16

Arkoniel se retourna pour jeter un dernier regard par-dessus son épaule au bout de quelques pas, le lendemain. Debout près du sapin, Iya semblait minuscule et banale. Elle agita la main, il agita la sienne et puis fit résolument face au village en tâchant d’ignorer ce qui l’étranglait, tout à coup. Ça faisait un drôle d’effet, de marcher seul, après tant d’années.

Ses affaires de magicien, il les avait soigneusement camouflées dans le couchage qu’il trimbalait en travers de l’épaule. Avec un peu de chance, quiconque poserait les yeux sur sa personne ne verrait en lui rien d’autre qu’un voyageur en bottes crottées sous les bords cassés d’un chapeau poudreux. Il n’en comptait pas moins éviter de son mieux les prêtres et ses collègues magiciens, selon les conseils d’Iya, ainsi que demeurer constamment vigilant pour être sûr de repérer quiconque arborerait le faucon tenant lieu de blason aux Busards du roi.

Il découvrit un pêcheur qui consentit à lui faire remonter la côte jusqu’à Ylani et, là, prit passage à bord d’un plus gros bateau en partance pour Volchi, au nord. Après y avoir débarqué, deux jours plus tard, il fit l’acquisition d’un robuste hongre alezan et se mit en selle à destination de Bierfût et des tâches inconnues que lui réservait par là l’Illuminateur.

Les lettres de Rhius et de Nari lui avaient appris que le duc avait, au cours du printemps suivant la naissance de Tobin, transporté les pénates de sa famille de la capitale à un vieux château fort ; Ero s’était en effet déjà complu à répandre un peu partout des tas d’histoires à propos du « démon ». Celui-ci, jasait-on, lançait des choses à la tête des visiteurs, les frappait, faisait s’évaporer joyaux et couvre-chefs. Quant aux racontars selon lesquels la belle Ariani, vêtue de sa robe sanglante et inséparable de son étrange poupée, hantait les corridors en quête de son enfant..., cela aussi défrayait les conversations.

Selon toute apparence, le roi n’avait pas été fâché de laisser s’éloigner Rhius. Contrairement au « démon », qui s’était débrouillé, lui, pour suivre le déménagement.

Rien qu’à tenter d’imaginer cet aspect des choses, Arkoniel sentait des sueurs froides lui dégouliner le long du dos. Les esprits inquiets étaient tellement faits pour susciter la honte et l’horreur que les négociations avec eux se déléguaient d’ordinaire aux prêtres et aux Drysiens. Sachant que tôt ou tard ils se verraient forcés d’affronter le fantôme qu’ils avaient contribué à créer, Iya et lui s’étaient de leur mieux initiés à ces matières auprès de telles gens. Mais jamais il ne s’était attendu à devoir le rencontrer seul...

 

Il atteignit Bierfût le troisième jour de Shemin. C’était une petite ville-marché plaisante et prospère nichée dans les préalpes des Skaliennes. À quelques milles au-delà vers l’ouest se profilait sur l’azur sans nuages de l’après-midi une chaîne de pics déchiquetés. Il faisait plus frais par ici qu’auparavant sur la côte, et rien dans l’aspect des champs ne trahissait qu’ils aient souffert de la sécheresse.

Il fit halte sur la place auprès de la carriole d’une bonne femme qui vendait des fromages frais pour se renseigner sur la route à suivre.

« Le duc Rhius ? Tu le trouveras au vieux fort du col, là-haut, répondit-elle. Ça fait pas loin d’un mois qu’il est de retour, mais j’ai entendu dire qu’il ne doit plus y rester bien longtemps. Mais tu le verras au temple que voilà, demain, à recevoir les pétitions, si c’est pour ça que tu as besoin de lui.

— Non, c’est sa demeure que je cherche.

— Alors, t’as qu’à suivre tout le temps la grande route à travers les bois. Mais si tu fais du colportage, tant vaut que je t’épargne le déplacement. Vont te regarder d’un sale œil, moins qu’ils te connaissent. Z’ont pas commerce avec les étrangers, là-haut.

