24
Une fois que la maisonnée se fut installée pour la nuit, Arkoniel emmena Iya hors les murs se promener dans la prairie, tout comme il l’avait fait deux mois plus tôt en compagnie de Rhius.
Mais s’il y avait eu cette nuit-là des lucioles et des chauves-souris, plus le chant des grenouilles, cette nuit-ci, tout était silencieux, la forêt comme la prairie sous le clair de lune, et seul retentissait le cri de chasse des hiboux. Il faisait très froid, et les ombres des deux magiciens se découpaient comme au rasoir sur l’herbe revêtue de givre pendant qu’ils suivaient l’un des sentiers battus le long de la rivière par le passage des ouvriers. Les bois et les sommets environnants étaient tout scintillants de blanc. Quelques feux brasillaient encore, au loin, devant la poignée de tentes toujours plantées au bas de la prairie. La plupart des corps de métier en avaient terminé. Ceux qui demeuraient là seraient bientôt partis, eux aussi, n’ayant qu’une envie, retourner en ville avant la survenue des neiges.
Le souvenir de Lhel et de leur rencontre, au cours de cette même et unique journée, encombrait pesamment les pensées d’Arkoniel. Tout en marchant aux côtés d’Iya, il s’efforçait de trouver les termes propres à rendre compte de ce qui s’était exactement passé.
« Que penses-tu de tes nouvelles occupations ? questionna-t-elle avant qu’il ne puisse aborder le sujet qui lui tenait à cœur.
— Je ne crois pas valoir grand-chose comme professeur. Pour autant que j’en sois juge, Tobin n’a pas la moindre envie de rien apprendre ni la moindre sympathie pour moi. Les arts de la guerre et la chasse, à cela se réduisent ses intérêts. Il ne parle que d’une chose, il sera guerrier, point final. »
Même seul à seul, en ces lieux, ils avaient la prudence d’évoquer Tobin en disant « il ».
« Ainsi, tu ne l’aimes pas beaucoup ?
— Bien au contraire ! se récria Arkoniel. Il est intelligent, il a des dons d’artiste merveilleux. Vous devriez voir les figurines qu’il façonne... ! J’ai dans l’idée que les moments où nous sommes le plus heureux ensemble, lui et moi, sont ceux où nous regardons travailler les artisans et les bâtisseurs. »
Iya émit un petit rire.
« Il existe donc autre chose que "les arts de la guerre et la chasse", en définitive ? Un professeur un peu malin se débrouillerait pour tirer parti de semblables centres d’intérêt. Il entre énormément de mathématiques dans la construction d’une voûte solide ou dans la conception d’une fresque décorative. L’élaboration des couleurs relève en fait de l’alchimie
Et pour traduire les formes des choses vivantes, encore le créateur doit-il en avoir approfondi la connaissance. »
Arkoniel leva les mains en signe de reddition.
« En effet, je vois bien que je me suis conduit comme la dernière des taupes. Je vais tâcher de repartir avec lui sur un tout autre pied.
— Ne te juge pas trop sévèrement, mon garçon. Ce n’est pas un petit magicien que tu entraînes là, tout bien réfléchi, mais un petit noble. Tobin n’aura jamais besoin, même pour gouverner, de notre genre d’instruction à nous. La moitié du Palatin sait écrire tout au plus son nom. Je dois dire que j’admire d’autant plus la singularité de Rhius à cet égard que tant et tant de beaux seigneurs et de gentes dames ne voient encore là que de la besogne tout juste bonne pour des scribes. Mêle-toi seulement de leur apprendre à lire par eux-mêmes, et c’est la moitié des filles de marchands bien élevées que tu priveras de leur profession. Non, continue de faire ce que tu fais, et donne-lui ce que tu pourras des disciplines dont il pourrait bien découvrir par la suite l’utilité. En histoire et géographie..., là, tu es très calé. Il conviendrait également de lui faire étudier quelques rudiments de musique, et puis la danse, aussi, avant qu’il ne se voie mander à la cour...
— Vous avez eu vent de quelque chose ? Vous croyez qu’on va l’y mander sous peu ?
