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DREAR
Au bout de trente minutes à errer dans la bibliothèque, Zo devait bien admettre qu’elle s’était complètement perdue.
Au début, la voix de l’orchidée l’avait guidée. Après avoir franchi l’immense entrée, elle avait suivi le couloir principal, traversant une série de salles, certaines au plafond si haut qu’elle le distinguait à peine, et d’autres où elle devait s’incliner pour passer. La seule constante était l’irrégularité, au sein d’une symétrie fracturée par le temps et le climat. À chaque pas, la température de l’air souterrain baissait, et Zo avait pleinement conscience non seulement d’avancer, mais de descendre, comme si les corridors de la bibliothèque s’enfonçaient sans limites jusqu’au cœur de la planète. Elle sentait la fraîcheur de l’air dans ses poumons, ainsi qu’un goût de copeaux de métal oxydés. La seule clarté provenait à présent des torches et des lampes disposées en hauteur ; le seul bruit, de ses pas. Même dans ces profondeurs, la neige s’était inévitablement infiltrée par les failles et les parois brisées, et les flocons s’agitaient comme des spectres au gré des gémissements sourds du vent. En se retournant, Zo vit ses empreintes dans le couloir, piste solitaire étincelant sous la lumière des torches.
Qui avait allumé ces dernières, du reste, et qui les entretenait ?
Tulkh avait refusé de la suivre. Elle l’avait tancé à ce sujet : « Attendez un instant : vous êtes prêt à pénétrer dans la tour d’un Seigneur Sith, mais pas question de mettre les pieds dans une bibliothèque, c’est ça ? » Il s’était contenté d’acquiescer, stoïque, en affirmant qu’il savait identifier un piège quand il en voyait un. Zo avait protesté, car elle reconnaissait bien la voix de l’orchidée qui l’appelait, mais elle commençait à se demander s’il n’avait pas eu raison de s’abstenir.
L’orchidée ne te mettrait pas délibérément en danger. Tu le sais.
Oui, bien sûr. Et pourtant…
Devant elle se déployait une vaste salle au plafond voûté, éclairée par la lumière vacillante de quelques torches éparses. Elle crut sentir une odeur de brûlé, comme du flimsiplast en feu. Puis elle regarda à droite et à gauche, le regard errant dans les hauteurs vertigineuses pour tenter d’embrasser l’ensemble des étagères qui n’en finissaient pas. Une bourrasque traversa la pièce et souleva la neige ancienne et sèche qui reposait là, traçant des motifs aléatoires sur le carrelage.
Zo s’arrêta. L’orchidée ne lui parlait plus depuis plusieurs minutes. Elle se demanda, comme plusieurs fois auparavant, si elle parviendrait à retrouver son chemin, au besoin. Elle supposa qu’elle arriverait à remonter sa piste, si les courants d’air qui traversaient les brèches des murs ne l’avaient pas effacée. En cas de problème, l’endroit regorgeait de cachettes… sauf si les problèmes en question la guettaient déjà à l’intérieur de l’une d’entre elles.
Un contact sur son visage, froid et délibéré.
Zo se figea et retint son souffle, les yeux rivés sur l’espace vide situé devant son nez. Il n’y avait là rien de visible… et pourtant elle ressentait une présence, une main gantée de cuir qui lui caressait la joue, longeant sa mâchoire pour descendre vers sa gorge et s’attarder sur les zones les plus tendres avec autant d’intimité qu’un amant. Sa poitrine se serra, se verrouillant sur le trémolo de son pouls.
Un bruit érafla le silence derrière elle, tout proche.
Zo se retourna brusquement vers la direction d’où il venait. Ses traces s’étendaient toujours à perte de vue…
Et soudain, elle les vit.
Une deuxième série d’empreintes parallèles aux siennes.
Elles s’arrêtaient à une dizaine de mètres pour bifurquer sur le côté et disparaître derrière un décrochement de la paroi, une alcôve enfoncée dans les ombres. Quelque chose se tenait à l’intérieur et l’observait. Zo sentit le poids de cette présence s’abattre sur elle et la clouer sur place.
