21

La mission de dénicher un compagnon convenable pour Tobin se révéla beaucoup plus ardue qu’Iya ne s’y était d’abord attendue.

Les gosses en général, elle n’en était pas particulièrement folle. Les seuls auxquels elle avait eu plus ou moins à faire depuis des décennies étaient a priori des magiciens-nés. La banalité n’était la qualité première d’aucun de ses disciples et, avec un peu d’exercice, leurs dons ne tardaient guère à jeter des éclairs. Ces enfants-là lui faisaient revivre ses premiers pas personnels, ses premiers essais, triomphes, désappointements ; et elle partageait leur exultation quand ils découvraient le caractère unique et la singularité de leurs propres pouvoirs. Qu’il n’y en eût pas deux d’identiques pour la puissance ou les talents, cela lui était parfaitement égal. Ce qui la faisait jubiler, c’était de repérer le filon personnel d’un novice et puis de le lui faire exploiter jusqu’au cœur.

Mais là, pour le coup ... À chercher durant des semaines qui, en s’étirant lamentablement, finissaient par faire un mois, son opinion sur les gosses ordinaires ne s’était guère améliorée. Des gosses, il en poussait certes à foison chez ces noblaillons de province, mais pas un seul qui la passionnât plus qu’un rutabaga.

Lord Evir, chez qui elle s’était présentée en premier, avait six beaux gars, dont deux aptes et d’âge à servir, hormis qu’ils étaient aussi lumineux que des taupes et aussi fins et vifs que des veaux.

Elle se rendit ensuite sur les grands domaines de lady Morial où sa mémoire avait enregistré un certain nombre de naissances. Cette bonne veuve avait bien un fils de dix ans tout juste et qui semblait assez vivant, mais l’esprit d’Iya n’eut qu’à frôler le sien pour le découvrir tout souillé déjà par l’envie et la cupidité. Et comment servir un prince - ou une reine - loyalement si l’on en convoitait la position ?

Elle poursuivit donc son voyage en remontant à toutes petites étapes l’épine dorsale de Skala qui se révéla fourmiller d’autres rutabagas, taupes et vipères à venir. Elle ne se trouvait plus qu’à une semaine de cheval d’Ero quand survinrent les premières pluies de Rhythin. Elle continua ses vagabondages, en dépit du froid, de la bruine et la brume, non sans se proposer cette fois pour destination la demeure de lord Jorvaï de Colath, qu’elle avait connu jeune homme.

Deux jours plus tard, l’après-midi touchait à sa fin sans que s’aperçoive l’ombre d’un manoir ou d’un quelconque abri quand, brusquement, la route boueuse qu’elle suivait vint buter sur un cours d’eau en crue. Et elle eut beau tenter d’y pousser sa jument, celle-ci fit un écart et refusa l’obstacle.

« Enfer et damnation ! » sacra-t-elle en constatant qu’elle se trouvait entourée de collines toutes plus désertes les unes que les autres.

Il lui était impossible de traverser, et dût-elle retourner sur ses pas, ne tomberait pas de sitôt sur une auberge. Mais elle avait, à peu près une heure avant, se souvint-elle en se drapant plus étroitement dans son manteau trempé, croisé une petite route. Il fallait bien que celle-ci conduise quelque part.

Elle avait rebroussé chemin sur moins d’un demi-mille quand émergea de la purée, suivie d’un chapelet de chevaux superbes, une petite bande de cavaliers. Des durs à cuire et, à juger d’après leur équipage, ou soudards ou bien malandrins. Iya prit une mine brave pour les affronter. Comme ils tiraient sur les rênes, en face, elle remarqua que dans leurs rangs se trouvait une femme - mais une femme qui n’avait rien à envier à aucun de ses compagnons ni pour la distinction ni pour la jovialité.

Leur chef était un grand chameau de vieillard décharné dont de longues bacchantes grises encadraient la bouche encombrée de chicots ébréchés.

« C’est quelle affaire qui t’amène à emprunter cette route, femme ? attaqua-t-il.

Et qui es-tu, toi, pour te permettre de le demander ? » riposta-t-elle, non sans leur mijoter par avance derrière sa tête un charme d’aveuglement.

Ils n’étaient jamais que sept. Aux regards noirs qu’ils lui décochaient, ils avaient probablement volé les chevaux qu’ils menaient.