— Non, mais ça finira forcément par lui arriver, à moins que Rhius ne s’entête à le dépeindre au roi comme un demeuré parfait. Ce qui nous rendra la tâche encore plus difficile, le moment venu. Non, nous devons simplement supposer, selon moi, qu’avec le temps ça deviendra logiquement inéluctable. Il est sur le point d’avoir dix ans. Trois années, voilà le meilleur délai qu’on puisse espérer, je dirais..., moins, peut-être, vu le sang royal. » Elle marqua une pause, les sourcils froncés. « Je prie qu’il ait le temps de grandir jusqu’à la hauteur de son rôle avant d’avoir à l’endosser. Il n’y a pas moyen de le savoir. »
Arkoniel secoua la tête. « Il est si jeune, si... » Il chercha comment exprimer cela. « Si peu de ce monde ! Cela semble tellement inimaginable, que le destin pèse d’un tel poids sur ces frêles épaules étriquées...
— Prends ce qu’envoie l’Illuminateur, riposta Iya. Quoi qu’il advienne, notre devoir consiste à tirer le meilleur parti possible du matériau confié à notre labeur. Pour l’instant, ta tâche est d’assurer son bonheur et sa sécurité. Dorénavant, tu seras mes yeux, ici. Et si n’importe quoi de... de fâcheux devait arriver à Ki... Peut-être ferais-tu bien de ne pas t’autoriser trop d’attachement.
— Je sais. C’est l’une des conditions que m’a imposées Rhius. Pauvre Ki. Ça lui donne l’air de l’agneau chouchouté qu’on engraisse pour la ripaille du Solstice.
— C’est sur tes instances, Arkoniel, qu’il se trouve ici. Ne laisse pas ce noble cœur que tu as t’aveugler jamais sur ce qu’est en réalité notre situation.
— J’ai senti le toucher du dieu, Iya. Je ne l’oublie jamais. » Elle lui tapota le bras. « Je sais. Maintenant, si tu m’en disais davantage à propos de Tobin... ?
— Sa peur de la magie me tracasse.
— Il a peur de toi ?
— Pas de moi, pas exactement, mais... Enfin, il a de ces bizarreries si imprévisibles ! À mon arrivée, par exemple, j’ai tenté de l’amuser avec quelques jolies passes. Le genre d’illusions dont nous divertirions les enfants de n’importe quel hôte n’est-ce pas ?
— Et ça ne l’a pas diverti ?
— Diverti ? Vous auriez juré que je m’étais tranché la tête pour la lui jeter ! La seule fois où j’ai réussi à lui faire plaisir en lui offrant une vision d’Ero, le démon a manqué démolir la pièce. Du coup, je n’ai plus osé risquer la moindre tentative avec lui depuis. »
Iya dressa un sourcil.
« Il faut absolument le guérir de ça si nous voulons atteindre notre but. Peut-être Ki te sera-t-il là de quelque aide. Il a bien aimé les petits tours d’illusionnisme que je lui ai montrés durant notre voyage. » Elle leva les yeux pour lui sourire. « Tu ne m’as pas encore dit ce que tu pensais de mon choix.
— À en juger d’après ce que j’ai vu ce soir, il est excellent. J’étais en train de regarder le gosse quand le démon a attaqué. Il était terrifié, mais ça ne l’a toujours pas empêché de foncer sur Tobin au lieu de s’enfuir. Sans même connaître son seigneur et maître, il comprend déjà quelles sont ses obligations.
— Plutôt exceptionnel, de la part d’un être aussi jeune. Mais à propos, pour ce qui est du démon, c’était inhabituel, ce qui s’est passé ?
— Pas vraiment, mis à part que je ne l’avais jamais vu depuis que je suis là déployer autant d’agressivité. Il m’a toutefois un peu réservé le même genre de réception le jour de mon arrivée. Et comme il m’a dit qu’il se souvenait de moi, sans doute vous a-t-il reconnue, vous aussi. Mais cela n’explique pas pour autant qu’il se soit attaqué à Ki. Le petit serait-il un magicien en herbe ?
— Non, et c’est grand dommage, car il aurait de quoi faire un magicien des plus curieux. Il devrait en tout cas faire parfaitement l’affaire avec Tobin. Maintenant que j’ai vu celui-ci, force m’est d’admettre que tu raisonnais juste. Il a désespérément besoin d’un semblant de société normale. » Iya se retourna pour regarder le fort, et son front se plissa. « J’espère seulement que c’est lui qui subira l’influence de Ki, plutôt que l’inverse. J’attendais mieux de Rhius.
— J’aurais tendance à lui accorder qu’il n’a pas eu la tâche facile, entre le démon et la démence d’Ariani. Aucun d’entre nous n’avait prévu cela.
