10
Tobin dut garder le lit deux jours. Il passa d’abord la plupart du temps à dormir, bercé par le bruit têtu de la pluie qui battait les volets tandis que la débâcle de ses glaces, en bas, faisait maugréer et gronder la rivière.
Il lui arrivait, à demi éveillé, de croire que sa maman se trouvait avec lui dans la chambre et, debout au pied de son lit, se tordait les mains comme elle l’avait fait en voyant le roi remonter la colline. Oui, elle était là, il en aurait juré, même il l’entendait respirer, mais, lorsqu’il ouvrait les yeux pour voir, elle n’y était pas.
Le démon, lui, si. Tobin le sentait maintenant rôder sans trêve autour de lui. La nuit, il se collait davantage contre Nari et se faisait accroire tant bien que mal qu’il ne sentait aucun regard s’appesantir sur lui. En tout cas, tout puissant qu’il était, l’autre ne le touchait plus, ne brisait plus rien.
L’après-midi du second jour le vit tout à fait réveillé et nerveux. Tharin et Nari lui tinrent compagnie dans la journée, lui contant des histoires et l’entourant de petits joujoux comme s’il avait été un bébé. Les autres domestiques vinrent aussi lui tapoter la main, lui poutouner le front.
Tout le monde lui rendit visite - hormis Père. Et quand Tharin finit par expliquer que Père avait été contraint de repartir avec le roi pour Ero mais qu’il n’y resterait pas bien longtemps, Tobin eut très mal à la gorge mais sans réussir à trouver des larmes à verser.
Personne ne lui disait mot de Mère. Il se demanda bien ce qu’elle avait pu devenir après avoir quitté la tour, mais il ne pouvait se résoudre à poser la question. En fait, il ne se sentait pas d’humeur à parler si peu que ce soit. Aussi s’en garda-t-il bien, même quand les autres se mirent à le cajoler. À la place, il jouait avec sa cire ou se tapissait sous ses couvertures en attendant que tout le monde s’en aille. Les rares fois où on le laissa bien seul, il sortit la poupée de chiffon de sa nouvelle cachette, derrière l’armoire, et se contenta de la tenir, les yeux fixés sur l’ovale de tissu totalement vierge qui lui tenait lieu de figure.
Mais bien sûr qu’il a une figure ! La plus jolie que...
Jolie, non, elle n’était pas jolie, pas du tout. Elle était affreuse, cette poupée. Et son rembourrage faisait comme des grumeaux, dedans, comme des boulettes, et on sentait sous les doigts dans les jambes et les bras pas même assortis des petits machins pointus comme des échardes. Sa peau de mousseline épaisse était tachée, crasseuse, défraîchie. Il lui découvrit toutefois quelque chose de nouveau, c’est qu’elle portait autour du cou une fine cordelette noire et satinée, mais nouée si serré qu’on ne pouvait la voir qu’à condition de démancher carrément la tête.
Au demeurant, tout affreuse qu’elle était, Tobin trouvait qu’émanait d’elle ce parfum de fleurs que Mère s’était mis durant ces ultimes semaines de bonheur, et cela suffisait. Il montait donc jalousement la garde, et, lorsqu’on lui permit finalement de se lever, le troisième jour, il se dépêcha d’aller cacher la poupée dans la pièce voisine au fond du vieux coffre.
Le temps s’était remis au froid, et l’on entendait chuinter dehors des averses de neige fondue. Le jour pauvre donnait un air sombre et morne à la chambre aux joujoux. Il y avait des moutons sur les dalles et sur les toits en terrasse des immeubles de la ville en bois ; les petits bonshommes de bois gisaient éparpillés sur le Palatin comme ces victimes de la peste qu’avait évoquées Père dans une de ses lettres. Dans son coin, le guerrier-cathèdre plenimarien avait si bien l’air de se moquer de lui que Tobin finit par le réduire en pièces en jetant le manteau dans l’armoire vide et en fourrant le heaume dans le coffre.
S’approchant de la table aux écritures près de la fenêtre, il toucha d’un doigt circonspect les objets qu’ils avaient partagés, Mère et lui - les parchemins, le flacon d’encre et son sablier, les grattoirs, les plumes. .. Ils avaient ensemble défriché près de la moitié de l’alphabet. Des pages de lettres nouvelles hardiment tracées de sa grande écriture à elle attendaient simplement qu’il s’exerce. Il en prit une et la flaira dans l’espoir qu’elle aurait son parfum, elle aussi, mais elle ne sentait que l’encre.