« Moi, je suis sieur Larenth de La-Chesnaie-Mont, tenancier de lord Jorvaï, sur les terres de qui te voilà. » il branla du pouce pour désigner la femme et deux des autres : « Et ça, c’est mes fils, Alon et Khemeüs, et ma fille, Ahra. On lui garde ses routes, à Jorvaï.

— Dans ce cas, je vous prie de m’excuser. Vous voyez en moi Iya de Guédieu, magicien indépendant de Skala. Et il se trouve que d’aventure j’étais précisément à la recherche de votre seigneur et maître, mais je crains fort de m’être égarée.

— Et pas qu’un peu, en plus ! Son manoir est à une demi-journée de cheval du côté d’où que vous veniez, rétorqua-t-il, toujours aussi bourru. Enfin, cette nuit, vous pouvez toujours compter sur une place au coin de mon feu, si vous n’avez pas autre part où aller. »

Elle n’avait vraiment pas l’embarras du choix. « Mille mercis, sieur Larenth. J’accepte votre offre, et avec gratitude. C’est quoi, votre affaire avec lord Jorvaï ? demanda-t-il pendant qu’elle se joignait à leur groupe.

— Je suis chargée de trouver un compagnon pour un fils de gentilhomme. »

Le vieux chevalier renifla.

« J’en ai plein, chez moi, des chiots..., les portées de quatre épouses..., et puis des chiées de bâtards. Et que vous trouverez pas meilleur à la capitale. Quelques bouches de moins à nourrir, moi, j’arriverais à supporter. Je suppose que la perte de main-d’œuvre, on me la paierait ?

— Naturellement. Au tarif habituel des compensations. »

Au vu de la maussade progéniture qui tenait lieu d’échantillon, le risque d’avoir à dénouer les cordons de sa bourse chez lui paraissait des plus minces. Cela dit, il avait une fille qui savait manier les armes, et c’était une rareté qui faisait grand plaisir à voir, ces temps-ci.

« Votre fille sert avec vous. C’est plutôt passé de mode, à ce que je me suis laissé dire, aujourd’hui. »

La donzelle se roidit en selle d’un air outragé.

« Au diable la mode, et le roi lui aussi, avec ses grands airs et ses lois ! éructa Larenth. Son fort, ma mère se l’avait gagné à la pointe de l’épée, tout comme sa propre mère auparavant. Jamais je ne tolérerai qu’on prive ma fille de gagner honnêtement sa vie, ah ça mais ! par la Lumière, moi, tolérer ça ? Tous mes gosses s’exercent aux armes à peine qu’ils savent marcher. Même que lord Jorvaï, vous vous apercevrez qu’il pense pareil, et il n’a pas peur de le dire. Vous êtes magicienne..., alors, vous aussi, vous devez y tenir, aux usages traditionnels ?

— Oui, mais il n’est pas toujours sage de le dire aussi fort, de nos jours. » Un nouveau reniflement souffla les bacchantes de sieur Larenth.

« Notez bien mes paroles, Maîtresse, il viendra un jour que le roi sera bien aise de l’avoir dans ses rangs, ma fille, et d’y avoir toutes les comme elle qu’il a virées ! Parce que ces bâtards de par-delà l’eau ne vont pas se contenter éternellement d’un petit raid par-ci par-là... ! »

 

Les propriétés du sieur Larenth se révélèrent finalement ne consister qu’en un lopin de terre maigrichon parsemé de quelques enclos et communs entourant une bicoque en pierres de bric et de broc derrière une palissade. Une meute de molosses accueillit les arrivants par des aboiements féroces et en leur grouillant dans les jambes au démonté. Une demi-douzaine de mioches crottés accoururent faire de même et se suspendre aux basques de leur père et de leurs frères et sœur aînés.

La rude figure de Larenth s’adoucit un peu lorsqu’il se jeta une petite fille sur l’épaule avant de propulser Iya, sans plus de façons, dans une salle commune aussi humide qu’enfumée.

Le confort y était réduit à sa plus simple expression. Même avec les portes ouvertes, l’exiguïté le disputait à la fétidité. Les meubles étaient rustiques et clairsemés, point de rideaux, point d’argenterie. Des pans de viande et des enfilades de saucisses qui pendaient aux poutres, en dessous du trou de cheminée percé à même le toit, se fumaient au grand feu qui flambait en plein milieu du sol de terre battue. Près du foyer se trouvait assise à faire tournoyer sa quenouille une jeune femme frêle dont une robe-sac empaquetait la grossesse. Le vieux chevalier la présenta comme étant sa quatrième épouse, Sekora. Elle avait quelques femmes avec elle, ainsi qu’un beau-fils idiot d’environ quatorze ans. Quatre bambins cul nu mêlés à des chiens s’empêtraient dans les pieds de tout ce beau monde.

