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UNE NATURE EN QUELQUE SORTE

Trace traversa une longue portion de néant entre deux murs austères tandis que la tempête nocturne s’acharnait contre lui comme un démon venu réclamer son dû. Devant lui, à une centaine de mètres, se dressait la tour. Il y était presque.

Le temps pressait, mais il savait qu’il lui fallait progresser avec prudence dorénavant. Depuis la mort du Maître d’armes Sith, il n’avait pas vu d’autres choses semblables à celle du mur, mais il les savait présentes. Les perceptions extrasensorielles et les pouvoirs télémétriques n’étaient plus nécessaires. Il les entendait hurler. Et leurs cris augmentaient en volume à mesure qu’il s’approchait de la tour, de plus en plus intenses. De plus en plus avides.

Il n’avait jamais rien vu de semblable à l’abomination qui avait déchiqueté le Maître d’armes : un cadavre animé, une chose morte dont la chair et les muscles fonctionnaient encore, alors même qu’elle se décomposait sous ses yeux. Il sentait la présence des créatures tout autour de lui, en contrebas, et derrière les Temples cachés et les annexes. Aurait-il raison d’une telle horreur avec un sabre laser, ou ne parviendrait-il qu’à la tailler en pièces qui continueraient envers et contre tout à pourchasser leur proie ?

Et Hestizo ? Ces choses l’avaient-elles trouvée elle aussi ?

Il s’arrêta de nouveau pour projeter ses sensations, un vaste filet psychique tendu par la Force pour rechercher le moindre signe de la présence de sa sœur, mais il ne découvrit rien. Il pensait toujours qu’elle était ici, peut-être dans la tour, peut-être pas, mais le silence qui régnait en lui le perturbait bien plus que les cris au loin.

Continue. Tu vas la retrouver. Forcément.

Pendant dix minutes, il poursuivit péniblement son chemin. À un moment, il trébucha et leva la tête pour humer l’air.

Il sentait de la fumée.

Grimpant au sommet d’un pilier brisé, il scruta les environs jusqu’à ce que la lueur d’un feu, au loin, accroche son regard. Une vague lumière orange au milieu d’un bâtiment à moitié effondré, à un quart de kilomètre environ. Trace l’observa un moment. Il voulait être sûr. L’existence d’un feu ne signifiait rien en soi, surtout sur une planète contrôlée par les Sith et où les morts revenaient à la vie.

Mais il sentit soudain la présence de sa sœur dans cette structure.

Elle est ici. Forcément.

Rojo Trace sauta du pilier brisé et commença à courir.

 

Vingt secondes : il ne lui en fallut pas plus pour atteindre l’entrée et s’engouffrer à l’intérieur sans se soucier de l’obscurité, de la neige et du désordre, ni de la puanteur âcre de la fumée. Des objets jonchaient le sol : livres, parchemins, débris non identifiés. Il vit des rangées de tables de pierre, semblables à des dalles de marbre. Il s’agissait d’une sorte d’immense bibliothèque. Il poursuivit son chemin.

Hestizo, c’est moi, tu es là ? C’est Rojo. J’arrive, je…

Un bras le saisit par-derrière et le souleva.

— Prends garde, Jedi.

Une voix millénaire croassa devant lui. Elle prononçait posément chaque mot, dans des résonances qui paraissaient agiter les molécules de l’air elles-mêmes comme autant de particules de sciure.

— Il semblerait que tu te sois introduit de force dans mon sanctuaire. Manifester un tant soit peu de retenue serait de bon ton.

Trace se sentit soulevé dans les airs et se rendit compte qu’il était suspendu aux branches d’un arbre immense. En jetant un œil en bas, très loin, il vit les phalanges bulbeuses de ses racines. Enfoncées dans le sol lui-même, elles délogeaient et déformaient les dalles bigarrées. Le tronc de la chose se séparait en dizaines de membres gris et sinueux déployés dans les ténèbres. Les plus hautes branches se resserrèrent sur le poignet de Trace, qui découvrit que tout autour de lui, les parois étaient recouvertes du sol au plafond d’étagères d’hololivres, de parchemins et de grimoires, divers articles mystérieux s’entassant dans les moindres recoins.

— C’est le lieu où je vis, oui ? fit la voix de la créature dans un borborygme qui provenait de l’intérieur du tronc. Et tu t’y es introduit sans y être invité.

