8
Depuis cet étrange matin de Jour-Sakor, la princesse Ariani cessa d’être un fantôme à l’intérieur de sa propre maison.
Ses deux premiers actes furent de renvoyer Sarilla puis d’expédier Mynir lui dénicher en ville une remplaçante de qualité. Lequel reparut le lendemain flanqué d’une veuve facile et placide qu’elle adopta d’emblée pour camériste.
Le renvoi de Sarilla effara Tobin. S’il ne s’était jamais beaucoup soucié d’elle, il n’empêchait qu’elle avait toujours fait partie de la maisonnée, si loin qu’il remonte dans ses souvenirs. Et puis comme l’antipathie de Mère pour Nari n’était un secret pour personne, la seule idée qu’elle pourrait aussi congédier sa nourrice achevait de le terrifier. Mais Nari demeura et continua à s’occuper de lui comme au premier jour, et en toute souveraineté.
Maintenant, Mère descendait presque tous les matins, vêtue comme il convenait, ses brillants cheveux noirs coiffés en natte ou flottant tel un voile souple sur ses épaules. Elle se mettait même un parfum qui évoquait les fleurs printanières de la prairie. Elle consacrait encore une grande partie de ses jours à coudre des poupées dans sa chambre, au coin du feu, mais elle prenait à présent le temps de contrôler les comptes avec Mynir et d’escorter Cuistote dans la cour des cuisines quand s’y présentaient fermiers et camelots. Tobin l’y suivait aussi, et c’est là qu’il apprit avec stupéfaction que la famine et la maladie sévissaient dans des bourgs voisins. Alors que ces calamités n’avaient jusque-là, semblait-il, frappé que l’autre bout du monde...
Cependant, tout éclatante que fût Mère dans la journée, sitôt que commençaient à s’allonger les ombres de l’après-midi, la lumière avait également l’air de se retirer d’elle, et elle montait se réfugier à l’étage interdit, le second. Tobin s’en affligea d’abord, mais jamais au point d’être tenté d’aller l’y retrouver. Le lendemain matin la verrait reparaître, à nouveau souriante. Le jour semblait aussi régler les allées et venues du démon, qui se montrait de préférence actif dans le noir. Si les marques laissées par ses dents sur la joue de Tobin ne furent pas longues à guérir et à s’estomper, il n’en fut pas de même pour la terreur suscitée par son agression. Nuit après nuit près de Nari, Tobin resta malgré lui hanté par l’image d’une forme noire et ratatinée qui rôdait dans l’ombre et qui, brandissant des serres crochues, babines retroussées sur des dents aiguës, pinçait, tiraillait, s’apprêtait à le mordre et à le remordre. Il vécut couvertures tirées jusqu’aux yeux et apprit à ne plus jamais rien boire après le souper, pour n’avoir pas à se lever dans les ténèbres et à courir après le pot de chambre.
La paix fragile avec Mère tenait déjà bon depuis plusieurs semaines quand, pénétrant un beau jour dans la chambre aux joujoux, Tobin l’y trouva qui l’attendait, installée devant une table inconnue.
« Pour nos leçons », expliqua-t-elle en l’invitant d’un geste à prendre l’autre siège.
Il eut le cœur chaviré lorsqu’il aperçut tout un attirail d’écriture et des parchemins. « Père a déjà essayé de m’enseigner, dit-il. Je n’ai pas été capable d’apprendre. »
La mention de Père la fit légèrement sourciller, mais son front redevint vite lisse. Elle trempa une plume dans l’encrier, la lui tendit, disant : « Essayons de nouveau, veux-tu ? Peut-être ferai-je un meilleur professeur »
On ne peut plus sceptique, il prit la plume et s’efforça d’écrire le seul mot qu’il connût, son nom. Elle le regarda se débattre un petit moment, puis récupéra gentiment la plume.
Il demeura comme pétrifié. Devait-il s’attendre à quelque explosion ? Or, loin d’exploser, Mère se leva, gagna la fenêtre sur l’appui de laquelle étaient sagement rangées quelques-unes des figurines de cire et de bois. Elle s’empara d’un renard avant de se retourner pour dire: « C’est bien toi qui l’as fait, n’est ce pas ? »
Il acquiesça d’un hochement.
Elle les examina toutes, une à une: le faucon, l’ours, l’aigle, un cheval au galop, le Tharin armé d’une écharde-épée qui n’était qu’un essai grossier.
« Ce ne sont pas mes meilleurs, plaida-t-il avec timidité. Mais les meilleurs, je les distribue.