— Tout provient d’Illior, la démence comme la lucidité. »
À la faveur de la lumière froide et blafarde, Iya ressemblait brusquement à une effigie de fer. Arkoniel fut souffleté par cette image, qui l’affligea. Pour la première fois depuis qu’il en avait fait la connaissance, il se voyait forcé de s’avouer jusqu’à quel point Iya pouvait se montrer dure et à part du commun des mortels. Il l’avait déjà remarqué en d’autres magiciens, ce détachement vis-à-vis de ce qu’il tenait, lui, pour la sensibilité normale. Mais ce phénomène qu’il convenait d’imputer, lui avait-elle expliqué un jour, à leur extrême longévité, il s’était donné un mal fou pour ne pas voir qu’il s’appliquait aussi à elle.
Là-dessus, elle se tourna vers lui avec un sourire dont la tristesse balaya ces sombres pensées. Il retrouvait là son maître inlassable et la femme qu’il aimait comme une seconde mère.
« Avez-vous vu quoi que ce soit pendant que le démon se tenait dans la salle ?
— Non, mais je percevais sa présence. Il se souvient de moi, ça oui, et il ne pardonne pas. Mais j’ai bien déduit de ta lettre que tu l’avais vu, toi ?
— Une seule fois, mais aussi net que je vous vois en ce moment. Le jour même de mon arrivée, il m’attendait là-bas, là où la route émerge des bois. Il ressemblait à Tobin trait pour trait, sauf que ses yeux...
— Là, tu fais erreur. » Elle rafla une herbe sèche et en fit tournoyer la tige entre ses doigts. « Il ne ressemble pas à Tobin. C’est Tobin qui lui ressemble, ou qui rappelle du moins l’apparence qu’aurait eue maintenant le petit garçon mort, s’il avait vécu. C’est à cela que visait la magie de Lhel, après tout, donner à la petite fille tous les dehors de son frère. Illior est seul à savoir quel est le véritable aspect physique de Tobin, en fait. » Elle s’interrompit et se taquina le menton avec la tige desséchée. « Je serais bien curieuse de savoir quel nom il choisira, après la métamorphose... »
Tout en le déboussolant quelque peu, cette idée saugrenue fournit à Arkoniel l’impulsion nécessaire pour aborder le sujet qui l’avait d’abord incité à sortir du manoir.
« J’ai vu Lhel aujourd’hui. Tout semble indiquer qu’elle n’aurait pas bougé d’ici depuis le début.
— Ici ? La sorcière ? Mais, sainte Lumière ! pourquoi ni Nari ni Rhius ne nous en ont-ils rien dit ?
— Ils l’ignorent. Eux et tout le monde. Je ne sais comment elle s’y est prise, Iya, mais elle a semble t-il suivi le petit jusqu’à sa retraite, et elle vit quelque part dans les environs.
— Je vois. » Elle promena son regard sur la forêt qui cernait le fort. « Elle a dit pourquoi ? »
Il hésita puis finit par déballer peu à peu la rencontre et ce qui s’était ensuivi entre eux. Mais lorsqu’il en vint au point de sa piteuse déconfiture, il bafouilla, dut s’arrêter. La tentation avait été tellement forte... Rien qu’à y repenser, il se sentait lanciné par un sentiment de culpabilité d’une noirceur bouleversante. Et c’était Lhel, pas lui, qui avait coupé court à leur accouplement.
« Elle... elle voulait me voir rompre mon vœu de chasteté. En retour, elle m’aurait enseigné ce qu’il me fallait apprendre. Ç’aurait en plus été sa rétribution pour avoir veillé sur Tobin.
— Je vois. »
Du fer, se confirma Arkoniel par un bref coup d’œil.
« As-tu le sentiment qu’elle abandonnera l’enfant si tu ne te plies pas à ses exigences ?
— Non. Elle doit je ne sais quelle réparation à ses propres dieux pour avoir créé le démon. Je ne crois pas qu’elle pourrait aller là contre. Quant à nous, à moins de la tuer, je doute fort qu’il nous serait possible de la contraindre à s’éloigner.
— Et rien ne nous y obligerait. » Elle contempla la rivière d’un air absorbé. « Jamais je n’en ai parlé à personne, dit-elle doucement, mais mon propre maître étudiait la Vieille Magie. Elle est plus puissante que tu ne le crois.
