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INGRÉDIENT
En sortant du turbo-ascenseur, Zo sentit ses derniers espoirs s’évanouir.
Plus question de s’échapper, si tant est qu’elle y eût songé sérieusement. Le Whiphid l’avait guidée parmi les ruines de l’Académie, où ils avaient croisé des élèves et des Maîtres Sith qui les dévisageaient ostensiblement, le visage crispé par la colère et la détermination. Si l’orchidée s’en était aperçue, elle n’en laissait rien paraître.
C’était le milieu de l’après-midi lorsqu’ils atteignirent la tour.
Un droïde HK les avait rejoints à l’entrée. Il avait confirmé l’identité de Tulkh au moyen d’un scan rétinien, après quoi le Whiphid avait cligné des paupières et s’était essuyé les yeux, agacé, et il les avait escortés à l’intérieur. Le turbo-ascenseur les avait avalés pour les emmener dans les hauteurs et les relâcher ici.
Dans cette pièce.
Zo fut incapable de faire quoi que ce soit hormis l’observer pendant un moment. Un laboratoire tel qu’elle n’en avait jamais vu pendant toutes ses années de recherche se déployait devant elle. Il évoquait une sorte de pendant affreux et pervers au laboratoire végétal de Marfa. Ses instruments avaient été conçus non pour entretenir la vie, mais pour infliger en permanence de la souffrance à tout ce qui n’y avait pas encore péri. Quelque chose s’agitait dans une cage perdue parmi les ombres, émettant de petits claquements secs avec sa bouche.
— Vous l’avez ?
Zo se retourna en poussant un hoquet de surprise. Au centre du laboratoire, un grand homme en robe noire les observait. Dans son visage taillé à la serpe, aux ombres marquées, les pommettes ressortaient comme des angles et les yeux creux ressemblaient aux orbites vides d’un crâne. Zo sentit une mince vrille d’effroi pénétrer dans sa poitrine, jusqu’au creux de son ventre, pour s’y loger et frémir imperceptiblement dans les ténèbres. Elle repensa au nom qu’avait prononcé Tulkh sur le chemin : Dark Scabrous.
Le Seigneur Sith la dévisageait. Malgré son expression indéchiffrable, l’intensité de son regard ne laissait planer aucun doute quant à ses sentiments. Il paraissait plongé dans la contemplation de ce qu’il voulait à la fois posséder et détruire.
Sans un mot, le Whiphid prit l’orchidée des mains de Zo. Il s’approcha du Seigneur Sith et la lui tendit.
— La voici.
Dark Scabrous saisit la fleur et lui accorda un infime coup d’œil avant de reporter son attention sur Zo. Une lueur inédite venait de s’allumer dans son regard.
Tulkh attendait.
— Mon argent, dit-il enfin.
Si le Seigneur Sith l’avait entendu, il ne le montra nullement, toujours concentré sur Zo.
— Elle s’appelle Hestizo Trace, déclara le Whiphid. C’est la gardienne de l’orchidée. La fleur a besoin d’elle pour…
— Survivre, termina Scabrous. Je le sais. C’est ainsi que j’ai compris que vous m’aviez apporté l’article authentique.
Il tendit le bras pour effleurer le visage de Zo. Le contact de sa main froide et gantée ressemblait à celui d’une barre de fer entourée de cuir.
— Il s’agissait de la seule information que je n’avais pas divulguée à son sujet.
— Dans ce cas, nous en avons terminé, conclut Tulkh.
Le Seigneur Sith hocha la tête.
— Mon droïde vous rémunérera à la sortie.
Le Whiphid acquiesça et tourna les talons.
— Non ! s’écria Zo en le voyant partir. Attendez !
Elle sentit l’étau de la panique lui comprimer la poitrine, écraser ses côtes et étouffer son souffle. Les bruits de pas du Whiphid s’estompèrent peu à peu dans le long couloir de pierre, puis elle entendit le chuintement hydraulique des portes de l’ascenseur qui s’ouvrirent et se refermèrent.
Il était parti.