— À qui ? »
Il haussa les épaules. « À tout le monde. » Les domestiques et les soldats s’étaient toujours récriés devant ses ouvrages, allant même jusqu’à le prier d’exécuter telle ou telle bête. Ainsi Maniès avait-il eu envie d’une loutre, et Laris d’un ours. Koni, qui préférait les oiseaux, lui, l’avait remercié d’un aigle en lui donnant l’un de ses petits couteaux pointus et en s’arrangeant pour lui procurer des morceaux de bois tendre faciles à travailler.
Cependant, tout content qu’il fût de leur faire plaisir à tous, il réservait toujours à Père et à Tharin ses œuvres les mieux réussies. L’idée d’en offrir une à Mère ne lui avait jamais traversé l’esprit. Se pouvait-il qu’elle en soit blessée ?
« Il vous ferait plaisir ? » demanda-t-il en désignant le renard qu’elle tenait toujours. Elle lui fit une petite révérence en souriant. « Ma foi, je vous en remercie, messire. »
Une fois rassise à sa place, elle le posa sur la table entre eux puis, tendant la plume : « Tu peux me le dessiner ? »
Jamais il ne s’était avisé de rien dessiner, alors qu’il était tellement à l’aise pour modeler... ! Il baissa les yeux sur la page blanche en se taquinant le menton avec les barbes de la plume. Extraire une forme quelconque de la cire souple était enfantin, mais réaliser la même forme de cette façon-là..., ça, c’était une tout autre affaire. Il s’évoqua l’image d’une renarde surprise un beau matin dans la prairie, puis il essaya de tracer des traits qui attrapent et le dardé vigilant des oreilles et la ligne du museau pendant qu’elle chassait des campagnols dans l’herbe. Il la revoyait avec une incroyable netteté, mais fut incapable, en dépit de tous ses efforts, de forcer la plume à bien se tenir. Les gribouillages qu’elle faisait n’avaient rien d’un renard. La laissant tomber, il s’abîma, de nouveau vaincu, dans la contemplation de ses doigts tout barbouillés d’encre.
« Cela ne fait rien, mon amour, dit Mère. Tes statuettes valent n’importe quel dessin. Je voulais voir, c’est tout. Maintenant, voyons si nous pouvons un peu te faciliter l’alphabet. »
Retournant la feuille, elle écrivit quelques instants puis sabla la page et la fit pivoter pour que Tobin l’ait bien dessous les yeux. Tout en haut s’étalaient trois grands A, bien gros. Elle trempa la plume et la lui remit, puis se leva pour se tenir derrière lui. Lui couvrant la main de la sienne, elle la guida le long des lettres déjà tracées, de manière à lui enseigner les gestes appropriés. Après qu’ils l’eurent fait plusieurs fois ensemble, il s’y essaya tout seul et s’aperçut que ses propres gribouillis commençaient à ressembler à la lettre qu’il ambitionnait.
« Regardez, Maman, ça y est ! s’écria-t-il.
C’est bien ce que je pensais, murmura-t-elle en traçant des lettres nouvelles pour qu’il s’entraîne. J’étais tout à fait pareille quand j’avais ton âge. »
Tout en la regardant procéder, il s’efforça de l’imaginer en petite fille à tresses et ne sachant pas écrire.
« Je faisais des petites sculptures, moi aussi, mais beaucoup moins jolies que les tiennes, poursuivit-elle sans cesser d’écrire. Et puis ma nourrice m’a appris à faire des poupées. Tu les as vues, mes poupées ? »
Tobin se sentait mal, rien que d’y penser, mais il se fit scrupule de sembler grossier en ne répondant pas.
« Elles sont très jolies », dit-il. Ses yeux dérivèrent vers le vilain tas que faisait la favorite, affalée sur le coffre voisin, et le hasard voulut que Mère surprenne son regard. Trop tard, le mal était fait. Elle avait su ce qu’il regardait, peut-être même ce qu’il en pensait.
Elle attrapa l’horrible chose avec un sourire fondant qui lui adoucit le visage et, l’installant dans son giron, lui ordonna les membres, tant bien que mal. « C’est la plus réussie que j’aie jamais faite.
Mais... bon, mais comment se fait-il qu’elle n’ait pas de figure ?
— Mais, gros bêta, bien sûr qu’il a une figure ! » Elle éclata de rire tout en câlinant du bout des doigts l’ovale de tissu vierge. « La plus jolie figure que j’aie jamais vue ! »
Dans ses yeux flamba un moment la même folie farouche que le fameux jour de la tour. Tobin ne put s’empêcher de tressaillir en la voyant se pencher vers lui, mais c’était simplement pour tremper la plume avant de recommencer à écrire.