À la neige fondue avait succédé depuis quelques jours une pluie de printemps précoce quand Père revint. Il avait un air bizarre et navré, et il semblait que personne, pas même Tharin, ne savait quoi lui dire. Après le souper dans la grande salle, ce soir-là, il renvoya tout son petit monde puis s’installa au coin du feu et prit Tobin sur ses genoux avant de retomber dans un long mutisme.
Finalement, il lui souleva son menton meurtri et le regarda dans les yeux. « Il t’est impossible de parler, petit ? »
Tobin fut scandalisé de voir son brave papa pleurer. Ne pleurez pas ! songea-t-il, également affolé par les larmes qui ruisselaient dans la barbe poivre et sel, les guerriers ne pleurent pas. Les mots, il les entendait dans sa tête, mais il était encore incapable de proférer le moindre son.
« Alors tant pis. » Père l’attira tout contre sa large poitrine, et il y appuya sa tête, l’oreille attentive aux battements réconfortants que faisait le cœur, et trop aise aussi de n’avoir plus à regarder couler ces terribles larmes. Peut-être que c’était pour ça que Père avait renvoyé tout le monde, pour que personne ne les voie ?
« Ta mère... Elle n’allait pas bien. Tôt ou tard, tu entendras dire ici ou là qu’elle était folle, et elle l’était. » Il marqua une pause, et Tobin le sentit pousser un énorme soupir. « Ce qu’elle a fait dans la tour... C’était la folie. Sa mère en était atteinte, elle aussi. »
Il s’était passé quoi, dans la tour ? Tobin ferma les yeux. Il se sentait tout chose. Les abeilles s’étaient remises à bourdonner dans sa cervelle. Est-ce que ça rendait fou, faire des poupées ? Il se ressouvint de la faiseuse de joujoux qu’il avait vue en ville. Il n’avait rien remarqué en elle de détraqué. Et Grand-Maman, est-ce qu’elle aussi faisait des poupées ? Non, elle avait empoisonné son mari, elle, et...
Rhius poussa un nouveau soupir. « Je ne crois pas que ta maman avait l’intention de te faire du mal. Quand elle avait ses crises, elle ne savait pas ce qu’elle faisait. Tu comprends ce que je te dis ? »
Tobin ne comprenait rien du tout, mais il n’en hocha pas moins la tête, dans l’espoir que Père serait content. Ça ne lui plaisait pas, de penser à Mère, pour le moment. Lorsque ça lui arrivait, il avait l’impression de voir deux personnes différentes, et ça lui faisait trop peur. La première, la femme mauvaise et distante, celle qui avait « ses crises », il en avait toujours eu peur. L’autre - celle qui lui avait appris à tracer les lettres, qui montait à califourchon, ses cheveux déployés au vent comme une bannière, et qui sentait les fleurs -, l’autre était une étrangère qui était venue en visite pour pas bien longtemps puis qui l’avait abandonné. Dans l’esprit de Tobin, elle avait disparu de la tour comme un de ses oiseaux.
« Tu comprendras, un jour ou l’autre », ajouta Père. Il remonta Tobin pour le regarder bien en face, une nouvelle fois. « Tu es très singulier, mon enfant. »
À ces mots, le démon, qui s’était jusque-là tenu si tranquille, empoigna si méchamment une tapisserie du mur opposé qu’elle se déchira en plein milieu et que la tringle qui la portait se brisa net. Le tout s’affala par terre à grand fracas, mais Père n’en tint aucun compte. « Tu es trop jeune encore pour y penser, mais je te garantis qu’une fois grand tu seras un valeureux guerrier. Tu vivras à Ero, et tout le monde s’inclinera devant toi. Tout ce que j’ai fait, Tobin, je l’ai fait pour toi et pour Skala. »
Tobin fondit en larmes et enfouit à nouveau sa figure dans la poitrine de Père. Ça lui était égal, de vivre un jour à Ero, ça lui était égal comme tout le reste, il n’avait qu’une envie, qu’une seule, cesser de voir à Père cet air bizarre qui faisait de lui comme un autre homme et qui ressemblait beaucoup trop à celui de Mère.