— Je ne suis pas un étranger », l’avisa-t-il avant de lui acheter quelques-uns de ses fromages puis de s’éloigner, le sourire aux lèvres, tant l’enchantait l’idée d’avoir été pris pour un chemineau.

Sa chevauchée lui fit dépasser des champs d’orge dorés et des prairies pullulant de moutons tondus et de cochons gras par-delà lesquels s’ouvraient de sombres forêts. La route préconisée par la bonne femme se révélait beaucoup moins fréquentée de ce côté-là de la ville. La folle avoine croissait dru dans l’intervalle entre les ornières creusées par les roues des charrois, et il releva sur le sol plus d’empreintes de porcs et de daims que de chevaux. Les ombres s’allongeant désormais à toute vitesse, il força sa monture en nage à piquer un galop, tout penaud de n’avoir pas songé à s’enquérir de la distance qui le séparait du castel.

Il émergea finalement à l’air libre auprès d’une rivière qui coulait au bas d’une prairie pentue. Tout en haut se dressait la masse grise d’un manoir adossé à une seule tour de guet carrée.

Précipitée par la fenêtre d’une tour...

Arkoniel frissonna. Comme il tournait la tête de son cheval vers la montée, il aperçut un petit paysan accroupi dans les herbes folles, au bord de la route, à moins de vingt pas de lui.

La tunique en loques du gamin laissait à nu ses bras et ses jambes maigres. Il avait la peau toute sillonnée de boue et plein de feuilles et de bardanes dans ses cheveux noirs.

Arkoniel était sur le point de le héler quand il se rappela qu’il n’y avait qu’un seul enfant dans la résidence du duc... et que cet enfant avait les cheveux noirs. Scandalisé par la tenue du prince, il fit avancer sa monture au pas pour le saluer.

Le dos tourné à la route, Tobin scrutait passionnément quelque chose dans les longues herbes qui peuplaient la berge. L’approche d’Arkoniel ne lui fit pas lever les yeux. Déjà le magicien s’apprêtait à mettre pied à terre quand il se ravisa. Quelque chose dans l’immobilité du petit l’avertissait d’avoir à garder ses distances.

« Sais-tu qui je suis ? demanda-t-il finalement.

— Vous êtes Arkoniel, répliqua le gosse sans cesser de fixer la chose invisible qui le fascinait à l’évidence depuis un bon moment.

— Ton père ne sera pas content de te savoir si loin de la maison tout seul. Où se trouve ta nourrice ? » Le gosse ignora la question. « Elle va mordre, d’après vous ?

— Quoi va mordre ? »

La main de Tobin fusa dans la verdure et en extirpa une musaraigne attrapée par l’une de ses pattes arrière. Il la regarda se débattre une minute puis lui brisa l’échine, aussi nettement que l’aurait fait un braconnier. Le minuscule museau pointu de la bestiole s’emperla d’une goutte de sang.

« Ma maman est morte. »

Sur ces mots, il se tourna enfin vers le magicien dont le regard se noyait dans des prunelles aussi noires et vertigineuses que la nuit.

Et la voix lui mourut dans la gorge quand il comprit avec quoi il avait noué conversation.

« Je connais le goût de tes larmes », dit le démon.

Puis, sans lui laisser le moindre loisir de se protéger par un quelconque signe cabalistique, il se leva d’un bond et balança la musaraigne morte aux naseaux du cheval. En se cabrant, affolé, le hongre expédia baller son cavalier dans l’herbe haute, mais l’atterrissage y fut malencontreux, toute la masse d’Arkoniel porta sur sa main gauche, et il sentit au-dessus du poignet une douleur fulgurante qui, jointe à la violence de la chute, lui coupa si bien la respiration qu’il demeura boulé par terre, à refouler vaille que vaille et la peur et les haut-le-cœur.

