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CERCLE

À l’orée du cercle, Wim Nickter attendait le premier sang.

L’odeur d’ozone que portait l’air froid et matinal d’Odacer-Faustin lui engourdissait les lèvres et la langue, accélérant les battements de son cœur au point d’agiter l’étoffe épaisse de sa tunique isolante. Les muscles endoloris, la sueur séchant sous le vent, il avait gravi les soixante-dix-sept marches qui menaient au sommet du Temple avec les autres disciples. L’entraînement au sabre laser était terminé. À présent, c’était l’heure des duels.

Au fil des trois années standard écoulées depuis son arrivée à l’Académie, Nickter en était venu à attendre ces duels avec une impatience toute particulière. Ce grand adolescent élancé de dix-sept ans, à la tignasse noir de jais, mangeait le cercle de ses yeux bleu-gris, presque parfaitement assortis à l’impitoyable et terne panorama.

Nickter baissa la tête. Depuis ces hauteurs, l’Académie Sith évoquait une roue brisée dont la tour formait le moyeu, projetant les bâtiments autour comme autant de rayons crochus. Ses antiques locaux, ses passages clos, ses tunnels, ses Temples et la grande bibliothèque qui lui tenait lieu de cœur sinistre avaient subi les outrages du temps, lentement détériorés par des décennies de tempêtes de glace et de caprices tectoniques. Il en résultait une immense ruine tentaculaire formée de bâtiments oubliés, grandioses pour certains, croulant sous des tonnes d’architecture Sith que le temps n’avait pas épargnée non plus.

Et c’est ici qu’ils étaient venus, Nickter et des centaines d’autres, pour apprendre tout ce qu’ils avaient besoin de savoir sur le Côté Obscur de la Force.

 

Face à lui, Lord Shak’Weth, Maître d’armes Sith, fit trois pas en avant et se tourna pour considérer les élèves depuis les profondeurs de son capuchon. Le vent était tombé et on n’entendait plus un bruit excepté celui de ses bottes sur la surface irrégulière de l’arène. Aucune expression ne transparaissait sur ses traits marmoréens. Sa bouche, mince fente dépourvue de lèvres, ne frémissait pas. Nul n’émit le moindre commentaire, superflu de toute façon. L’heure du premier défi avait sonné et Nickter, comme tous ses homologues, avait entendu les rumeurs.

C’était aujourd’hui que Lussk allait lancer son défi.

Rance Lussk était le meilleur élève de l’Académie, un Acolyte Sith tellement prometteur et talentueux que presque personne n’osait l’approcher, sans même parler de l’affronter en duel. Depuis quelques jours, il passait le plus clair de son temps à s’entraîner en privé avec Shak’Weth et les autres Maîtres de l’Académie. Selon certains, il avait même médité avec le Seigneur Scabrous en personne, en haut de la tour… même si Nickter nourrissait quelques doutes à ce sujet. Il n’avait encore croisé aucun disciple qui affirmât avoir pénétré à l’intérieur de ce bâtiment.

Et pourtant il retenait son souffle en attendant.

Un silence absolu s’était abattu sur le reste du groupe.

Enfin, Lussk s’avança.

Agile et musclé, vêtu d’une robe et d’une tunique, il avait un visage allongé et tressait ses cheveux d’un roux flamboyant si serrés qu’ils étiraient ses yeux vert pâle et les faisaient paraître bridés. Son trait le plus marquant restait toutefois l’aura de silence qui semblait émaner de lui comme un nuage toxique. Il suffisait de l’approcher pour ressentir une sorte de menace sourde. Les deux fois où Nickter l’avait bousculé par hasard dans les couloirs de l’Académie, il avait senti la température et le taux d’oxygène chuter. Lussk rayonnait de malveillance, il exhalait le danger comme du dioxyde de carbone.

Nickter sentit tout son corps se figer à l’exception de son cœur pendant que Lussk embrassait la cohorte de ses condisciples d’un regard indifférent, presque reptilien. En termes d’adversaires potentiels, les candidats dignes de son attention étaient rares. Il s’attarda sur Jura Ostrogoth, Scopique, Nace et Ra’at, qui comptaient parmi les duellistes les plus accomplis. S’il choisissait l’un d’entre eux, ce dernier relèverait-il le défi ? L’humiliation de l’abandon ne pesait pas lourd comparée aux conséquences possibles d’une défaite dans l’arène face à Lussk. Entre ses mains, même un simple sabre d’entraînement au manche de duracier et aux millions de barbillons microscopiques et remplis de toxines pouvait infliger de graves blessures.