À celui qu’elle avait pendant ses crises.
Le lendemain, Tobin rassembla pêle-mêle encriers, parchemins, plumes... et les entassa dans un coffre inutilisé de sa chambre puis glissa la poupée dessous, non sans l’avoir d’abord cachée dans un vieux sac à farine découvert dans la cour des cuisines. Cela n’allait pas sans risques, il en était conscient, mais l’idée qu’elle se trouvait à portée de main lui permit de se sentir un tout petit peu mieux.
Du coup, il trouva la force de sonder les ombres de ses propres yeux dans le miroir de sa toilette et d’articuler silencieusement : Ma maman est morte, sans rien ressentir du tout.
Et néanmoins, pour peu que son esprit tendît à s’égarer vers les motifs de cette mort ou vers ce qui s’était passé dans la tour ce jour-là, alors, chaque fois ses idées s’éparpillaient aussitôt comme une poignée de haricots lancés à la volée, tandis qu’un fer rougi à blanc se mettait à lui poindre le creux du sternum, et c’était si douloureux qu’il pouvait à peine respirer. Mieux valait ne pas du tout penser à tout ça.
La poupée, c’était une tout autre affaire. S’il n’osait en laisser connaître l’existence à qui que ce soit, il ne pouvait pas davantage l’abandonner dans son coin. Le besoin de la toucher le réveillait en pleine nuit et l’attirait du côté du coffre. Une fois, il se rendormit à même le sol et se réveilla juste à temps pour la recacher avant que Nari ne s’éveille elle-même et ne découvre le pot aux roses.
Cet incident l’ayant incité à chercher une nouvelle cachette, il finit par jeter son dévolu sur le coffre d’une des anciennes chambres d’amis abandonnées au second étage. Plus personne ne semblait se soucier de l’y voir monter. Père passait le plus clair de son temps enfermé dans sa chambre. À présent que la plupart des serviteurs avaient décampé ou reçu leur congé, Nari ne savait où donner de la tête au château pendant la journée, accablée de travail qu’elle était entre le ménage et le coup de main nécessaire aux cuisines. Comme toujours, il y avait bien Tharin, mais Tobin ne se sentait d’humeur ni à monter ni à tirer ni même à s’entraîner à l’épée.
L’unique compagnon qu’il eut durant les longues et mornes semaines de ce printemps-là fut le démon. Celui-ci le talonnait en permanence, il le guignait, blotti dans l’ombre et la poussière, en haut, lors des visites à la poupée. Tobin se sentait partout espionné par lui. Par lui qui savait son secret.
Tobin était en train de faire parcourir les rues de sa ville à un petit bonhomme en bois quand Tharin s’encadra sur le seuil de la porte.
« Comment va la vie à Ero, aujourd’hui ? » lança t-il tout en s’asseyant près de lui pour l’aider à remettre sur pied quelques moutons de terre cuite dans leur enclos du marché. Il avait des gouttes de pluie dans sa courte barbe blonde, et il sentait les feuilles et le grand air. Apparemment, ça lui était égal, le mutisme de son vis-à-vis. Il maniait avec autant d’aisance la conversation pour eux deux que s’il connaissait la pensée de Tobin. « Ta mère doit bien te manquer. Elle était quelqu’un, de son temps. Nari me dit qu’elle allait beaucoup mieux, depuis quelques mois. Il paraît qu’elle t’enseignait tes lettres ? »
Tobin acquiesça d’un signe.
« J’en suis bien content. » Il s’interrompit le temps de disposer quelques moutons davantage à sa guise. « Elle ne te manque pas ? »
Tobin haussa les épaules.
« Par la Flamme ! à moi, si. »
Devant le regard étonné de Tobin, il hocha la tête. « J’étais là, quand ton père lui faisait la cour. Il l’aimait, à l’époque, et elle aussi. Oh, je sais bien qu’ils n’ont pas tellement dû te donner cette impression-là, mais c’était quand même comme je te dis, avant. Ils formaient le plus beau couple d’Ero - lui comme guerrier dans la fleur de l’âge, et elle en princesse éblouissante que vient tout juste d’effleurer la féminité. »
Tobin s’était mis à tripoter un petit bateau. Imaginer ses parents se comportant l’un vis-à-vis de l’autre différemment de ce qu’il avait toujours vu lui était impossible.