Le démon. Jamais il n’avait eu vent d’aucun qui s’affiche avec tant d’impudence ou qui parle. Il redressa tant bien que mal la tête, quoiqu’il s’attendît à le découvrir accroupi près de lui, le dévisageant avec ces yeux noirs et morts qu’il avait... Au lieu de quoi il distingua son hongre qui, dans la prairie de l’autre rive, ruait comme un fou.

Il se mit lentement sur son séant, tout en soutenant son bras blessé. Sa main gauche pendouillait selon un sale angle, et elle était toute froide au toucher. Une nouvelle houle de nausées incendia son gosier, et il se laissa retomber sur le dos dans l’herbe. Le soleil tapait dur sur sa joue offerte, et des insectes lui exploraient les oreilles. L’œil attaché sur la verdure du seigle et des foins qui dansait sur le ciel, il s’efforça de se figurer faisant à pied le restant du chemin jusqu’au fort, tout là-haut, là-haut...

 

N’y parvenant pas, il revint au démon. Dont il n’enregistrait véritablement les propos qu’à présent.

Ma maman est morte.

Je connais le goût de tes larmes.

Le tonitruant esprit frappeur escompté ne se trouvait nullement au rendez-vous. Après avoir mûri comme un enfant vivant, celui-ci s’était élevé jusqu’à une sorte de conscience. Jamais Arkoniel n’avait entendu parler d’une chose pareille.

« Ah, Lhel, Lhel, maudite nécromancienne, qu’as tu fait là ? » gronda-t-il.

Qu’avons-nous fait là ?

Il avait dû s’assoupir quelque temps, car, lorsqu’il rouvrit les yeux, une tête et des épaules d’homme lui bouchaient la vue du soleil.

« Je ne suis pas un colporteur, marmonna-t-il.

— Arkoniel ? » Des mains vigoureuses se glissèrent par-dessous ses épaules et te le replantèrent sur ses pieds. « Que fabriques-tu là, tout seul ? »

Cette voix, il la reconnut, comme il reconnut le visage raviné, barbu qui l’accompagnait, malgré la bonne dizaine d’années écoulées.

« Tharin ? Les Quatre m’en soient témoins, je suis bien heureux de vous retrouver ! »

Il se mit à tanguer, et le capitaine lui passa un bras autour de la taille pour le maintenir debout.

Non sans papilloter pas mal, il s’efforça d’examiner la figure beaucoup trop proche. Barbe et cheveux, la blondeur de Tharin s’était faite plus terne avec l’âge, et les rides s’étaient creusées autour de la bouche et des yeux, mais ses manières aisées, son calme étaient toujours les mêmes, et Arkoniel lui en sut gré. « Est-ce que Rhius est là ? Je dois...

— Il est là, oui, mais tu as du pot de nous tomber dessus. Nous partons demain pour Ero. Pourquoi n’avoir pas prévenu ? »

Les jambes d’Arkoniel flageolèrent, et il tituba. Tharin le remit à nouveau d’aplomb en le soulevant. « Enfin, n’importe. On va d’abord te grimper là-haut. » Il le soutint jusqu’auprès d’un grand cheval gris, le jucha en selle.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Je t’ai vu planté là, d’abord, à fixer la rivière, et puis voilà ton canasson qui te flanque en l’air. Comme s’il était devenu dingue, tout à coup. Même que, depuis, Sefus se donne un tintouin du diable à essayer de te le rattraper. »

Il y avait en effet dans la prairie, là-bas, un type qui s’échinait à calmer la bête échappée, mais celle-ci bronchait et lui décochait des coups de pied dès qu’il tendait une main vers sa bride. Arkoniel secoua la tête, d’autant moins disposé à parler pour l’instant de ce qu’il avait vu que Tharin n’avait manifestement pas même aperçu le démon.

« Un fichu tocard !

— Tout l’air. Bon..., comment préfères-tu monter là-haut ? Douloureux et lent, ou douloureux et rapide ? »

Arkoniel grimaça un sourire.