Les autres descendants de Larenth ne tardèrent pas à venir tous s’agglutiner là pour le repas du soir. À quinze, Iya s’embrouilla dans ses comptes. Il était impossible de distinguer le légitime du bâtard ; dans les maisonnées provinciales comme celle-ci, où le premier-né seul faisait figure d’héritier présomptif pour le rang du père, cela n’avait d’ailleurs pas grande importance. Tout ce qui venait après devrait faire carrière par soi-même.

Le plus beau désordre présida au souper. Des tréteaux furent dressés, des marmites suspendues à des trépieds au-dessus de l’âtre, des tranchoirs apportés d’un four au-dehors, et chacun s’installa pour manger dans le premier coin disponible. Nul ici ne faisait de cérémonies ; ce qui survenait de nouveaux marmots jouait des coudes parmi les premiers arrivés pour se frayer passage jusqu’au foyer. La maison pouvait bien ne pas se piquer d’excès d’élégances ni de convivialité et la chère y être infecte, Iya se félicitait néanmoins de ne plus courir les chemins. Dehors, la bruine avait tourné au déluge, et des éclairs n’arrêtaient pas d’illuminer la cour.

Le repas était presque achevé quand Iya s’avisa soudain du trio de gamins campé près de la porte ouverte. À en juger d’après leurs vêtements trempés et leurs maigres portions, ils devaient être entrés tardivement dans la mêlée des appétits. L’un d’eux, le plus crotté du lot, s’esclaffait de quelque blague. Il était aussi maigrichon et tanné de soleil que toute la tribu, et sa noire tignasse encombrée de fétus ne devait être sous la crasse que d’un brun franc. Iya se trouva d’abord fort en peine de déterminer ce qui le lui avait fait distinguer si peu que ce soit. Peut-être un je ne sais quel petit air penché quand il souriait.

« Qui est-ce ? demanda-t-elle à son hôte en forçant la voix pour se faire entendre par-dessus le tumulte des bavardages et de la pluie martelant le chaume.

— Çui-là ? » Les sourcils de Larenth se fripèrent assez longuement. « Dimias, je crois.

— C’est Ki, Père ! le morigéna Ahra.

— Il est légitime ou bâtard ? » repartit Iya.

À nouveau déconcerté, Larenth consulta sa fille.

« Légitime. Né de ma troisième épouse, dit-il enfin.

— Je pourrais lui parler ? » demanda Iya.

Il lui adressa un clin d’œil entendu.

« Tout ce qu’il vous plaira. Maîtresse, mais rappelez-vous qu’y a d’autres chiots dans la portée, si çui-là fait pas votre affaire. »

Iya se fraya passage parmi les chiens, les mioches et les jambes jusqu’au trio du seuil.

« On t’appelle Ki ? » lança-t-elle au gamin.

Pris au milieu d’une bouchée, il se dépêcha d’avaler, s’inclina. « Oui, dame. Pour vous servir. »

Bien qu’il n’eût absolument rien de frappant, elle sut d’emblée qu’il n’était pas un rutabaga. Ses yeux, couleur coquille de noisette, étincelaient d’intelligence et de gentillesse.

Le cœur d’Iya sauta un battement. Se pouvait-il qu’elle fût en présence d’un magicien-né ? Saisissant sa menotte sale en guise de salutation, elle lui toucha l’esprit comme accoutumé et constata, non sans une pointe de dépit, que ce n’était pas le cas.

« C’est tout ce que tu as comme nom ? » reprit-elle.

Il haussa les épaules.

« C’est tout ce qu’on m’a toujours appelé.

— C’est Kirothius », lui rappela l’un de ses aînés en lui administrant une bourrade dans le dos. « y a que c’y plaît pas, rien qu’à cause qu’y sait pas le dire.