Tharin se releva et lui tendit la main. « Allons, viens, Tobin, ça fait assez longtemps que tu te morfonds dedans. Dehors, la pluie s’est arrêtée, et le soleil brille. Un temps idéal pour tirer à l’arc. Va donc prendre tes bottes et ton manteau. Tes armes sont toujours là où tu les as laissées, en bas. »
Tobin se laissa remettre sur pied et emmener dans la cour des casernements. Les hommes y fainéantaient au soleil, et c’est avec une jovialité factice qu’ils l’accueillirent.
« Enfin le voilà ! dit Laris dans sa barbe grise en le juchant sur son épaule. Tu nous as manqué, mon gars. Est-ce que Tharin va te remettre à tes leçons ? »
Tobin fit signe que oui.
« Hé là, petit prince, c’est quoi, ça ? blagua Koni d’un air espiègle en lui secouant le pied. Vous allez nous parler, j’espère !
— Il le fera quand il sera prêt, intervint Tharin. Va me chercher l’épée du prince, qu’on voie un peu de quoi il se souvient. »
Tobin le salua de sa lame et prit la position. Tout au long des premières passes, il se sentit raide et maladroit, mais quand on en vint au bouquet final des coups et des parades, les hommes s’étaient mis à l’ovationner.
« Pas mal, commenta Tharin. Mais je veux te revoir ici tous les jours. Un temps viendra où tu te féliciteras de t’être imposé tous ces exercices. Maintenant, voyons voir comment se comporte ton bras d’arc. »
Et il s’engouffra dans les baraquements pour en rapporter l’arc et les flèches d’entraînement du prince, ainsi que le sac de copeaux qui leur tenait lieu de cible. Il jeta celui-ci au milieu de la cour, à quelque vingt pas d’eux.
Tobin contrôla sa corde puis y ajusta une flèche qu’il décocha. La flèche s’envola de travers et trop haut pour aller se ficher dans la terre non loin du rempart.
« Surveille ton souffle et écarte un peu les pieds », lui rappela Tharin.
Tobin prit une profonde inspiration et expira lentement pendant qu’il décochait son deuxième trait. Lequel cette fois atteignit le but, embrochant le sac qui fit une embardée de plusieurs pieds.
« Correct. Suivante ? »
Tharin ne lui en permettait que trois à l’entraînement. Après les avoir épuisées, il était censé réfléchir au moyen d’améliorer son tir pendant qu’il s’occupait à les ramasser.
Mais il n’eut pas le loisir de le faire, en l’occurrence, que Tharin se tournait vers Koni : « Tu as par là ces nouvelles flèches que j’ai fait empenner pour le prince ?
— Ici même. » Koni plongea la main derrière le tonneau qui lui servait de siège et extirpa un carquois muni d’une demi-douzaine de flèches neuves empennées de plumes d’oie sauvage. « Avec mes souhaits qu’elles te portent chance, Tobin », dit-il en lui tendant le tout.
Tobin en sortit une et s’aperçut qu’elle avait pour tête une petite bille de pierre. Il gratifia Tharin d’un grand sourire: c’étaient en effet des flèches de chasse.
« Figure-toi que Cuistote meurt d’envie de rôtir une grouse ou un lapin, déclara Tharin. T’ennuierait, m’aider à trouver le souper ? parfait. Laris, va donc demander au duc si ça lui dirait de se joindre à une partie de chasse. Maniès, fais seller Gosi. »
Laris eut beau faire diligence, c’est en faisant non de la tête, hélas, et seul qu’il reparut. Tobin cacha de son mieux son désappointement pendant qu’il gravissait le chemin de montagne en compagnie de Tharin et Koni. Les arbres étaient encore dépouillés, mais de-ci de-là pointaient déjà quelques pousses vertes au travers du tapis de feuilles mortes. Il flottait dans l’air de vagues prémices de vrai printemps, et la forêt sentait le bois en putréfaction et l’humus mouillé. Lorsqu’on eut atteint la zone du couvert que Tharin estimait prometteuse, on mit pied à terre pour enfiler un sentier presque invisible et sinueux.