Le Seigneur Sith la dévisageait toujours. Un nouveau silence se répandit dans le labo comme une brume âcre, sèche et glaciale. Zo percevait les bruits nerveux qu’émettait l’orchidée dans son esprit, légers pics d’énergie angoissée à l’idée de ce qui allait se produire ensuite. La jeune femme savait qu’elle était la seule à les entendre, mais n’en ressentait pas moins une envie irrationnelle de lui intimer le silence.
— Vous êtes une Jedi, dit Scabrous.
— En effet.
Elle se prépara à subir son mépris, voire sa rage, mais le Seigneur Sith se contenta de hocher la tête comme s’il s’attendait à la voir se présenter ici, et même comme s’il l’avait fait venir lui-même. Il tendit la main et sans même qu’il la touche, elle ressentit un poids sous son sein gauche, l’impression que la paume de l’homme appuyait directement sur le muscle de son cœur.
Puis il baissa le bras et la pression cessa. Il prit la fleur et l’emporta de l’autre côté du laboratoire, là où Zo avait entendu les bruits de claquements de lèvres.
Ce qu’elle vit lui retourna lentement l’estomac. L’adolescent prisonnier de la cage levait sur elle des yeux brillants et enfoncés où on ne lisait plus que la démence absolue. En l’examinant de plus près, Zo distingua un enchevêtrement presque organique de tubes de plastique qui émergeaient directement de son dos, où on les avait apparemment greffés le long de sa colonne vertébrale jusqu’à la base du crâne. Un fluide rouge jaunâtre allait et venait paresseusement dans les tubes. Zo en suivit le trajet sur le sol, jusqu’à une pompe électronique surmontée d’un vaste récipient cylindrique. Il s’agissait d’une sorte d’immonde circuit, hybride entre l’humain et la machine.
Scabrous ajusta la pompe et la circulation du fluide accéléra. Le garçon se raidit, puis commença à se cogner la tête contre la cage sans discontinuer, avec une intensité rythmique effroyable. Les barreaux tintèrent sous les impacts jusqu’à ce que le visage du prisonnier dégouline de sang, des ruisseaux écarlates naissant sous ses narines et ses lèvres, ainsi qu’aux coins de ses yeux. Mais il ne cessait pas pour autant. Zo le vit se meurtrir sans pitié, peut-être pour s’assommer ou tout simplement se tuer et éviter les souffrances qui l’attendaient.
— Arrêtez ! s’écria Zo en se retournant vers Scabrous. Qu’est-ce que c’est que cette chose ?
— Contentez-vous d’observer.
— Qu’est-ce que vous êtes en train de lui faire ?
Scabrous ne répondit pas. Un instant plus tard, il ouvrit le couvercle du récipient contenant le fluide rouge jaunâtre et y lâcha l’orchidée.
Jura Ostrogoth fut témoin de toute la scène.
Il s’était faufilé dans la tour quand le Whiphid en était sorti, sans prendre le temps de réfléchir. L’expérience lui avait enseigné qu’il ne fallait pas tergiverser devant ce genre d’occasion. Il n’avait pas hésité.
Depuis la disparition de Nickter, la veille, les rumeurs circulaient à la vitesse de la lumière à l’Académie, au sujet de Dark Scabrous et de ce qu’il mijotait dans son labo. Tôt dans la matinée, Jura avait surpris Pergus Frode, un technicien qui travaillait dans le hangar, en train de raconter à l’un des Maîtres que Scabrous avait reçu des visiteurs, deux chasseurs de primes qui n’avaient pas regagné leur vaisseau la veille. Et voilà que Kindra avait affirmé avoir aperçu deux autres étrangers, un Whiphid et une fille, qui se dirigeaient vers la tour. Elle prétendait qu’ils transportaient un objet mystérieux. Personne ne savait de quoi il s’agissait.
Il suffisait donc d’attendre que quelqu’un ressorte.