Alors qu’elle s’apprêtait à s’enfuir, elle vit Scabrous émerger de derrière le mur, dans la pénombre, de sorte qu’une seule moitié de ses traits se trouvait éclairée. Zo perçut l’éclat de son œil, dur comme un diamant. Son visage n’était plus qu’un masque de peau grisâtre et mouchetée, parcouru de muscles à nu et fendu d’un rictus qui évoquait autant la démence que la rigidité cadavérique. Il avait donc été contaminé… et pourtant, il était parvenu à éviter la métamorphose totale, temporairement du moins. Le regard de Zo s’égara sur l’équipement médical suspendu à ses épaules anguleuses : moniteurs, tubes et réservoirs de sang à sec. Cette nouvelle incarnation du Seigneur Sith semblait plus maigre, mais paradoxalement plus imposante, comme si ses os avaient enflé à l’intérieur de son corps pour le remodeler de l’intérieur.
— Hestizo Trace, dit-il en tendant une main. Quel plaisir de vous revoir. J’espère que vous ne songez pas à vous enfuir, cette fois.
Ouvrant la bouche pour parler, elle se rendit compte qu’elle n’arrivait plus à respirer. Scabrous fit un geste et elle se sentit attirée dans le couloir vers ses griffes. Il ne fallut que quelques secondes pour qu’elle se retrouve si proche de lui qu’elle devait lever les yeux pour regarder son visage.
— Cette bibliothèque est la plus ancienne section de l’Académie, expliqua-t-il. Plus vieille que la tour elle-même. Elle fut bâtie il y a plus d’un millénaire par un Seigneur Sith du nom de Dark Drear. Il fonda l’Académie alors que la planète elle-même était encore jeune. Les textes anciens nous rapportent qu’il se servit de ses premiers élèves comme main-d’œuvre. Pendant des siècles, les Maîtres de l’Académie estimèrent que bon nombre de ces disciples étaient morts dans ces mêmes salles, en utilisant la Force pour déplacer des centaines de tonnes de neige et de glace, et creuser ces couloirs et ces chambres destinés à abriter la vaste collection de… spécimens de Drear. On pensait que Drear exploitait ses élèves jusqu’à ce qu’ils succombent d’épuisement.
Il sourit, sans la moindre trace d’humour.
— Le véritable génie de ce bâtiment réside dans son sous-sol. Drear s’y fit construire un Temple secret, où il se livra aux rituels des anciens encodés dans l’holocron Sith.
Les poumons de Zo se débloquèrent suffisamment pour quelle prenne une brève inspiration.
Pousse, ordonna-t-elle à l’orchidée. Oh, je t’en prie, si tu es là, pousse, pousse en lui, pousse…
Mais rien ne se produisit.
— Quand j’ai découvert cet holocron, poursuivit Scabrous, je n’ai pas complètement appréhendé ses protocoles.
Il désigna son visage arrivé à un stade de décomposition abominable.
— Mais je les comprends parfaitement à présent.
— Que voulez-vous de moi ? demanda Zo.
— Ah.
Scabrous creusa les joues et lorsqu’il s’humecta les lèvres, elle vit sa langue grise comme une queue de lézard effleurer la surface jaunâtre de ses dents.
— Dark Drear écrivit qu’il avait découvert un élixir capable de repousser la mort elle-même, dont il enregistra les ingrédients dans l’holocron, y compris, bien sûr, votre bien-aimée orchidée. Le mélange se suffisait à lui-même, mais il présentait un inconvénient unique… (Il montra de nouveau son visage.) L’inévitable décomposition des tissus. Elle commençait dès la première exposition et se répandait d’abord dans le cerveau, poussant la victime à des actes de folie meurtrière, puis dans le reste du corps qu’elle neutralisait entièrement. La chair restait animée, mais dépourvue de sensations, ne subsistant plus que pour ressentir la faim, se nourrir et tuer.
— Si vous saviez tout ceci, pourquoi avez-vous reproduit l’expérience ? dit Zo.
Le rictus de Scabrous parut suspendu de part et d’autre de son visage, comme une chose vivante qui s’y serait accrochée de son propre chef.
— Avant de mourir, Dark Drear évoqua l’ultime étape du processus, celle qu’il ne parvint pas à atteindre lui-même. Il dépêcha ses sentinelles sur une planète voisine pour capturer un Jedi et le lui amener dans le Temple secret, sous la bibliothèque. Après avoir ingéré l’élixir, durant les dernières heures, avant que son corps ne succombe entièrement, Drear comptait profiter des conditions idéales pour se servir d’une épée de cérémonie Sith, ouvrir la poitrine du Jedi pendant qu’il était en vie et lui dévorer le cœur. Seule cette infusion de midichloriens tirés du sang encore chaud du Jedi aurait tenu en respect le processus de décomposition, octroyant au Seigneur Sith l’immortalité à laquelle il aspirait.