C’était la première fois que Tobin s’aventurait aussi loin dans les bois. Derrière, le chemin qu’ils avaient emprunté pour venir ne fut bientôt plus visible, tant la futaie s’épaississait, le terrain se faisant quant à lui de plus en plus accidenté. Et comme il n’y avait que leurs pas comptés pour froisser le silence, il percevait le grincement curieux que faisait la friction des branches et le crépitement de petites pattes détalant parmi les taillis. Enfin, bonheur suprême, le démon s’était abstenu de le suivre. Libre, il était libre.
Ses deux compagnons lui montrèrent comment s’y prendre pour attirer la grouse en piquant sa curiosité par l’imitation: peuk peuk peuk, de son propre cri. Il retroussa bien ses lèvres comme eux, mais ne réussit à émettre qu’une espèce de pétarade.
En revanche, plusieurs oiseaux répondirent à l’appel de Tharin en pointant le bec hors des fourrés ou en venant se percher sur des abattis pour mieux voir ce qui se passait. Les deux hommes laissèrent à Tobin l’honneur de les tirer tous, et il finit par en atteindre un qui se pavanait sur un tronc couché.
« Bravo ! » dit Tharin en lui bourrant l’épaule d’un air faraud. « Va maintenant ramasser ta proie. » Sans lâcher son arc, Tobin se précipita et risqua un œil pardessus l’arbre mort.
La grouse était bel et bien renversée sur le flanc, mais elle vivait encore. Sa tête rayée toute dévissée, elle darda sur lui une prunelle noire. Sa queue en éventail palpita vaguement lorsqu’il se pencha sur elle, mais il lui fut impossible de se déplacer. Une goutte de sang vermeil lui perla au bout du bec, du même vermeil que...
Un étrange bourdonnement assaillit Tobin. On aurait dit des abeilles, mais c’était trop tôt dans l’année. Quand il recouvra ses esprits, il se trouvait couché sur le sol mouillé, et Tharin lui frictionnait le torse et les poignets d’un air bouleversé.
« Tobin ! Qu’est-ce qui ne va pas, mon garçon ? »
Abasourdi, Tobin se mit sur son séant et promena son regard alentour. Son arc gisait par terre, au risque de se tremper, mais apparemment personne ne s’en inquiétait. Assis tout près de lui sur le tronc d’arbre mort, Koni tenait par les pattes la grouse inerte.
« L’avez bien eu, prince Tobin. Nous l’avez carrément décanillé de son perchoir, ce vieux master Coq. Pourquoi que c’est alors que vous vous êtes évanoui ? Z’êtes malade ? »
Tobin secoua la tête. Il ne savait pas du tout ce qui s’était passé. Tendant la main vers l’oiseau, il lui déploya la queue pour mieux en admirer l’éventail de plumes rayées.
« Un très joli coup, dit Tharin, mais ça devrait suffire pour aujourd’hui, je crois. »
Tobin secoua de nouveau la tête, mais avec une vigueur accrue, cette fois, puis sauta sur ses pieds pour bien montrer comme il était en forme.
Tharin eut un moment d’hésitation puis se mit à rire. « Eh bien soit, puisque tu le dis ! » Tobin abattit une autre grouse avant la tombée du jour et, lorsqu’on prit le chemin du retour, plus personne ne se souvenait de son stupide évanouissement - pas même lui.
Au cours des semaines suivantes, les jours qui s’allongeaient leur permirent de passer davantage d’heures dans la forêt. Le printemps survint dans les montagnes, habillant les arbres de verts tout frais tout neufs et faisant surgir de la terre brune tendres pousses et champignons de toutes les couleurs. Des biches s’aventuraient dans les clairières pour apprendre à brouter à leurs faons mouchetés. Tharin se refusait à les tirer, n’admettant pour gibier que les grouses et les lapins.
li leur arrivait de rester toute la journée dehors, à rôtir au-dessus du feu leurs prises enfilées sur des broches de fortune, quand la chasse était bonne, et à se contenter, quand elle était mauvaise, du fromage et du pain que Cuistote leur dépêchait. Tobin se montrait également satisfait de ces deux formules, dans la mesure où l’une et l’autre signifiaient la vie au grand air. Jamais il ne s’était trouvé à pareille fête.