— Mais elle est interdite ! »
Iya renifla.
« Tout comme l’est ce que nous sommes en train de tenter, cher garçon. Et dans quel but te figures-tu qu’avant de rien entreprendre je suis partie chercher Lhel ? La fatalité attachée aux magiciens de notre lignée pourrait bien consister à contrevenir aux interdits en cas de nécessité. Peut-être que tels sont les desseins d’Illior sur toi.
— Vous voulez dire que je devrais prendre des leçons d’elle ?
— J’estime être capable de défaire les sortilèges dans lesquels elle a entortillé Tobin. Mais si je me trompais ? Ou s’il m’arrivait de mourir avant l’heure cruciale, comme ce fut le cas de mon maître Agazhar ? Oui, le mieux pourrait être que tu apprennes d’elle ce qu’il faudra faire, et selon ses procédés à elle.
— Mais le prix qu’elle exige ? »
Le seul fait d’envisager ça lui bloquait la respiration. Par pure répulsion, tâcha-t-il de se persuader. Une moue de réprobation réduisit à un fil les lèvres d’Iya. « Propose-lui-en un autre.
— Et si elle refuse ?
— Ce que je t’ai enseigné, Arkoniel, m’avait été enseigné par mon propre maître, la chasteté préserve notre puissance. Pour ma part, je l’ai mise en pratique depuis que j’ai entrepris l’étude de notre art. Il en est cependant qui s’écartent du droit chemin, mais tous ne se sont pas obligatoirement trouvés diminués par leur expérience. Nombre d’entre eux, oui, mais pas tous... »
Arkoniel eut l’impression que le sol s’ouvrait sous ses pieds. « Pourquoi ne me l’avoir jamais dit avant ?
— À quoi bon ? Enfant, tu n’avais que faire de le savoir. T’en parler quand tu étais dans toute la vigueur de l’adolescence ? C’était trop dangereux, la tentation était trop réelle. J’avais à peu près ton âge actuel quand a débuté mon entraînement, et je n’étais plus vierge. Puissantes sont les vagues de la chair, ne t’y méprends pas, et nul d’entre nous n’échappe à leur attraction. Une fois révolue sa première vie et solidement implanté en lui le sentiment de ses propres pouvoirs, il devient plus facile à un magicien de se maîtriser. Crois-m’en sur parole, la comparaison fait singulièrement pâlir les plaisirs charnels.
— Je vais lui dire que c’est non, Iya.
— Tu vas faire ce que tu vas faire, cher garçon. » Iya lui prit les mains entre les siennes et le regarda bien en face ; elle avait la froideur de l’ivoire. « Il reste encore tant de choses que j’avais espéré t’enseigner.
Avant Afra, je m’imaginais que nous vivrions ensemble jusqu’à mon dernier jour. Tu es mon successeur, Arkoniel, et l’étudiant le plus doué que j’aie jamais eu. Cela fait un bon bout de temps que nous le savons, Illior et moi. » Elle tapota le sac pendu à son épaule. « Mais Illior a d’autres projets pour toi, ces temps-ci, comme nous l’avons constaté l’un et l’autre. Désormais, tu dois prendre autant de leçons qu’il s’en présentera et faire d’elles ce que tu pourras. Si Lhel est capable de t’enseigner, alors, apprends d’elle. Tout le reste à part, ouvre l’œil et assure-toi qu’elle ne mijote rien de mal contre le petit.
— Votre réponse est tout sauf une réponse ! » grogna-t-il, plus embarrassé que jamais.
Elle haussa les épaules.
« Tu n’es plus un enfant ni un apprenti. Il vient un moment, tôt ou tard, où tout magicien doit apprendre à se fier à son propre cœur. Cela fait un certain temps déjà que tu t’y emploies, même si tu sembles ne t’en être pas encore aperçu. » Avec un sourire, elle lui administra une petite tape sur la poitrine. « Écoute-le, lui, mon cher. Tu auras en lui un bon guide, et loyal, je crois bien. »
Une sueur froide prémonitoire fit frémir Arkoniel.
« Voilà qui sonne presque comme un adieu. »
Elle eut un sourire attristé.
« C’en est un, mais rien qu’au garçon qui fut mon étudiant. L’homme qui l’a subrepticement supplanté n’a pas à craindre de me perdre. Je l’aime beaucoup trop pour ça, et nous avons une montagne de travail à accomplir ensemble.