La main de Trace glissa vers son sabre laser. Il y eut un claquement de fouet et une douleur cinglante quand l’une des branches s’abattit. Trace vit l’arme tourbillonner dans les airs, hors de portée. Elle atterrit sous les rayonnages, au coin d’un âtre rougeoyant où des braises orange luisaient et crépitaient.

— Pas besoin de ton arme ici, dit la créature. Pas dans un lieu de culture. Et nous sommes bel et bien cultivés toi et moi, n’est-ce pas ? Illuminés et instruits par l’écrit. Nul besoin du fardeau de la violence physique.

Il émit un autre gloussement grossier et poussiéreux.

— Contemple-moi, si tu le souhaites. Cherche mon visage.

Trace sentit des relents acidulés et découvrit en se retournant l’énorme tête de bois du bibliothécaire qui se tendait vers lui entre ses branches dénudées. Il comprit qu’il s’agissait d’un Neti, et d’un Neti malade. La contagion qui affectait cette planète l’avait gagné lui aussi. Le long de son dos, la forme naguère majestueuse de la créature végétale avait pris des nuances inédites. Les redoutables branches pendaient comme des bouquets de muscles atrophiés. Des plaies ouvertes avaient rongé l’écorce et le bois à nu exsudait un ruisselet continu d’humeur noire autour des racines, sur le sol. Des nuées d’hololivres et de textes Sith flottaient comme des esquifs dans la flaque grandissante. La maladie qui frappait les élèves Sith, quelle qu’elle fût, avait franchi la barrière des espèces sans perdre de sa virulence.

— Je cherche une Jedi appelée Hestizo Trace.

Le Neti ne réagit qu’en déplaçant légèrement ses branches. Trace se rendit compte qu’elles étaient chargées de montagnes d’hololivres qui s’y empilaient par centaines, si haut que le moindre mouvement déclenchait de véritables avalanches de part et d’autre de son corps.

— Bien sûr que je la connais, répondit le Neti. Tu es son frère, oui ?

Les branches tressaillirent et d’autres ouvrages tombèrent.

— Hélas. Elle est perdue.

Trace se sentit soudain parcouru d’un frisson, comme s’il venait de se faire empoisonner et n’en prenait conscience que maintenant.

— Comment le savez-vous ?

— Quelle importance ? fit le Neti. Par le lien des feuilles et des tiges. (Il marqua un temps.) Je l’ai convoquée ici sur ordre du Seigneur Scabrous, et il l’a tuée.

— Vous mentez.

— Vraiment ?

Le visage fané ne paraissait pas particulièrement offensé par cette accusation, mais plutôt intrigué.

— Tu n’as pas l’air si sûr de toi, Jedi. Pas du tout. Je vis depuis plus d’un millénaire, et voici que je contemple mes dernières heures. Avant que je ne franchisse le prochain seuil de mon évolution, peut-être souhaites-tu scruter mon esprit pour savoir si je te dis la vérité ou non ?

Trace s’apprêtait à parler, mais sa voix se brisa. L’étau de la branche se resserra de nouveau autour de son poignet et le retourna négligemment en s’enfonçant jusqu’à l’os. Des membres millénaires se mirent à bruire derrière lui et il sentit qu’une odeur différente en émanait, bien pire encore que l’haleine de la créature. C’étaient les miasmes marécageux de la Maladie, d’une anomalie grave et profonde.

— Vas-y, dit le Neti d’un ton presque enjoué. Scrute mon esprit, Jedi. Vois ce qui t’y attend. Cherche mon visage.

Trace sentit une branche s’enrouler autour de sa cheville droite tandis que l’arbre continuait à tirer sur son poignet, accentuant la tension.

Cherche mon visage.

Le Neti se répéta, mais il avait renoncé à parler à présent, et criait directement les mots dans l’esprit de Trace.

Cherche mon visage !

Impuissant, Trace se sentit happé dans la bourbe des pensées de la créature. C’était comme plonger la main dans une cuve pleine de vase tiède et noire. Il tâtonna un moment à l’aveuglette, essayant d’appréhender le sens des formes et des impressions aléatoires qui évoluaient autour de lui, au sein de l’immense mémoire du Neti.

Et il vit.

Il s’agissait d’une section différente de la bibliothèque Sith, où les hololivres et les archives étaient en ordre.