Tharin et Koni lui enseignèrent à consulter la position du soleil par-dessus son épaule afin d’être toujours en mesure de s’orienter même au fin fond des bois. Lorsqu’ils tombèrent, dans un éboulis, sur un nid de serpents encore à demi léthargiques de leur long sommeil hivernal, Koni expliqua que la forme des têtes indiquait s’il s’agissait de vipères ou pas. Tharin lui apprit à relever les empreintes et les traces des divers hôtes de la forêt. Celles de renards, de cerfs ou de lapins pour la plupart. Un jour toutefois qu’on
suivait une sente à gibier, le capitaine s’accroupit tout à coup auprès d’une flaque de terre meuble.
« Vois ça ? » lâcha-t-il en désignant une marque plus large que sa main. Ça ressemblait plus ou moins à celle d’un mâtin, mais en plus rond. « Un couguar, ça. À cause de ça que tu restes à jouer dans la cour, mon gars. Une grande femelle qui aurait des petits à nourrir te considérerait comme une véritable aubaine. »
La mine effarée du petit le fit pouffer, et il lui ébouriffa la tignasse. « Risques pas vraiment d’en voir un le jour et, l’été venu, ils remontent vers les sommets. Mais autant faire gaffe à ne jamais te trouver tout seul par ici la nuit. »
S’il retenait de bon cœur toutes ces leçons, Tobin n’en faisait pas moins des observations personnelles : cette crevasse hospitalière sous cet arbre abattu, ce cirque abrité de rochers, ce trou d’ombre au bas du surplomb..., autant de cachettes idéales pour la poupée si compromettante. Si bien qu’il en vint à se demander pour la première fois quel effet ça lui ferait de se balader dans ces parages sans mentor et d’en explorer par lui-même les petits secrets.
De temps en temps. Père se joignait bien à leurs parties de chasse, mais il se montrait trop taciturne pour que Tobin se sente à l’aise en sa compagnie. L’essentiel de ses journées, il le passait claquemuré dans sa chambre, exactement comme l’avait fait Mère, avant.
La porte de son père, Tobin s’en approchait plus qu’à son tour pour y coller l’oreille, tant lui faisait mal le désir que les choses soient de nouveau comme elles avaient été. Avant.
Nari l’y surprit, un après-midi, et s’agenouilla pour l’enlacer. « Ne t’inquiète pas, chuchota-t-elle en lui caressant la joue. Les hommes ont besoin de solitude pour épuiser leurs pleurs. Un peu de patience, et il sera remis, »
Mais les fleurs sauvages eurent beau émailler le gazon neuf de la prairie, le duc Rhius demeura comme une ombre dans la maison.
Vers la fin de Lithion, les routes furent assez sèches pour que l’on se rende en ville avec la carriole. Le jour du marché, Cuistote et Nari décidèrent que Tobin les escorterait à Bierfût, Ce serait une gâterie pour lui, se disaient-elles, que de monter Gosi à côté de la voiture. Or, il secoua la tête pour faire entendre à sa nourrice qu’il n’avait pas envie d’y aller, mais elle répliqua par un claquement de langue et jura Ses grands dieux qu’il serait ravi de sa chevauchée.
Dans les prés environnant la ville, il y avait quelques agneaux et chevreaux nouvellement nés. Quant aux avoines et aux orges en herbe, elles faisaient penser à des couvertures de laine mollement jetées sur la campagne. Des crocus sauvages fleurissaient à foison sur les bas-côtés de la route, et on fit halte afin d’en cueillir d’énormes bouquets pour le sanctuaire.
Tobin ne trouva plus aucun charme à Bierfût. Il ignora les autres gosses et ne s’autorisa pas l’ombre d’un coup d’œil à quelque poupée que Ce soit. Il ajouta ses propres fleurs aux monceaux odorants qui cernaient déjà le pilier de Dalna, puis il attendit stoïquement que les adultes en aient terminé avec leurs petites affaires.
À leur arrivée au château, le soir, ils trouvèrent Rhius et les autres affairés dans la cour à charger leurs montures en vue du départ. Tobin se laissa glisser à bas de Gosi et courut vers son père.
Rhius l’empoigna par les épaules. « On a besoin de moi à la cour. Je reviendrai le plus tôt possible. - Et moi aussi, mon petit prince », promit Tharin. Il avait l’air plus affligé que Père de s’en aller.
Et moi, j’ai besoin de vous ici ! eut envie de hurler Tobin. Mais les mots refusèrent encore de sortir, et il fut obligé de se détourner pour qu’ils ne voient pas ses larmes. Ils étaient partis, quand la nuit tomba, partis, le laissant plus seul que jamais.