Cependant... » Il chercha les mots pour le dire. « Comment vais-je savoir ce qu’il convient exactement de faire afin d’aider Tobin et de le protéger ?
Parce que tu te figures peut-être que si tu n’étais pas à la hauteur de la tâche Illior t’aurait dépêché ici ? Et puis quoi encore ? Bon, tu comptes retenir toute la nuit dehors une vieillarde de mon âge, ou tu lui permets enfin de rentrer ?
— Une vieillarde, ah bon ? Ça date de quand, cette nouveauté-là ? demanda-t-il en glissant son bras sous celui d’Iya tandis qu’ils remontaient ensemble vers le fort.
— Belle lurette que je me pose la même question.
— Vous nous restez combien de temps ?
— Pas longtemps, vu la réception que m’a réservée le démon. Comment t’a-t-il traité depuis qu’il t’a cassé le bras ?
— Étonnamment bien. Il a beau faire valser les meubles, de temps en temps, Tobin le tient plus ou moins en bride, manifestement. Et, d’après Nari, il s’est montré beaucoup plus tranquille depuis la disparition d’Ariani.
— Ça alors... ! On aurait pu s’attendre à tout le contraire. Jamais de toute ma longue existence, Arkoniel, je n’ai vu d’esprit si peu que ce soit semblable à celui-ci. À se demander...
— Quoi donc ?
— S’il ne va pas de nouveau nous surprendre quand nous tâcherons de rompre les liens qui l’unissent à Tobin. »
Ils regagnèrent le manoir, où Iya devait partager la chambre d’Arkoniel pour la nuit. Or, à peine eurent ils mis le pied dans la grande salle qu’ils sentirent de manière quasi tangible se refermer autour de leurs personnes la malveillance du démon. L’air s’alourdit sensiblement, le feu fit mine de s’éteindre et ses flammes se firent livides dans la cheminée
Nari et le reste de la maisonnée, qui se trouvaient groupés autour du foyer, s’en alarmèrent aussitôt. « Soyez prudente, Iya. Il est impossible de dire ce qu’il va faire », prévint Tharin.
Le silence se prolongea, lourd de menaces et oppressant, et puis quelque chose se fracassa tout à coup par terre à l’autre bout de la salle, auprès de la table haute. Nouveau fracas, et Iya surprit une lumière en l’air, une lumière assez vive pour laisser voir l’argenterie dégringoler des étagères du dressoir. Un par un, plats et jattes tombèrent d’une glissade dans la jonchée, tantôt avec un boucan du diable, tantôt avec un simple pouf ! Chacun des objets bougeait comme de lui-même, mais Arkoniel n’avait aucune peine à se figurer l’affreux vaurien revêche auquel il avait eu affaire au bord de la rivière en train de prélever la coupe suivante, le plateau suivant tout en les narguant, eux, là, par-dessus l’épaule, avec un sourire fielleux.
L’étrange représentation se poursuivit telle quelle, à ce détail près que chaque nouveau projectile volait chaque fois un tout petit peu plus loin du dressoir que son prédécesseur, et un tout petit peu mieux orienté vers les spectateurs.
« En voilà plus qu’assez ! » maugréa Iya.
Remontant la salle à grandes enjambées, elle alla s’immobiliser à trois pas du dressoir et, brandissant sa baguette de cristal, décrivit en l’air devant elle un cercle de lumière blanche.
« Qu’est-ce qu’elle fait là ? demanda Nari.
— Je ne sais pas trop », répondit Arkoniel, qui déchiffrait de son mieux tous les signes cabalistiques qu’Iya s’affairait à inscrire dans le cercle.
Ça lui rappelait plus ou moins un charme de bannissement qu’avait tenté de leur apprendre un Drysien, sauf que la forme que prenaient les signes au fur et à mesure ne correspondait pas du tout à celle de ses souvenirs.
Peut-être Iya avait-elle commis une erreur au cours de l’opération ? Toujours est-il qu’au même instant décolla du dressoir un lourd plateau d’argent qui vint heurter le cercle de plein fouet. Motif et baguette explosèrent en faisant subitement jaillir une gerbe de flammes d’un bleu incandescent. Iya poussa un cri, porta la main à son côté.