« J’étais capable de façonner n’importe quoi avec mes mains, mais je ne parvenais ni à écrire ni à lire. Mon père - ton grand-papa, le cinquième consort, Tanaris - me montra comment m’y prendre pour que ma main apprenne les formes, et cela tout à fait comme je te le montre maintenant.
— J’ai un grand-papa ? Je ferai sa connaissance un jour ?
— Non, mon chéri, ta grand-maman l’a empoisonné voilà bien des années », répondit-elle, toujours aussi affairée à ses écritures. Au bout d’un moment, elle plaça la feuille devant lui. « Et voilà pour toi, toute une nouvelle rangée à tracer. »
Ils passèrent sur les parchemins tout le reste de la matinée. Une fois qu’il se sentait plus à l’aise avec les tracés, elle lui faisait prononcer les sons que représentait chacune des lettres pendant qu’il recopiait celle-ci. Tant et si bien qu’à force de tracer et de répéter purement par cœur il finit par ne pas s’en tirer trop mal, et qu’à l’heure où Nari leur monta le plateau du déjeuner l’étrange fin du grand-papa lui était totalement sortie de l’esprit.
À partir de ce jour, ils consacrèrent à ces leçons une partie de chaque matinée, et Mère y déploya une patience si stupéfiante que ce qu’il s’était figuré parfaitement incompréhensible au premier abord se mit à lui entrer peu à peu dans la tête.
Retenu à Mycena par la campagne aux côtés du roi, le duc Rhius ne reparut pas de l’hiver. Ses lettres, où foisonnaient les récits de batailles, étaient censées servir de leçons pour Tobin. Parfois les accompagnaient en cadeaux des trophées de guerre : poignard ennemi autour de la poignée duquel s’enroulait un serpent, anneau d’argent, sac de pions en pierre ou grenouille taillée dans une goutte d’ambre... Un émissaire apporta même un heaume cabossé que faîtait un panache de crin pourpre.
Les plus petits de ces trésors, Tobin les aligna sur une étagère dans la chambre aux joujoux, non sans se demander à quel genre d’hommes ils avaient bien pu appartenir. Quant au heaume, il le jucha sur le dossier d’une cathèdre qui, drapée d’un manteau, fut son adversaire au cour de maints duels à l’épée de bois. Des fois, il s’imaginait bataillant aux côtés de Père et du roi. D’autres fois, le soldat-cathèdre devenait son écuyer, et ils se mettaient ensemble à la tête d’armées à eux.
De tels jeux ne laissaient pas que d’aviver sa nostalgie de Père, mais il savait qu’un jour ou l’autre ils se battraient côte à côte, puisque aussi bien Père l’avait promis.
Durant les dernières semaines grises de cet hiver-là, Tobin se mit à vraiment bien aimer la compagnie de Mère. Au début, il la retrouvait dans la grande salle après sa chevauchée matinale avec Mynir. Une fois ou deux, elle consentit même à se joindre à eux, et elle l’abasourdit par sa magnifique assiette en selle et par la façon dont sa chevelure flottait derrière elle, telle une bannière de brocart noir.
Elle avait eu beau changer radicalement de comportement vis-à-vis de lui, son attitude à l’endroit du reste de la maisonnée demeurait en revanche immuable. Elle n’adressait la parole à Mynir que de loin en loin et à Nari quasiment jamais. Quant à la nouvelle femme de chambre, Tyra, qui était aux petits soins pour elle et qui se montrait également gracieuse pour Tobin, elle avait filé sans même un adieu le jour où le démon l’avait fait tomber dans l’escalier. Et depuis l’on se passait de camériste.
Mais le plus consternant de tout, c’était la froideur que Mère persistait à marquer à l’égard de Père.
Jamais elle ne le mentionnait, jamais elle n’acceptait un présent de lui, jamais elle ne restait avec eux, le soir, au coin du feu, quand Tobin se faisait lire une lettre de lui par Mynir. Or, personne n’était en mesure de lui dire d’où venait cette haine-là, et il n’osait pas interroger Mère à ce sujet. Il se prit néanmoins à espérer. Quand Père reviendrait et verrait comme elle allait mieux, qui sait ? Les choses finiraient peut-être par s’aplanir entre eux... Après tout, elle en était bien venue à l’aimer, lui. Dans son lit, la nuit, il imaginait leurs chevauchées dans la montagne, ensemble, par les sentiers, souriant tous trois.