Lussk s’arrêta enfin et Nickter se rendit compte que l’Acolyte roux le fixait.

Ses paroles restèrent suspendues dans l’air.

— Nickter, je te défie.

Au début, Nickter crut qu’il avait mal entendu. Lorsque la réalité s’imposa à lui, son estomac se retourna comme si le sol venait de se vaporiser sous ses pieds. Le temps sembla se figer. Il sentit peser sur lui le regard de Shak’Weth et de tous les Apprentis, curieux de savoir s’il allait s’avancer ou battre en retraite. D’un point de vue terre à terre, le choix de Lussk paraissait absurde : Nickter se défendait lors des entraînements, certes, mais les autres élèves le dépassaient clairement. Son adversaire ne retirerait rien de cet affrontement, qui ne constituerait même pas un bon spectacle.

Le défi n’en restait pas moins en suspens.

— Eh bien, Nickter ? le pressa le Maître d’armes. Quelle sera ta réponse ?

Nickter baissa la tête et sentit une impression de chaleur familière lui envahir les joues et le cou. Aucune réponse formelle n’était requise et il le savait. Il lui suffisait de courber l’échine et de reculer pour déclencher un concert de chuchotements tandis que le peu de prestige qu’il avait réussi à acquérir ces deux dernières années commencerait à s’évaporer. Il n’avait bien sûr aucun moyen de sortir gagnant d’un tel dilemme, mais au moins il s’en tirerait intact. Plusieurs adversaires de Lussk n’avaient pas eu cette chance : les trois derniers avaient quitté l’Académie après leur défaite. L’un d’entre eux s’était suicidé. Perdre face à Lussk semblait les avoir… profondément marqués, en leur infligeant une sorte de blessure invisible et incurable.

L’issue était toute tracée. Nickter allait se contenter de reculer et de tirer sa révérence.

Il fut donc aussi choqué que tous les autres de s’entendre répondre :

— J’accepte.

Un murmure de surprise parcourut l’assemblée des Apprentis. Même Shak’Weth haussa un sourcil épineux.

Nickter cligna des yeux, incrédule. Il n’avait même pas voulu ouvrir la bouche. Les mots étaient sortis tous seuls. En levant les yeux vers Lussk et en surprenant une infime ébauche de sourire au coin de ses lèvres minces et quelconques, Nickter s’avisa que, de toute l’assistance, il était le seul à n’être pas étonné par sa réponse.

Et pour la première fois, Nickter comprit ce qui était en train de se passer.

Il n’était plus question de duel, ici, mais de tout autre chose.

— Fort bien, dit Lussk en lui faisant signe de sa main libre. Approche.

Avant d’avoir le temps de réagir, Nickter sentit ses pieds happés vers l’intérieur du cercle, entraînant irrésistiblement le reste de son corps. Son cœur s’emballa lorsqu’il prit conscience de ce qui lui arrivait. Non, protesta-t-il mentalement. Pas question, je ne veux pas ! Mais ça n’avait plus d’importance, car il ne voyait plus désormais que le sourire de Lussk qui s’étalait peu à peu pour dévoiler l’éclat jaune de ses canines. Nickter avait compris, mais pire encore, Lussk savait qu’il savait. Les yeux de l’Acolyte s’étaient mués en foyers de sadisme incandescent, dont l’intensité métamorphosait son visage quelconque et lui conférait une apparence difforme, presque monstrueuse.

Ils se trouvaient face à face à présent, suffisamment proches pour que Nickter ressente la terrible froideur qui émanait des pores de Lussk. Ce dernier brandit sa lame d’entraînement dont le manche siffla tandis qu’il se plaçait en posture d’attente standard.

Ne fais pas ça, s’exhorta Nickter en l’implorant du regard, mais il vit sa propre arme se dresser devant lui. Trop tard. Peu importe ce qu’on était en train de lui faire subir… ce que Lussk lui faisait subir…

La lame de Lussk s’abattit brutalement. Nickter réagit immédiatement, avec la vitesse et l’agilité issues d’innombrables sessions d’entraînement. Le choc métallique sonore fit vibrer l’atmosphère, se réverbéra dans le cercle qui les entourait et le fit bourdonner comme un circuit à haute tension. Un déclic se produisit à l’intérieur de Nickter : quand Lussk reprit l’offensive, il était prêt et dévia l’assaut sans hésiter, contre-attaquant aussitôt par un mouvement qui créa soudain une ouverture entre eux. Nickter entendit la foule émettre un vague murmure approbateur, depuis une distance qui lui semblait infinie. Au moins avait-il dépassé leurs attentes les plus pessimistes…

Lussk chargea de nouveau et Nickter se fendit pour repousser son coup, mais avec moins de bonheur cette fois. Terminé, le bref éclair de compétence qui l’avait traversé, remplacé à présent par une vertigineuse perte de repères. Comment Lussk avait-il réussi à s’approcher autant ? Il se déplaçait trop vite, et même si la lame de Nickter semblait avoir pris vie dans sa main et tourbillonnait pour le tenir en respect, le sourire de son adversaire était éloquent. Je te tiens, insecte, clamait-il tandis que la force de sa volonté résonnait dans le crâne de Nickter. Et tu vas faire ce que je te dis.