Trace comprit qu’il voyait par les yeux du Neti avant que celui-ci ne tombe malade, et il prit conscience des vraies dimensions de la collection du bibliothécaire : elle ne se limitait pas à une pièce, mais s’étendait dans toute une série de halls tentaculaires. Depuis les mille ans et plus que le Neti s’était établi ici en tant que bibliothécaire de l’Académie, il avait accumulé les hololivres et les cartes, les archives et les souvenirs.

Scrutant ce paysage intérieur en quête du moindre signe d’Hestizo, Trace embrassa du regard l’une de ces pièces en se déplaçant comme les membres végétaux du Neti, sinuant dans les coins et les recoins obscurs, traversant les gigantesques passages en arche. L’architecture changeait ici, moins monastique et fleurie, évoquant plus une place forte qu’une bibliothèque. Les branches souples et intangibles de l’esprit du Neti entraînaient Trace dans les profondeurs du bâtiment, près d’une galerie renfoncée, par-dessus un parapet, s’arrêtant à l’occasion devant des tas de documents qui s’étendaient à perte de vue. Telle est ma forteresse, répétait la voix dans sa tête. Mon bastion de savoir acquis en un millénaire, mais désormais, c’est mon CARBURANT. Et s’y ajoutait l’écho de sa requête sans queue ni tête : Le vois-tu, Jedi ? Comprends-tu le CARBURANT ?

Et Trace se sentit hocher la tête, entièrement d’accord. Il voyait bel et bien. Par la Force, il voyait. Était-il devenu le Neti à cet instant ? Il l’ignorait… mais leurs consciences avaient fusionné pour leur permettre de partager une connaissance fondamentale, inexprimable, qui transcendait les pensées. Il entendit d’étranges bruits dans sa tête, occlusifs et sifflants, qui formaient un nom curieusement familier.

Dail’Liss.

Trace comprit qu’il s’agissait de celui du bibliothécaire, de son patronyme, et il sut également que dans sa langue natale, il signifiait « amoureux du savoir », un choix idéal pour…

Brusquement, la qualité de l’éclairage changea.

Les souvenirs devinrent friables, plus durs, sévères : une ouverture au sol, un gouffre insondable menant aux espaces gris et muets d’un complexe souterrain. Là, au fond, Trace aperçut une silhouette encapuchonnée qui se tenait au milieu d’un rai de lumière issu de la surface et illuminant l’air poussiéreux, entourée de tas de gravats. Une partie du mur s’était effondrée, ou avait été défoncée, pour révéler une salle cachée derrière… un Temple secret des Sith. La forme en cape tomba à genoux, le visage dissimulé, galvanisée par ce qu’elle venait de découvrir.

Trace vit l’homme tendre les mains pour prendre un grand coffret gris orné de hiéroglyphes qui étincelaient dans les chiches rayons de lumière. Un moment de tranquillité fugace passa en tressaillant. Puis la silhouette retourna le coffret. Ses mains roses et lisses en effleurèrent la longueur pour découvrir un bouton caché.

Et l’activer.

La boîte s’ouvrit et Trace aperçut une forme noire et pyramidale dont la surface unie ne reflétait aucune lumière, seulement le visage blême de l’homme qui la contemplait, fasciné.

Un holocron Sith, pensa Trace. C’est ici, dans cette bibliothèque, que Dark Scabrous a trouvé

La pyramide émettait une vibration presque imperceptible et Trace vit le reflet de l’inconnu changer tandis que ses lèvres remuaient, murmurant des mots qu’il n’entendait pas. La pyramide se mit à vibrer de façon plus régulière, ronronnant presque sous l’étreinte affectueuse de la silhouette.

 

Cette image le frappa de plein fouet et l’éjecta littéralement des pensées du Neti, le ramenant dans le moment présent avec toute la brutalité d’une collision réelle. Ses yeux palpitèrent un instant dans leurs orbites. La douleur lui tenaillait la poitrine, les côtes et le pelvis au point qu’il avait l’impression qu’on les déchirait avec des crochets. Parmi les branches mourantes, il entendit un rire, le gloussement absurde du Neti qui s’abandonnait à la démence.

De la fumée, je sens de la fumée…

Trace lutta pour vider son esprit. La chaleur. Sa peau lui cuisait. La fumée montait à l’assaut de ses bronches, roussissait l’intérieur de ses sinus. La vision qu’il avait eue dans le Temple souterrain encore gravée dans sa conscience, il comprenait à présent que c’était là qu’était née la Maladie. Sa source résidait dans le dédale de cette bibliothèque où Dark Scabrous avait découvert un holocron Sith oublié depuis un millénaire et avait libéré quelque chose que même lui ne pouvait contrôler.

