils.

— En effet, reconnut le roi. Oui, vous avez ma permission, frère, ainsi que ma bénédiction. Et j’ai amené un prêtre pour faire une offrande en faveur de notre petit guerrier.

— Soyez-en remercié, frère », dit Rhius.

Le prêtre s’approcha de l’âtre et, tout en jetant dans le feu des résines et de petites figurines en cire, se mit à débiter ses prières d’un ton monocorde.

« Par la Flamme, il fera d’ici peu d’années un fameux compagnon de jeux pour mon Korin, poursuivit le roi. Imaginez-les juste un peu tous les deux, tenez, chassant ensemble et s’initiant ensemble à l’épée, quand votre Tobin en viendra à rejoindre les Compagnons. Exactement comme vous et moi, hein ? Mais, au fait, il y avait un jumeau, je crois ? »

Oui, songea Arkoniel, c’étaient des gens méticuleux, tout compte fait, que les mouchards du roi.

Nari se baissa pour ramasser, derrière le lit, un second ballot, minuscule, et, sans cesser de tourner systématiquement le dos à la princesse, vint l’apporter au roi. « Une malheureuse petite fille, Sire. Qui n’a jamais pris son souffle. »

Erius et ses compères examinèrent l’enfant mort avec la même minutie que précédemment, secouant ses membres tout flasques, vérifiant son sexe et lui palpant la poitrine et le col en quête de signes de vie. Du coin de l’œil, Arkoniel surprit le roi qui décochait un regard interrogateur et furtif à son magicien.

Ils savent quelque chose. Ils sont à la recherche de quelque chose, songea-t-il avec un vertige. La question sur les rêves prenait tout à coup une résonance sinistre. Nyrin avait-il eu des visions, personnellement ? Des visions de cet enfant-là ? Si tel était le cas, toujours est-il que de nouveau la magie de Lhel se montra efficace, car la réponse au roi fut un imperceptible signe de tête négatif. Ce qu’ils cherchaient, quoi que ce fût, ils ne l’avaient pas trouvé ici. Arkoniel se détourna bien vite, de peur que son regard ne risque de trahir une expression quelconque de soulagement.

Après avoir rendu le corps à Nari, le roi empoigna Rhius par les épaules. « C’est une rude épreuve de perdre un enfant. Sakor sait que je pleure encore ceux qui sont morts et leur chère mère. Ce vous sera d’un piètre réconfort, pour sûr, mais il vaut mieux que ça lui arrive avant que vous ne vous y soyez attachés tous les deux.

— Certainement », répondit le duc à mi-voix.

Erius lui tapota fraternellement l’épaule une dernière fois puis s’approcha du lit pour baiser sa sœur tendrement, au front.

À cette vue, Arkoniel se souvint des soudards en bas, dans la salle, et le sang vint lui marteler la cervelle. Cet usurpateur, cet assassin de fillettes et de femmes pouvait bien aimer suffisamment sa petite sœur pour ne pas attenter à sa vie, mais cette tolérance là ne s’étendrait pas jusqu’à celle de ses enfants, l’Illuminateur l’avait révélé. Pendant que se retiraient le roi et ses conseillers, le jeune homme garda son regard attaché au plancher, non sans imaginer quel tout autre drame se serait joué si les visiteurs avaient trouvé là une petite fille en vie.

Aussitôt la porte refermée sur eux, ses genoux se changèrent en gélatine, et il s’effondra sur le premier siège venu.

Toutefois, l’épreuve n’était pas encore terminée. En rouvrant les yeux, Ariani aperçut l’enfant mort que tenait Nari et, se hissant sur les oreillers, tendit les bras pour le recevoir. « Louée soit la Lumière ! Le second cri, je savais l’avoir entendu, mais j’ai fait un rêve si épouvantable... »

Le duc et la nourrice échangèrent un regard qui fit vaciller son sourire. « Qu’y a-t-il ? Donnez-moi mon enfant !

— Il était mort-né, mon amour, dit Rhius. Laisse-le en paix. Regarde plutôt notre fils..., vois comme il est beau ...

— Non, maintint Ariani, je l’ai entendu crier ! »

Rhius lui présenta le petit Tobin, mais elle ignora celui-ci, les yeux fixés plus que jamais sur l’enfant que tenait la nourrice. « Donne-le-moi, femme ! C’est un ordre ! »

Il fut impossible de la dissuader. Ignorant les doux vagissements du bébé vivant, elle prit le mort dans ses bras, et sa figure devint plus livide encore.