Tout en papillotant pour dissiper les taches noires qui lui brouillaient la vue, Arkoniel se précipita vers elle pour la tirer de ce mauvais pas tandis que le démon lançait de tous côtés le restant de l’argenterie puis se mettait à culbuter les bancs. Il l’enveloppa dans ses bras, la contraignit à baisser la tête et fit tout son possible pour la protéger. Puis Tharin survint, qui s’efforça, lui, de les préserver tous deux.
« Dehors ! » hoqueta Iya en faisant de son mieux pour les repousser.
Ils titubèrent jusque dans la cour avec tout ce qu’il y avait là de domestiques affolés, et puis un regard en arrière par la porte ouverte leur révéla que les tapisseries volaient dans tous les sens. L’une d’elles atterrit en plein dans la cheminée.
« De l’eau ! gueula Mynir. Allez chercher de l’eau ! Il veut mettre le feu à la maison !
— Allez dans les baraquements, vous deux, commanda Tharin. Il vous sera possible d’y dormir. »
Puis il se rua de nouveau dans le manoir afin d’aider les autres.
Arkoniel soutint les pas chancelants d’Iya jusqu’au noir bâtiment qui tenait lieu de casernement. Un brasero se trouvant juste au-delà du seuil, un simple claquement de doigts pardessus lui permit d’y déclencher une flambée modeste. D’étroites paillasses bordaient les murs, et Iya se laissa tomber sur la plus proche. Arkoniel s’empara doucement de la main blessée pour l’examiner à la faveur des flammes vacillantes. Une longue brûlure rouge marquait dans la paume l’emplacement de la baguette de cristal. Au fond des coupures qui entaillaient les jointures et les doigts scintillaient quantité d’éclats de cette dernière.
« C’est moins sérieux que ça n’a l’air, décréta Iya pendant qu’il prélevait de brillantes échardes par-ci par-là.
Pas mon avis. Restez allongée. Le temps d’aller prendre deux ou trois choses, et je suis de retour. »
Il retourna en courant dans la grande salle où Cuistote et les autres achevaient de battre une tapisserie fumante et repoussaient dans l’âtre à coups de pied des braises charbonneuses de jonchée.
« Arrosez-moi ça ! » ordonna-t-il en battant vigoureusement des mains puis en désignant le sol de ses paumes ouvertes. Des derniers brandons qui s’éteignaient s’élevèrent des nuées de fumée puante.
« Iya est blessée. Il me faut des simples contre les brûlures et des linges propres pour le pansement. »
Cuistote alla chercher ce qu’on lui demandait, puis Tharin suivit Arkoniel aux baraquements pour superviser les soins qu’exigeaient les plaies d’Iya.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? questionna le capitaine. Vous étiez en train d’essayer de faire quoi ? » Iya grimaça lorsque Arkoniel lui plongea la main dans une bassine.
« Quelque chose de pas très malin, semblerait-il. »
Tharin lui laissa tout loisir de se montrer plus explicite et puis, voyant qu’elle n’en faisait rien, reprit en hochant du chef : « Feriez mieux de dormir ici, cette nuit. Je coucherai dans la salle, moi.
— Merci. » Cessant de surveiller le travail d’Arkoniel, elle leva les yeux.
« Que fais-tu ici, Tharin ? Rhius est bien à Atyion, n’est-ce pas ?
— Je sers de maître d’armes au prince Tobin. Je suis resté pour assurer la poursuite de son entraînement.
— Ah, c’est ça ? »
Quelque chose dans l’intonation d’Iya suspendit les gestes d’Arkoniel et lui fit lever les yeux.
« Je te connais depuis que vous n’étiez pas plus hauts que ça, Rhius et toi. Dis-moi un peu comment il se porte. Mon absence a beaucoup trop duré, je me fais l’effet d’être une étrangère. »
Tharin passa la main dans sa courte barbe.
« Ç’a été une période pénible pour lui, vous imaginez bien. Déjà que c’était dur avant, perdre Ariani dans des conditions pareilles..., pas rien que sa mort, mais sa folie, toutes ces années depuis l’accouchement, et sa haine en plus... » Il secoua la tête. « Vous jure sur ma vie, y a rien à faire, je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle lui reprochait la mort de cet enfant ni pourquoi elle l’a si mal prise. Je ne veux surtout pas dire du mal des morts, Iya, mais je crois qu’elle tenait beaucoup plus de sa mère qu’on ne supposait. Y en a qui disent que c’est pour ça que le petit mort hante le petit vivant, mais là, moi, non, je ne marche pas, pas du tout.