Trace sentit les vaisseaux sanguins de sa tête enfler sous l’inversion brutale de la pression hydrostatique. Une douleur aiguë lui parcourut l’échine et les hanches. En baissant les yeux, il vit que les branches du Neti l’écrasaient sans relâche jusqu’à ce que ses muscles demandent grâce. Derrière la créature végétale et en dessous, de grandes langues de flammes avaient commencé à remonter le long des tas d’hololivres écroulés et de textes sacrés pour se répandre dans toute la bibliothèque.

— Tu aurais dû t’enfuir d’ici quand tu en avais l’occasion, Jedi.

Les branches du Neti, en feu, balayèrent les rayonnages, projetant des centaines d’ouvrages dans la fournaise.

— Tu n’aurais jamais dû chercher mon visage. Je t’avais bien dit que ma fin était proche. À présent, nous périrons ensemble… oui ?

— Attendez…

— Il n’y a plus rien pour moi ici. Ni pour toi. Nous allons partir, tous les deux, et rejoindre ta sœur, oui ?

— Non.

Mais ses membres de plomb lui semblaient affreusement faibles, comme si la fumée s’était solidifiée dans ses poumons, lestant chacune de ses extrémités. Un affreux soupçon lui vint : s’il ne les remuait pas rapidement, il risquait bien de ne plus jamais bouger.

Au-dessus de lui, le Neti développait la réaction opposée. La mort imminente l’avait transformé en une créature frénétique et déchaînée. Il secouait violemment ses branches de part et d’autre, tournant et s’agitant comme s’il était pris dans un ouragan ardent, arrachant ses racines du sol.

Dans les tréfonds de son propre esprit, Trace sentait que la créature larguait les amarres d’avec la réalité à mesure qu’elle se détachait du plancher. Des deux côtés, les étagères tremblaient et s’écroulaient à une vitesse effrayante, répandant leur contenu comme des escadrons d’anges enflammés plongeant dans l’abysse. Les hololivres crépitaient, vomissant des gerbes d’étincelles tandis que leurs circuits explosaient dans le brasier grandissant. Combien de temps lui restait-il avant que le plafond ne s’effondre sur eux, rongé par l’incendie ? Cinq minutes ? Moins ?

AU SECOURS, JE VOUS EN PRIE, AIDEZ-MOI, AIDEZ-MOI, AIDEZ…

Il recula, comme sous l’effet d’une gifle. C’était la voix de Zo qui hurlait dans sa tête. Cette pensée le traversa comme un éclair et le ramena brutalement à un état de vigilance totale.

Trace respira, reconnaissant d’avoir retrouvé sa lucidité. Ce répit ne durerait pas, il le savait, mais il lui suffirait peut-être pour faire ce qu’il fallait.

Fermant les yeux, il laissa son corps s’avachir dans l’étau des branches du Neti, renonçant à toute résistance. Il prit une dernière inspiration et la retint : ce souffle allait devoir lui suffire… ou sinon, son ultime espoir d’aider Zo reviendrait à un suicide.

Il créa une petite bulle, guère plus grande que son propre corps, et la referma hermétiquement, évacuant l’air qu’elle contenait. Privées d’oxygène, les flammes qui léchaient ses vêtements vacillèrent et moururent.

Première étape réussie. Occupons-nous du reste.

D’une secousse, il se dégagea des branches du Neti et se jeta en avant dans la bulle, que l’élan détacha et projeta dans le paysage chaotique du sol de la bibliothèque.

La bulle tournoya et s’écrasa parmi les tas d’hololivres en feu et il s’effondra sur le flanc tandis qu’elle continuait à faire la toupie. La bibliothèque défila devant ses yeux.

Et près du tronc du Neti, il vit son sabre laser.

L’arme reposait parmi les racines ondulées de la créature, devant un grand trou irrégulier qui avait commencé à se carboniser. Trace se redressa dans la bulle, posa les deux mains contre sa surface incurvée, écarta les doigts et attendit. Une branche brûlante aussi grosse que son corps s’abattit sur le sommet de la bulle et les doigts de bois du Neti se refermèrent dessus tout en continuant à se tordre et à brûler. Trace faillit souffler, mais se retint. Son organisme quémandait de l’oxygène, ne fût-ce qu’une bouffée d’air frais, mais il savait que s’il dissolvait la barrière et tentait de respirer à l’instant, la température extérieure le ferait frire instantanément, à commencer par l’intérieur de ses poumons.