« Rapide. »

Tharin se mit en selle derrière lui, s’empara des rênes en lui ceignant la taille et, des talons, poussa leur monture au petit galop. Ayant à chaque battement de sabot l’impression qu’on lui ébouillantait le bras, le blessé concentra son attention sur le but à atteindre en se servant de sa main valide pour se cramponner de son mieux.

Au sommet de la colline, il fallut traverser un large pont de bois puis franchir une poterne avant de pénétrer dans une cour pavée. Mynir et Nari s’y trouvaient, en compagnie d’une grande carcasse de femme en tablier de cuisine crasseux.

Nari aussi avait vieilli. Certes, elle était toujours grassouillette et rougeaude, mais son opulente chevelure brune avait tendance à grisonner.

Après qu’on l’eut aidé à mettre pied à terre, Arkoniel, appuyé sur Tharin, traversa une salle sombre et pleines d’échos pour gagner les cuisines.

« C’est quoi qui t’amène par chez nous ? » demanda Nari pendant que le capitaine l’affalait sur un banc, devant une table de chêne impeccablement récurée.

« Le petit », coassa-t-il. La tête lui tournait. Il l’étaya sur sa main valide. « Venu voir le petit. Il va bien ? »

Tharin, doucement, saisit entre ses deux mains le poignet tuméfié pour évaluer les dégâts. La seule palpation fit s’étrangler Arkoniel.

Nari dressa un sourcil soupçonneux. « Sûr qu’il va bien. Qu’est-ce qui te fait supposer le contraire ?

— Je voulais simplement... »

Il retint son souffle pendant que Tharin poussait l’examen plus avant.

« Tu es verni, commenta celui-ci. Ce n’est que l’os extérieur, et cassé proprement, en plus. Une fois remis en place et immobilisé, il ne devrait plus trop te tourmenter. » Mynir alla chercher une planchette et des lanières de tissu. « Ferais mieux de commencer par m’avaler ça », fit la cuisinière en présentant un gobelet de grès.

Arkoniel ne se fit pas prier pour en descendre le contenu, qui lui propagea presque instantanément dans les tripes et les membres une chaleur engourdissante.

« C’est quoi ?

— Vinaigre et eau-de-vie de vin, plus une larme de jusquiame et de pavot », répondit-elle en lui tapotant l’épaule.

Si la potion ne l’empêcha pas de souffrir mille morts quand Tharin remit l’os en place, du moins lui permit elle de ne pas avoir l’air geignard.

Une fois la planchette installée puis arrimée avec les bandes de tissu, Tharin consolida l’appareil avec une lanière de cuir avant de prendre un peu de recul et de sourire à son patient.

« Tu es moins douillet que tu ne parais, mon gars. »

Arkoniel poussa un grognement puis s’envoya une nouvelle lampée de potion. Il commençait à se sentir fort ensommeillé.

« C’est Iya qui t’envoie ? demanda Nari.

— Non. J’ai cru devoir venir faire une...

— Hé ! mais voyez-moi ça, l’un de vous deux a quand même fini par nous consentir les frais d’une visite, hein ? » jappa sèchement une voix. Tiré comme par enchantement de sa torpeur.Arkoniel découvrit Rhius, qui, campé sur le seuil des cuisines, le toisait sans aménité. Tharin se leva et s’avança vers le duc comme pour prévenir une action violente de sa part.

« Il est blessé, Rhius. »

Ignorant son intervention, celui-ci traversa la pièce et, d’un air toujours aussi mécontent, lança:

« Ainsi, vous avez fini par nous revenir, n’est-ce pas ? Où est ta maîtresse ?

— Elle est toujours dans le sud, messire. Je suis venu vous présenter nos respects. La nouvelle de la disparition de votre épouse nous a désolés tous deux.