— Si fait que je sais ! » protesta Ki à l’adresse d’Iya, tout rouge sous la crasse qui lui barbouillait les joues. D’après l’odeur qu’il dégageait, il avait passé la journée à soigner des cochons .« Y a juste que j’aime mieux Ki. Puis ça aide Père à pas oublier. Nombreux comme on est, il s’y paume un peu. »

Tout ce qui pouvait l’entendre éclata de rire, et Ki, fort du diminutif, coulissa un sourire à dents de lapin qui se révéla être ce que pouvaient connaître de plus lumineux ce maudit bouge et toute cette maudite journée.

« Eh bien soit, Ki, quel âge as-tu ?

— Onze étés, dame.

— Et tu sais manier l’épée ? »

Le menton du gamin se leva fièrement.

« Oui, dame. Et l’arc.

— La trique à rosser les gorets, je dirais plutôt », intervint le frère au bourrades.

Ki lui vola dans les plumes, furieux :

« Tu la fermes, Amin, et c’est marre ! C’est qui qui t’a pété ton doigt, l’autre mois ? »

Ah bon, il a aussi cassé des dents, notre jeune chien ? porta Iya à son crédit. « Tu es déjà allé à la cour ?

Oui, dame. Père nous emmène à Ero la plupart des ans pour la Fête de Saleor. J’ai vu le roi et son fils qu’allaient au temple avec leurs couronnes d’or et les prêtres. Je servirai à la cour, un jour, personnellement.

— Servira qu’à soigner les cochons du roi ! » lança ce taquin d’Amin.

Ki lui bondit dessus, furibond, et l’envoya s’aplatir à reculons sur un rond de gosses assis par terre. Iya s’empressa de battre en retraite tandis que la dispute dégénérait en une mêlée tonitruante à laquelle venaient participer de plus en plus d’enfants, de chiens et de vagissants bambins. Au bout de quelques minutes, elle repéra Ki et son insulteur de frère juchés dans la charpente et se gaussant de la pagaille qu’ils avaient semée. La mère en exercice entrait dans la bataille, une louche au poing.

Iya savait qu’elle le tenait, son petit garçon, mais un scrupule inattendu l’assaillit. Si le pire advenait, aucune hésitation ne serait permise, aucune miséricorde. L’aventure valait sûrement quand même le risque d’être courue. Ici, quel avenir pouvait escompter le pauvre petit ? Pas de terres, pas de titre ; finir par aboutir, au mieux, dans la peau d’un mercenaire ou d’un fantassin puis par mourir au bout d’une lance plenimarienne. Tandis que là, au moins, c’était lui donner une chance de réaliser son rêve d’accéder à la cour et à un titre qui ne soit qu’à lui...

Après que sa marmaille se fut assoupie ce soir-là par terre, en tas, de tous les côtés, sieur Larenth délivra le gamin contre cinq sesters d’or et un paquet de charmes destinés à lui conserver douce l’eau de son puits et saine sa toiture.

Quant à Ki, nul n’avait songé à lui demander son avis.

 

À la lumière du jour, Iya s’inquiéta : n’avait-elle pas agi bien étourdiment ? Non content de s’être plutôt bien débarbouillé, Ki était allé jusqu’à revêtir un ensemble usagé, délavé mais propre. Désormais noués en catogan par un lacet, ses cheveux étaient du même brun chaud que ses yeux. Il survint armé, de plus, un poignard enfilé dans sa ceinture et l’épaule chargée d’un arc passable et d’un carquois.

Seulement, des étincelles qu’il jetait la veille au soir ne subsistait plus rien lorsqu’il dit adieu à sa famille et se mit à marcher près du cheval d’Iya.

« Tu vas bien ? s’enquit-elle en le regardant arpenter durement la route.

— Oui, dame.

— Rien ne t’oblige à m’appeler "dame". Tu es de naissance plus noble que moi. Tu peux toujours m’appeler "Maîtresse", et moi je t’appellerai "Ki", tout simplement, comme tu aimes. Maintenant, que dirais-tu de monter chevaucher en croupe ?

— Non, Maîtresse.

— Est-ce que ton père t’a dit où nous allions ?

— Oui, Maîtresse.

— Tu es content d’être le compagnon du neveu du roi ? »

Il ne répondit pas. Elle remarqua qu’il avait la mâchoire effroyablement bloquée.

« Cette perspective te déplaît ? »

D’un coup d’épaule, il remonta son petit baluchon.

« Je remplirai mes obligations. Maîtresse.