Il considéra le sabre laser et se fit violence pour évacuer toute autre pensée de son esprit. Au Temple Jedi, on lui avait appris qu’il ne s’agissait pas de manipuler l’objet, mais d’éliminer l’espace qui vous en séparait. Mais en cet instant précis, l’objet en question ne lui avait jamais paru si distant.

Viens vers moi. Vers moi.

Le sabre laser ne bougea pas.

Il ferma les yeux et sentit la bulle basculer en avant comme un animal rétif tiré de son hibernation. Elle roula sur des montagnes de livres en feu, en direction du tronc calciné du Neti. Quand il rouvrit les paupières, Trace vit le sabre laser posé devant lui, à moins d’un mètre du trou. Il se recentra et reprit sa concentration. La suite des événements devait se dérouler selon un timing parfait. Désactivant la bulle, il ouvrit la main, et le sabre vola pour la rejoindre. La chaleur du manche était presque insoutenable, mais jamais il n’avait été aussi ravi d’en éprouver le contact solide.

Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver ce qu’il cherchait, en suivant du regard le tronc jusqu’à l’endroit où il touchait le sol. La créature avait presque extirpé ses racines des fondations et ne devait plus son équilibre qu’à de minces filaments.

Trace attendit qu’elle s’apprête à se lancer de nouveau en avant, et frappa en travers avec son sabre laser, tranchant d’un coup les dernières racines.

Privé de ses liens avec le sol de la bibliothèque, le Neti bascula. Détaché, il tomba de tout son long, emporté par son élan. Il percuta le sol avec assez de force pour ébranler le bâtiment sur ses fondations et projeter d’aveuglantes nuées d’étincelles et de cendres dans son sillage.

Trace s’avança en vacillant et écarta d’un geste la fumée de ses yeux. De là où il se trouvait, il pouvait voir le trou béant que l’arbre avait fait dans le mur extérieur de la bibliothèque, et au travers, le paysage couvert de neige d’Odacer-Faustin. Il entendait déjà le sifflement de vapeur que produisait l’air glacé en frôlant l’architecture en flammes.

Aidez-moi…

Trace sentit le cri de sa sœur qui lui enflammait tout le corps. Il ne s’agissait pas que d’une impression, d’un éclair émotionnel aléatoire : il éprouva réellement sa douleur qui lui remonta le long du bras droit pour palpiter dans son épaule et ébranler jusqu’aux racines de ses dents. Des larmes lui montèrent aux yeux et le vent les chassa. Les jambes en coton, il trébucha, manquant de tomber dans la neige.

Il se secoua. Il n’arrivait pas à expliquer l’expérience qu’il venait de vivre. C’était comme si tout ce qu’il savait de sa sœur et de la Force elle-même avait été inversé, corrompu à un niveau fondamental. Il n’en restait plus qu’une impression de malveillance si intime, si profondément personnelle qu’elle lui donnait envie de s’extirper de sa propre peau et de l’abandonner là, comme un tas de vêtements sales.

Elle était si proche… si proche…

Il recula d’un pas en direction de la bibliothèque en feu. De véritables trombes de neige tombaient à présent, tourbillonnant avec la fumée et les cendres, tandis qu’il s’avançait en vacillant parmi les ruines. S’il devait retourner dans l’incendie pour la chercher, soit. S’il lui fallait donner sa vie…

Un bras maculé de sang jaillit des gravats sous ses pieds et l’attrapa par la cheville pour l’attirer vers le bas. Puis un autre, et un troisième. L’un d’entre eux s’enroula autour de son poignet droit, les autres le ceinturèrent. Il en surgit encore deux, qui s’agrippèrent à ses jambes. Des doigts semblables à des griffes lui accrochèrent les coins de la bouche, qu’ils déformèrent en un rictus involontaire. Les débris qui l’entouraient grouillaient désormais d’activité, de formes à demi enterrées qui se frayaient un chemin depuis le sous-sol.

Elles étaient couvertes de tiges végétales.

La gravité s’empara de lui et il tomba.