— Tellement désolés qu’il t’a fallu un an pour venir ? » Rhius prit place en face de lui et jeta un coup d’œil sur son poing bandé. « Mais à ce que je vois, tu ne vas pas nous quitter de sitôt. Bien que je parte pour Ero demain, libre à toi de rester ici jusqu’à ce que tu sois en mesure de remonter à cheval. »

Tout cela ne ressemblait guère à l’accueil chaleureux qu’il vous réservait autrefois sous son toit, mais le magicien subodora devoir encore s’estimer heureux que le duc ne l’ait pas flanqué à la rivière.

« Comment se porte le roi ? » demanda-t-il.

Une rage cuite et recuite rebroussa la lippe de Rhius.

« On ne peut mieux, je te remercie. La saison des récoltes a vu cesser les incursions plenimariennes. Les moissons sont en train de mûrir. Le soleil continue à briller. On dirait que les Quatre sourient à son règne. »

Il parlait posément, d’une voix dénuée de toute inflexion, mais Arkoniel lisait tout ce que trahissaient ces yeux durs et las. Iya n’aurait pas manqué de parler de patience et de visions, mais lui-même ne savait par où débuter.

Il se trouva qu’au même instant se présenta dans l’embrasure de la porte une figure étonnamment familière.

« C’est qui, Père ? »

Les traits de Rhius perdirent toute espèce de dureté tandis qu’il tendait la main pour attirer contre lui le garçonnet qui jetait sur Arkoniel des regards d’un bleu timide.

Tobin.

Rien dans son apparence de gamin quelconque et maigrichon ne permettait de deviner la fillette qu’il recelait. Lhel n’avait que trop bien travaillé. Il avait au demeurant les yeux du même bleu frappant que sa mère et, contrairement à son démon de jumeau, se révélait l’objet de soins attentifs. Son menton pointu portait toutefois une cicatrice d’un rose qui pâlissait déjà. Tout curieux qu’il fût de savoir quel aspect pouvaient bien avoir les sutures de Lhel après tant d’années, Arkoniel ne jeta qu’un coup d’œil furtif au triangle de chair blanche et lisse que laissait entrevoir le col délacé de la tunique.

Les longs cheveux noirs du petit miroitaient, et si jamais on ne l’aurait pris pour le fils d’une princesse, en raison de sa tenue des plus simplettes, du moins celle-ci était-elle bien propre et de bonne coupe. Un regard circulaire suffit au magicien pour se rendre compte de l’adoration vouée par toutes les personnes présentes à ce gamin si solennel et pour en éprouver un brusque et bizarre serrement de cœur en faveur de l’autre, le démon, le délaissé, qui s’était vu refuser la chaleur de la famille et du foyer pendant que son double en jouissait durant sa croissance. Et qui était conscient. Qui devait forcément savoir.

Tobin demeurait sans sourire et, sans faire un pas vers lui pour le saluer, se contenta de le dévisager. Il y avait dans son inexpressivité quelque chose qui le rendait aussi étrange que son fantôme de jumeau.

« Je te présente Arkoniel, expliqua Rhius. C’est un... un ami que je n’avais pas vu depuis très, très longtemps. Allons, à toi maintenant de te présenter comme il sied. »

Le petit garçon y alla d’une révérence roide et stricte, la main gauche sur la ceinture où viendrait un jour s’accrocher une épée. À l’extérieur de l’avant-bras se distinguait la marque de chance lie-de-vin. On aurait dit l’empreinte d’un bouton de rosé coupé en deux. Arkoniel avait oublié ce détail - l’unique signe extérieur subsistant du véritable aspect de la petite fille.

« Je suis le prince Tobin Erius Akandor, fils d’Ariani et de Rhius. »

Sa façon de bouger renforça l’impression première d’Arkoniel. Son comportement était tout sauf celui d’un enfant normal. Il avait toute la dignité de son père mais ne possédait ni la stature ni l’âge nécessaires pour la porter convenablement.

Arkoniel lui retourna la révérence du mieux qu’il se pouvait assis. Plus marinait en lui le breuvage de la cuisinière, plus puissamment semblait-il agir et le tournebouler.