Après l’entraînement au sabre laser, Jura s’était éclipsé pour venir s’embusquer derrière les pierres couvertes de neige d’une ruine située en face de l’entrée principale de la tour. Le froid ne le dérangeait pas le moins du monde. Il avait eu le temps de réfléchir, de se vider la tête. Il avait déjà décidé qu’il ne passerait pas sa vie à s’inquiéter que Scopique révèle ses faiblesses au grand jour. S’il voulait échapper au joug de ce dernier, il lui fallait changer les règles du jeu. Bien sûr, il ne pouvait pas contre-attaquer immédiatement : après l’avoir acculé de la sorte, Scopique s’attendrait à des représailles. Mais une fois que Jura aurait découvert ce qui se passait à l’intérieur de la tour, il organiserait une petite réunion privée avec le Zabrak. Il lui dirait tout, il s’épancherait jusqu’au bout. Il gagnerait sa confiance. Et quand Scopique abaisserait sa garde et se rengorgerait, eh bien…
Le tuerait-il ?
Peut-être.
Ou peut-être se contenterait-il de l’humilier, comme le Zabrak l’avait humilié.
Quoi qu’il advienne, la situation changerait radicalement.
Jura n’aurait jamais mesuré à quel point vingt minutes plus tôt, quand il s’était glissé hors du turbo-ascenseur pour traverser le laboratoire situé au sommet de la tour. Les bougies et les torches répandaient par intermittence des lueurs vacillantes dans la salle. Il craignait qu’on l’entende, car l’ascenseur n’était guère discret, mais avant même que les portes ne s’ouvrent, il avait perçu un hurlement et un fracas métallique. Les sons qui se répercutaient sur les fenêtres et le plafond de pierre couvraient tout le reste.
Jura se coula dans les ombres et se faufila entre les tas d’équipements jusqu’à ce qu’il distingue la silhouette caractéristique du Seigneur Scabrous, ainsi qu’une autre, celle d’une fille. Elle se tenait debout près de ce qui ressemblait à un animal en cage : c’est de lui que venaient le vacarme et les cris.
Jura s’arrêta de nouveau, plissa les yeux et scruta la scène.
L’animal en cage était Nickter.
Le prisonnier s’agitait dans sa geôle en hurlant et en émettant des gémissements inarticulés. Du sang lui ruisselait sur le visage et lui poissait les joues, comme s’il s’était trouvé sous une bougie rouge en train de fondre. Il était à demi nu et son torse luisait de sueur.
Mais le plus horrible, c’était les tubes.
Ils sortaient de son dos, longs tuyaux sinueux qui raccordaient sa colonne vertébrale à une machine surmontée d’un grand cylindre transparent. Scabrous manipula l’engin et brandit un objet que Jura ne parvint pas à identifier avant de le plonger dans le récipient. Le fluide qu’il contenait tourbillonna et changea de couleur pour devenir subitement incandescent et jaillir dans les tubes reliés à l’échine de Nickter.
Les hurlements cessèrent.
Jura vit Nickter s’effondrer dans sa cage, immobile et silencieux, la bouche entrouverte, les paupières flasques. On n’entendait plus que le bourdonnement haut perché d’un électrocardiogramme plat. Jura lâcha le souffle qu’il retenait depuis dix secondes.
Il n’avait pas besoin de s’approcher pour comprendre que Wim Nickter était mort.
Zo fixait le cadavre de l’élève Sith dans sa cage. Ses yeux étaient restés ouverts, vitreux et sans vie. Au coin de ses lèvres molles, une dernière bulle de salive sanguinolente. Une pâleur cireuse avait commencé à gagner ses joues et sa peau prenait une teinte grisâtre.
Dans l’esprit de Zo, l’orchidée hurlait toujours.
Elle ne pouvait plus ni bouger ni même réfléchir. Rien dans toute son existence à Marfa ou ailleurs ne l’avait préparée à ça. Durant les quarante-huit dernières heures standard, sa vie quotidienne tranquille avait basculé dans une sanglante parodie de réalité.
Elle se retourna vers le cylindre de verre où Scabrous avait lâché la fleur. Celle-ci avait disparu. Le fluide semblait l’avoir absorbée, réduite en morceaux peu à peu dissous, mais Zo l’entendait toujours, où qu’elle se trouvât dorénavant, appeler au secours et la supplier de faire quelque chose, de l’aider, de mettre un terme à la douleur.
Ça brûle, Zo, ça brûle, ça BRÛLE…
Scabrous contemplait le cylindre.
Dans sa cage, le garçon mort se releva.