— Les gens disent quoi d’autre encore ?
— Oh, des tas de balivernes... !
— Pour l’amour de l’enfant, parle. Tu le sais, ça n’ira pas plus loin que nous. » Tharin s’abîma dans la contemplation de ses mains toutes balafrées.
« Il y a ceux qui disent que Rhius a découvert qu’il n’était pas le père et qu’il a tué l’un des bébés avant que personne puisse l’arrêter, que c’est à cause de ça que le gosse mort fait le fantôme, et à cause de ça que Tobin est retenu loin de la cour.
— Quelle absurdité ! Et le duc, comment s’en tire t-il, à la cour ?
Le roi le retient toujours près de lui, comme à l’accoutumée. Il l’appelle "frère", mais… Mais leurs relations se sont passablement tendues depuis la disparition d’Ariani, bien que ça semble surtout venir du côté de Rhius. Il est reparti pour Atyion après avoir carrément vidé ses appartements du Palais Neuf. Et il ne peut même pas supporter l’idée de se retrouver ici.
— Ce n’est pas juste pour le petit. »
Tharin les regarda tour à tour et, pour la première fois, Arkoniel surprit dans ses yeux une ombre de peine et de remords.
« Je sais, et je le lui ai dit. C’est même en partie pour cette raison qu’il m’a réexpédié ici, s’il faut tout vous dire. Je n’en ai parlé à personne, au manoir, de peur que ça ne finisse par revenir aux oreilles de Tobin. Ça lui briserait le cœur, et ç’a m’a presque brisé le mien. »
Iya lui prit la main dans sa main valide.
« Tu as toujours parlé à Rhius comme à un frère, Tharin. Je ne saurais t’imaginer tombé en disgrâce sans retour possible. Je lui toucherai un mot de tout ça quand je le verrai. »
Tharin se leva pour prendre congé.
« Ne vous donnez pas cette peine. Ça s’arrangera tout seul. Bonne nuit. »
Iya le suivit des yeux puis secoua la tête.
« J’ai souvent regretté de ne pas lui dire. »
Arkoniel approuva d’un hochement. « Plus je suis ici, et plus je le déplore aussi.
— Laissons les choses en l’état pour l’instant. » Iya fit jouer sa main bandée et grimaça. « Bon, ça ne m’empêchera pas de monter à cheval. Je pense me remettre en route dès demain. Je veux revoir Ero, et puis avoir un petit entretien avec Rhius.
— Ero ? C’est vouloir vous jeter tout droit dans la tanière des loups. Vous tomberez fatalement sur des Busards, là-bas...
— Certes, mais ils méritent une petite enquête. Quel malheur qu’Illior ne nous les ait pas laissé entr’apercevoir quand toute cette histoire a débuté... Mais ne t’inquiète pas, Arkoniel, je serai prudente.
— Plus prudente que vous ne l’avez été tout à l’heure dans la salle, j’espère. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je ne le sais pas au juste. Quand je suis arrivée, tout à l’heure, et que s’est produite l’attaque, j’ai eu comme l’impression que le cercle protecteur que j’avais tracé se mettait à pocher comme un mur de tente par grand vent. Du coup, j’ai pensé que la situation nécessitait une résistance beaucoup plus forte, et je me suis efforcée de repousser l’agresseur au-dehors et de sceller l’accès de la pièce jusqu’au matin.
— Vous avez commis une erreur de motif ?
— Non, j’ai pratiqué la conjuration de bout en bout comme il convenait, mais ça n’a pas marché, tu l’as vu. Comme je te l’ai déjà dit plus tôt, cet esprit ne ressemble à rien de ce que j’ai jamais rencontré. Que n’ai-je plus de temps pour l’étudier... ! De toute façon, dans l’état actuel des choses, cela perturberait par trop l’enfant. Je n’ose même pas rentrer dans la maison. Cependant, j’aimerais bien le revoir avant mon départ. Tu voudras bien me l’amener, dans la matinée ? Mais seul, cette fois.
— Bien entendu. Mais je ne compterais pas trop sur une longue conversation, si j’étais vous. Il ne se laisse pas facilement tirer les vers du nez. »
Iya s’allongea sur la paillasse et se mit à glousser.
« Il m’avait suffi d’un simple coup d’œil pour m’en apercevoir. Ah, la Lumière m’est témoin, décidément, tu t’es dégotté un boulot taillé juste à tes mesures ! »