Arkoniel le comprit à l’instant, la magie de Lhel ne réussirait pas à tromper la mère comme elle avait trompé les visiteurs. Modelant son esprit de manière à voir par ses yeux à elle, il discerna les bandes de peau que la sorcière avait prélevées juste au-dessus du cœur de chaque enfant puis exactement transférées sur chaque plaie jumelle et cousues avec des points d’une finesse arachnéenne, échange de chair qui avait scellé la métamorphose. La petite fille garderait ainsi des dehors de mâle aussi longtemps qu’Iya l’estimerait nécessaire, tandis que le frère mort avait endossé son apparence à elle afin d’abuser le roi.

« Qu’avez-vous fait ? hoqueta la princesse en dévisageant son époux.

— Plus tard, mon amour, quand vous vous serez reposée... Rendez donc cela à Nari, et prenez votre fils. Voyez comme il est fort ! Et il a vos yeux bleus...

— Un fils, ça ? Ce n’est pas un fils ! » le coupa t-elle avec un regard venimeux. Aucun raisonnement n’y fit. Et lorsque Rhius essaya de lui reprendre le petit mort, elle sauta du lit se réfugier dans l’angle opposé de la chambre, étreignant sa proie contre sa chemise souillée.

« C’en est trop, pour le coup ! » grommela Arkoniel, qui s’en fut tout droit s’agenouiller devant la princesse éperdue.

Elle eut l’air étonnée de le voir. « Arkoniel ? Regardez, j’ai un fils. N’est-il pas mignon ? »

Il s’efforça de sourire. « Oui, Votre Altesse, il... Il est parfait. » Il lui toucha doucement le front pour lui obscurcir l’esprit et la faire à nouveau dormir d’un profond sommeil. « Pardonnez-moi. » Il allait porter la main sur le cadavre quand la peur le glaça.

Les yeux du petit mort étaient ouverts. Un instant bleus comme ceux d’un chaton, leurs iris noircirent au vu d’Arkoniel et se firent fixement accusateurs. Quant au corps, il s’en dégageait un froid indiscutable qui menaçait peu à peu d’envelopper le magicien.

Tel était le coût de ce premier souffle. L’esprit de l’enfant assassiné s’était suffisamment incorporé pour tenir ferme et devenir un fantôme ou pire. « Par les Quatre, que se passe-t-il ? s’étrangla Rhius en se penchant sur le jeune homme.

— Il n’y a rien à craindre », s’empressa de répondre celui-ci, bien qu’il se sentit à la vérité terrifié jusqu’au fond du cœur par cette minuscule créature contre nature.

Nari se mit à genoux près de lui et souffla: « La sorcière a dit de l’emporter vite. Elle a expliqué que tu devais l’enfouir au pied d’un gros arbre. Il y a un très grand châtaignier dans la cour de derrière, près de la cuisine d’été. Ses racines retiendront le démon dans le trou. Hâte-toi donc ! Plus il restera ici, plus il deviendra fort ! »

Arkoniel n’eut pas trop de tout son courage pour se résoudre à toucher le petit cadavre. Le prélevant dans les bras d’Ariani, il lui rabattit un pan des langes sur la figure et se rua hors de la pièce. Nari avait raison, les vagues de froid glacial qui déferlaient du corps sans vie forcissaient sans cesse et, tandis qu’il se précipitait dans l’escalier puis dans le passage extérieur qui menait à l’arrière de la maison, lui endolorissaient les articulations.

Tel un œil accusateur, la lune le regarda déposer son fardeau maudit sous le gigantesque châtaignier tout en marmonnant : Pardonnez-moi, pour la centième fois. Il escomptait d’ailleurs si peu de pardon pour la besogne de cette nuit qu’il n’arrêta pas de pleurer pendant qu’il tramait le charme. Et ses larmes inondèrent le petit ballot, lorsqu’il se pencha pour s’assurer que l’étreinte glacée de la terre se reployait bien dessus parmi les racines noueuses.

Porté par l’air froid de la nuit lui parvint pour lors, presque inaudible, un vagissement de nouveau-né, et il frissonna, fort en peine de dire s’il émanait de l’enfant mort ou bien du vivant.