Zo le fixait, incapable de bouger et de respirer.
— Malheureusement, reprit Scabrous, les sentinelles ne parvinrent pas à ramener un Jedi doté d’un taux de midichloriens suffisant avant que la maladie n’emporte Drear. Mais ce soir, avec votre concours, j’ai rassemblé les conditions uniques qui me permettront moi-même d’accomplir ce destin qui lui a échappé.
Zo sentit des filaments s’enrouler autour de ses bras, les tirer brutalement en arrière et forcer sur ses omoplates. D’épaisses tiges vertes avaient enserré ses coudes et rampaient le long de ses côtes. Elle tendit le cou vers la droite et les vit.
Les morts, les cadavres qu’elle avait affrontés sur la saillie rocheuse, devant la tour. Ils n’avaient pas retrouvé leurs têtes, arrachées de leurs épaules et remplacées par la végétation destructrice qu’elle avait invoquée depuis l’intérieur de leurs crânes. Les végétaux avaient encore poussé depuis la dernière fois, dans un véritable déchaînement de verdure. C’étaient ces mêmes tiges qui la tenaient captive à présent : jaillissant de leurs cous, des dizaines de tentacules végétaux lui enserraient les bras et la ceinturaient.
Les yeux rivés sur les créatures, Zo découvrit avec une horreur incommensurable que les tiges étaient hérissées de dizaines de minuscules orchidées qui bourgeonnaient partout. Dans son esprit, elle entendait les fleurs vociférer, hurler, émettre des crépitements hystériques, voraces et déments. Elles lui piquaient les bras comme des seringues avides de sang.
Non, pensa-t-elle. Non, non, je vous en prie…
— C’est vous qui les avez fait naître, commenta Scabrous. N’est-ce pas adorable qu’elles vous reconnaissent ?
Les corps décapités et rongés par les plantes s’approchèrent à tâtons, en traînant les pieds, jusqu’à ce que leur puanteur parvienne aux narines de Zo. Ils empestaient comme des tombes fraîchement ouvertes, pleines de terre noire, de moisissure et de chair putréfiée. Elle sentit leur contact glacé contre sa peau tandis que les tiges se resserraient, compressant, tordant et pinçant ses bras.
Scabrous s’avança, levant les épaules jusqu’à ce qu’il domine les créatures.
Il ouvrit grand la bouche et hurla.
Il exhalait une haleine fétide, le souffle d’une chose déjà morte, qui se décomposait de l’intérieur. Zo sentit la réaction immédiate des autres : ils reculèrent et l’entraînèrent avec eux. Et quand ils crièrent pour répondre, ils émirent un bruit immonde, proféré sans cordes vocales par leurs cous sectionnés et transmis par les tiges qui en émergeaient. Cette explosion sonore monta dans les aigus, changea de fréquence et redescendit de nouveau, formant un message entièrement composé d’oscillations haut perchées, proches des ultrasons.
Ils la firent pivoter.
Au bord du désespoir, et bien qu’elle sût au fond d’elle que sa tentative était vouée à l’échec, Zo tenta d’utiliser la Force contre eux, pour contacter la présence végétale qu’ils abritaient. Au moment où elle établit le lien, une douloureuse fulgurance d’énergie toxique la parcourut en crépitant, lui percuta le cerveau comme une hache glaciale et lui arracha un cri. Le panorama intérieur de ses paupières tourbillonna, mélange de couleurs flétries, de bronze calciné et de jaune anémique.
Les tiges la traînaient dans le couloir de la bibliothèque, sur les dalles froides. Zo écarquilla les yeux. Devant elle, un grand trou aux bords rectilignes s’ouvrait dans le sol pour révéler une fosse obscure, apparemment sans fond.
Pourtant, d’étranges lueurs émanaient du gouffre.
Elle comprit où ils l’entraînaient.
Dans son sous-sol, Drear se fit construire un Temple secret, où il se livra aux rituels des anciens…
Scabrous fit un geste et ils la laissèrent tomber.