— Eh bien, tu pourrais t’en montrer un peu plus heureux. J’aurais cru que tu serais content de quitter cet horrible endroit, là-bas. Dans la maison du duc Rhius, nul ne comptera te voir t’occuper des pourceaux ni coucher sous la table. »

Sa nuque se roidit aussi clair et net que celle de sa demi-sœur l’avait fait la veille.

« Oui, Maîtresse. »

Se lassant de cette conversation bizarre et unilatérale, Iya le laissa tranquille, et il la suivit à pas lourds en silence.

Par la Lumière ! J’ai peut-être commis une erreur, en définitive, songea-t-elle. Un coup d’œil en arrière lui révéla qu’il boitait, maintenant.

« Tu as une ampoule ?

— Non, Maîtresse.

— D’où vient que tu boites, alors ?

— J’ai un caillou dans mon soulier. »

Exaspérée, elle fit stopper son cheval. « Mais, dans ce cas, pourquoi diable ne l’avoir pas dit ? Par la Lumière, enfant, tu as une langue ! »

Il soutint son regard sans détourner le sien, mais son menton tremblait.

« Père a dit que je devrai jamais parler que quand on me parlera, fit-il en essayant désespérément de faire bravement front pendant que s’éparpillaient les mots. Il a dit que si je vous balance une seule insolence ou que si je fais un seul pas de travers, vous me retournerez à lui et vous lui ferez rendre l’or et il m’arrachera la peau et il me flanquera dehors sur les chemins. Il a dit que j’ai qu’à remplir mes obligations envers le prince Tobin et puis plus jamais revenir à la maison. »

Cela faisait finalement tout un discours, et hardiment débité, sauf qu’il avait les joues toutes ruisselantes de larmes. Il les essuya avec sa manche mais garda la tête haute, fièrement, dans l’attente de la disgrâce qui le renverrait chez lui.

Iya soupira.

« Mouche ton nez, petit. Personne ne va te renvoyer chez toi pour un caillou dans ton soulier. Mon expérience des enfants ordinaires a beau être assez mince, Ki, ce qui me frappe pardessus tout, c’est que tu es un brave garçon. Tu ne comptes pas faire de mal au prince Tobin ou t’enfuir, n’est-ce pas ?

— Non, da... Maîtresse !

— Alors, je doute qu’il faille jamais te renvoyer chez toi. Maintenant, vide ton soulier, et puis monte en croupe. »

Quand il en eut terminé avec son soulier, elle lui tendit la main puis lui tapota gauchement le genou. « Voilà qui est réglé. On va s’entendre à présent très bien nous deux.

— Oui, Maîtresse.

Et peut-être qu’on va avoir des conversations plus intéressantes. Il y a loin, d’ici à Bierfût. Il t’est permis de parler en toute liberté et de me poser autant de questions que ça te chantera. Car, sache-le, tu n’apprendras pas grand-chose durant ta vie si tu n’en poses pas. »

En bougeant, le genou de Ki vint donner contre le sac de cuir suspendu à la selle.

« Y a quoi, là-dedans ? Vous trimbalez ça tout le temps avec vous... Même que vous avez dormi avec, la nuit dernière, j’ai vu. »

De stupeur, elle jappa: « Rien que tu aies besoin de savoir, sinon que c’est très dangereux et que si tu t’avises d’y toucher, là, c’est à l’instant que je te renverrai chez toi ! »

Elle le sentit se recroqueviller et ne reprit la parole qu’après s’être imposé d’inspirer lentement. Il n’était qu’un gosse, après tout.

« Ce n’était pas bien fameux, comme début, hein ? Pose-moi une autre question. »

Un long silence s’ensuivit, puis il se décida:

« De quoi c’est qu’il a l’air, le prince ? »

Elle se remémora la lettre d’Arkoniel.

« Il a quelque chose comme un an de moins que toi. Je me suis laissé dire qu’il aime bien la chasse et qu’il s’entraîne pour être un guerrier. Il se pourrait qu’il fasse de toi son écuyer si tu te montres bon garçon.

— Combien c’est-y qu’il a de frères et de sœurs ?

— Combien a-t-il, corrigea-t-elle. Par la Lumière ! il va nous falloir travailler ta grammaire...

— Combien a-t-il ?

— Pas un seul, et pas non plus de mère. C’est pour cette raison que tu vas lui tenir compagnie.

— Sa mère est morte ?

— Oui, ça a fait un an au printemps dernier.