Non. Nickter serra les dents en rassemblant le peu de détermination qui lui restait. Il comprenait dorénavant que son seul espoir résidait dans sa capacité à s’affranchir de la domination de Lussk. L’autre Acolyte le soumettait de toute évidence à une forme de contrôle mental, une technique avancée de la Force apprise auprès de l’un des Seigneurs Sith de l’Académie, voire sous la tutelle de Scabrous en personne. Les rumeurs qui le prétendaient son élève direct étaient-elles fondées, au bout du compte ? Quoi qu’il en soit, pour des raisons qui lui appartenaient, Lussk avait manifestement décidé de s’exercer ce matin sur Nickter, qui ne disposait d’aucun moyen de se défendre.

Au prix d’un effort considérable, qui lui arracha un grognement audible, Nickter se fendit de nouveau en avant, prêt à l’assaut. Lussk se contenta de réagir par un sourire méprisant, comme s’il s’y attendait. Dans un enchaînement parfait, il passa d’une attaque brutale et précise en Makashi à la forme IV, plus acrobatique. Il effectua un salto, puis une rotation en plein saut qui lui permit d’atterrir dans le dos de son adversaire avant que celui-ci n’ait la moindre occasion de riposter. Nickter entendit trop tard la lame qui siffla sur sa droite et lui fouetta le coude. Il poussa un cri de douleur tandis que sa main s’engourdissait et s’ouvrait instinctivement pour lâcher son arme.

Impuissant, désarmé, il sentit la pointe de duracier de Lussk s’appuyer contre sa nuque et égratigner la peau sous la base de son crâne. Il éprouva cette sensation d’engourdissement affreux qu’il ne connaissait que trop bien, et qui précédait l’instant où la souffrance submergerait ses terminaisons nerveuses.

Au moins c’était terminé.

La voix de Lussk lui martela le crâne, sourde et monocorde, pour lui transmettre un ordre impérieux.

Et maintenant, embroche-toi sur ma lame.

Nickter résista de toutes ses forces, les muscles du cou tendus comme des câbles… mais en vain. Il ne parvenait pas à se retenir. La douleur enfla, se replia sur elle-même pour décupler, atroce, et faire résonner tout son corps. Un instinct funeste lui souffla que d’ici quelques secondes, il sectionnerait sa moelle épinière et court-circuiterait son cerveau, d’où les pensées s’évaporeraient dans un ultime sursaut de conscience. Les mâchoires serrées, il inspira par la bouche et scruta les visages des autres qui le toisaient depuis la bordure du cercle, à une distance infinie. Les yeux brillants, ils attendaient avec impatience l’inévitable coup de grâce.

Soyez maudits, tous, jusqu’au dernier ; pensa Nickter. Je vous souhaite d’avoir à endurer ce genre de torture et pire encore, de souffrir comme je souffre en ce moment, de…

Dans un hoquet, Nickter vacilla en avant, soudain libre. Loin de la lame adverse, il leva le bras pour palper la blessure douloureuse mais finalement superficielle qu’elle lui avait infligée au-dessus d’une vertèbre. Il arrivait à peine à tenir sa main droite. L’affrontement physique et mental avait réduit son corps à une sorte d’hologramme flou, les muscles en charpie et agités de tremblements, la peau et les cheveux inondés de sueur. Son crâne lui donnait l’impression d’être sur le point d’exploser. Il n’arrivait pas à reprendre son souffle. En se retournant pour faire face à Lussk sur des jambes qui semblaient prêtes à le trahir d’un instant à l’autre, il perçut un éclair dans le regard impénétrable de l’autre Acolyte.

Si tu vis, c’est parce que je le veux bien, déclaraient ces yeux verts, et Nickter comprit qu’au bout du compte, le geste de pitié de son adversaire l’avait condamné à une humiliation pire encore, celle d’avoir survécu alors qu’il n’aurait pas dû.

Il détourna le regard et fendit la foule. Nul ne pipa mot tandis qu’il descendait les marches menant du sommet du Temple au sentier enneigé en contrebas.