« C’est un insigne honneur pour moi que de faire votre connaissance, mon prince. Je suis Arkoniel, fils de sieur Koran et de dame Mekia de Rhemair, pupille de la magicienne Iya. Veuillez accepter mes humbles services pour vous-même et pour toute votre maison. »

Les yeux de Tobin s’élargirent.

« Vous êtes un magicien ?

— Oui, mon prince. » Il brandit son poignet bandé. « Une fois qu’il ira un peu mieux, j’espère pouvoir vous montrer quelques-uns des tours que l’on m’a appris. »

Ce genre de proposition, la plupart des enfants l’accueillaient avec des cris d’enthousiasme ou un sourire, à tout le moins, mais Tobin eut l’air de battre en retraite, lui, sans qu’aucun de ses muscles ait bougé.

J’avais raison, se dit Arkoniel, les yeux plongés dans ces prunelles sombres, quelque chose ici ne va pas du tout.

Il s’efforça de se lever mais découvrit que ses jambes comme sa tête refusaient de seconder ses tentatives.

« Seras pas quitte de sitôt avec les mixtures de Cuistote, dit Nari en le forçant à se rasseoir. Messire, il lui faut s’allonger pour dormir quelque part, mais aucune des chambres d’invités n’est en état de l’héberger.

— Une paillasse ici près du feu, voilà tout ce dont j’ai besoin », grommela-t-il, à nouveau repris de nausées.

Malgré l’eau-de-vie qui lui brûlait le ventre et la touffeur du jour, il se sentait tout frigorifié.

« Nous pourrions lui dresser un lit dans la seconde pièce des appartements de Tobin, suggéra Mynir, comme si la solution beaucoup plus simple d’Arkoniel était nulle et non avenue. Ça ne l’obligerait pas à monter si haut que le second étage.

— Fort bien, convint Rhius. Prends quelques hommes et envoie-les chercher ce que tu juges indispensable. »

Arkoniel se tassa contre la table. Que ne le laissait-on tout bonnement là, blotti près de l’âtre, en attendant qu’il arrive à se réchauffer... Les femmes allèrent prendre des draps. Tobin sortit avec Tharin et l’intendant, abandonnant Arkoniel à la seule compagnie du maître de céans.

Un moment s’écoula sans que ni l’un ni l’autre desserrent les dents.

« C’est le démon qui a fait peur à mon cheval, finit par dire Arkoniel. Je l’ai vu, clair et net, sur la route, au bas de la prairie. »

Le duc haussa les épaules.

« Il est ici même, en ce moment, avec nous. Je le vois à tes bras, tu as la chair de poule. Toi aussi, tu sens sa présence. »

Arkoniel frissonna.

« En effet, je la sens, mais je l’ai vu, lui, dans la prairie, vu comme je vous vois, vous, maintenant. Tobin lui ressemble trait pour trait. »

Rhius secoua la tête.

« Jamais personne ne l’a vu, personne, à l’exception peut-être de...

— Tobin ?

— Les Quatre le préservent, non ! » Il fit un signe pour conjurer le mauvais sort. « Ça lui a été épargné jusqu’ici, du moins. Mais Ariani oui, je crois. Elle avait fait une poupée censée remplacer l’enfant mort et à laquelle il lui arrivait de s’adresser comme à un être véritable. Mais j’ai eu fréquemment l’impression que ce n’était pas la poupée qu’elle voyait en fait. Illior le sait, elle n’accordait guère d’attention à son enfant vivant, sauf à la fin. »

La gorge d’Arkoniel se serra une fois de plus. « Messire, les mots ne sauraient exprimer quel degré de chagrin... » Rhius abattit violemment son poing sur la table puis. se penchant vers lui, aboya: « Garde-toi d’oser la pleurer ! Tu n’en as pas le droit, pas plus le droit que moi ! »

Debout d’un bond, il sortit de la pièce en trois enjambées, abandonnant le magicien soufflé tout seul aux prises avec le démon.