— Un an ? Et le duc s’a pas ‘core dégotté une nouvelle femme ? » s’étonna Ki.

Elle soupira. « "Le duc Rhius ne s’est pas dégotté..."

— Par les doigts d’Illior ! "Ne s’est pas remarié", voilà comment on dit, encore que ce soit le dernier de tes soucis ! Enfin bref, non, il ne l’a pas fait. Sa maisonnée risque de te paraître bien différente de celle dont tu as l’habitude... »

Nouvelle pause, puis:

« J’ai entendu des gens parler qu’y a un fantôme, au château de ce prince.

— Tu as peur des fantômes ?

— Oh ça oui, maîtresse Iya ! Pas vous ?

— Pas particulièrement. Et tu ne dois pas non plus, parce qu’il y a effectivement un fantôme, au fort.

— Par les couilles à Bilairy ! »

Tout à coup, il ne fut plus derrière elle. Elle se retourna et le découvrit, qui, planté au beau milieu du chemin, regardait d’un air misérable en étreignant son baluchon la direction du retour chez lui.

« Veux-tu bien remonter, mon gars ! »

Il balança, manifestement incapable de décider qui, des fantômes ou de son grand flandrin de père, l’épouvantait le plus.

« Ne sois pas ridicule, le tança-t-elle. Le prince Tobin a passé sa vie tout entière avec lui sans en être jamais maltraité d’aucune façon. Allons, viens, ou je te renvoie... Le prince n’a que faire de pleutres dans son entourage. »

Ki déglutit un grand coup puis se carra juste comme elle avait deviné qu’il le ferait.

« Mon père a pas engendré des pleutres.

— Je suis fort aise de l’apprendre. »

Elle attendit de l’avoir à nouveau en croupe pour demander: « D’où vient que tu es au courant du fantôme ?

— C’est Ahra qui m’a dit, ce matin. Elle venait juste d’apprendre chez qui c’est que Père m’expédiait.

— Et comment ta sœur était-elle au courant de ça, elle ? » Elle perçut un haussement d’épaules.

« Entendu dans les rangs, soi-disant...

— Et qu’a-t-elle entendu d’autre encore ? »"

Nouveau haussement.

« M’a dit rien que ça, Maîtresse. »

 

Ki se montra poli de façon plus ou moins morose durant le reste de la journée, et il pleura tout bas la nuit suivante quand il crut qu’Iya s’était endormie. Si bien qu’elle s’attendait presque à le découvrir envolé, le lendemain matin. Or, quand elle ouvrit les yeux juste après le point du jour, il était toujours là, de l’autre côté d’un feu qu’il venait d’allumer, et il la regardait. Il avait les yeux tout cernés de noir, mais il n’en avait pas moins apprêté un déjeuner froid pour eux deux, et il ressemblait beaucoup plus au petit garnement déluré qu’elle avait vu en lui le tout premier soir.

« Bien le bonjour, maîtresse Iya.

— Bien le bonjour, Ki. » Elle se mit sur son séant, s’étira pour se dégourdir les épaules.

« Nous prendra long pour arriver jusqu’à là-bas ? demanda-t-il pendant qu’ils se restauraient.

Oh, trois ou quatre jours, je pense... »

Il détacha d’un coup de dents une nouvelle bouchée de saucisse et se mit à la mastiquer bruyamment.

« Vous pourriez m’affranchir, en route, à causer correc’, comme c’est que vous avez dit ?

Pour commencer, ne parle pas la bouche pleine. Et puis ne mâche pas la bouche ouverte. » Le voyant déglutir au plus vite, elle se mit à glousser. « Pas besoin de t’étouffer pour moi ! Voyons un peu..., quoi d’autre ? Ah oui, tu ne dois ni sacrer ni jurer par le corps de Bilairy. C’est grossier. À présent, dis : "Auriez-vous l’obligeance de m’apprendre à parler correctement ?"

Auriez-vous l’obligeance de m’apprendre à parler correctement ? répéta-t-il avec autant de circonspection que s’il s’initiait à quelque langue étrangère. Et puis auriez-vous l’obligeance de m’affran... m’apprendre, pour les fantômes ?

— Je ferai les deux, du mieux que je pourrai », répondit-elle en lui souriant.

Tout bien réfléchi, elle en avait sainement jugé. Ce gosse-là était tout sauf un rutabaga.