Le froid se resserra tout autour d’Arkoniel, qui sentit à n’en point douter des mains glacées d’enfant lui frôler l’échine. La pensée de la musaraigne morte le fit bredouiller tout bas :

« Par les Quatre - Créateur. Voyageur. Flamme et Illuminateur -, je te l’ordonne. esprit. couché ! Couché jusqu’à ce que Bilairy te serve de guide jusqu’à la Porte ! »

Le froid s’intensifia tout autour de lui, néanmoins. et la pièce tout illuminée s’assombrit comme quand de noires nuées se mêlent d’occulter brusquement le soleil. Un gros pot de grès s’envola d’une étagère et, ratant de peu son épaule, alla s’écraser sur le mur opposé. Un panier -d’oignons lui succéda, puis une jatte en bois pleine de pâte, puis un plateau, puis... Arkoniel se fourra vivement sous la table, au mépris provisoire de sa fracture.

À deux pas à peine de là, un tisonnier de fer érafla la pierre de l’âtre en fonçant à son tour l’agresser. Il voulut plonger vers la porte mais, s’affalant sur son mauvais poignet, s’écroula avec un glapissement sourd, les yeux verrouillés par l’excès de douleur.

« Non ! »

Claire et suraiguë. une voix d’enfant s’éleva.

Le tisonnier se fracassa par terre.

Arkoniel perçut des pas, des chuchotements. Soulevant ses paupières, il vit Tobin s’agenouiller à ses côtés. Il faisait chaud, de nouveau, dans la pièce.

« Il ne vous aime pas beaucoup, dit Tobin.

— Non... pas beaucoup, je crois », haleta Arkoniel, trop content pour l’instant de rester là où il était. Il est parti ? »

Tobin hocha la tête.

« C’est toi qui l’as congédié ? »

Tobin lui jeta un regard suffoqué mais ne souffla mot. Il n’était plus qu’à quelques mois de son dixième anniversaire, mais, à le voir comme ça, là, Arkoniel aurait été fort en peine de lui donner un âge quelconque. Ses traits avaient tout à la fois quelque chose de trop puéril et de trop âgé.

« Il t’écoute. n’est-ce pas ? insista-t-il. Je t’ai entendu lui parler.

— Ne le dites pas à Père.... s’il vous plaît !

— Pourquoi ? »

À présent, Tobin avait la mine effarée de n’importe quel petit garçon.

« Je... ça le rendrait triste. S’il vous plaît, ne lui dites pas ce que vous avez vu ! »

À se rappeler la violente sortie du duc, Arkoniel hésita. S’extirpant à quatre pattes de dessous la table, il s’assit à même le sol auprès de Tobin, sa main blessée bien à l’abri dans son giron.

« Je suppose que tout ça... » Il promena son regard sur les tessons éparpillés de tous côtés. « Ça ne va étonner personne, hein ? »

Tobin secoua la tête.

« Très bien, alors, mon prince. Je vous garderai le secret. Mais j’aimerais beaucoup savoir pourquoi le démon t’obéit. »

Tobin demeura muet. « C’est toi qui lui avais ordonné de me jeter la vaisselle à la tête ?

— Non ! Jamais je ne ferais une chose pareille, sur mon honneur. »

À bien scruter ce petit museau si honnête et tendu, Arkoniel ne douta pas que ce ne soit là l’expression de la vérité, et pourtant derrière ces yeux se trouvait il ne savait quel formidable secret. Encore une demeure aux portes fermées, songea-t-il, mais en l’occurrence il ne lui semblait pas impossible de trouver les clefs.

Des voix se faisaient entendre, du côté de la grande salle.

« File, alle »z, chuchota-t-il.

Tobin se glissa dans la cour sans le moindre bruit.

Grand merci, Illior, de m’avoir envoyé ici, se dit Arkoniel en le regardant s’éloigner. Quelles que soient les ténèbres accumulées autour de cette enfant, j’en ferai bon usage, et je me tiendrai à ses côtés jusqu’à ce que je l’aie vue couronnée sous son aspect légitime.