23
SIGMA
Mais où sont-ils tous passés ?
C’était ce qu’avait demandé Kindra à Ra’at une fois dehors. Il avait fait mine de ne pas l’entendre parce qu’il n’aurait pas su quoi répondre… ou plutôt parce qu’il disposait d’une réponse trop troublante pour l’énoncer à voix haute. La question revenait soudain le hanter maintenant qu’ils arpentaient les dortoirs, une chambre après l’autre, pour n’y découvrir que des lits déserts et des couloirs silencieux.
Ils avaient couru un bon moment, mais Kindra ne paraissait même pas essoufflée, et Ra’at se sentait mieux. Le mouvement lui avait permis de se vider la tête et de reprendre ses esprits. Même son bras ne l’élançait plus autant. L’avantage de la jeunesse…
Opter pour une approche furtive était l’idée de Kindra, afin de gagner du temps jusqu’à ce qu’ils sachent à quoi ils avaient affaire. Même si Ra’at avait fait connaître son intention de se rendre à l’infirmerie pour s’y faire examiner, il la suivait… du moins pour le moment. Ils avaient traversé un interminable couloir de maintenance pour aboutir à une intersection à trois branches. La condensation ruisselait du plafond en permacier au-dessus de leur tête et les néons incrustés dans les murs illuminaient d’une clarté délavée la brume omniprésente. L’autre extrémité du couloir débouchait sur un second dortoir, où ils croisèrent deux élèves, Hartwig et Maggs.
— Qu’est-ce que vous fichez là tous les deux ? demanda Hartwig, qui fronça les sourcils en avisant Ra’at. Bon sang, mon vieux, qu’est-ce qui est arrivé à ton bras ?
— Incident d’entraînement, répondit Ra’at sur un ton neutre.
— Ben voyons, le railla Hartwig.
— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Allez, fit Hartwig en désignant la blessure, ça ne ressemble à aucun incident d’entraînement que j’aie vu jusqu’ici. Comment as-tu fait ton compte ? Tu es tombé sur une vibrolame ou quoi ?
— J’étais dans le tunnel de douleur.
Ra’at éprouvait le même sentiment à l’endroit de Maggs et Hartwig qu’envers le reste de ses camarades de classe, à savoir une indifférence suspicieuse. C’était l’égoïsme pur qui les motivait, comme lui ; pas question de partager avec eux des informations s’il ne s’agissait pas d’améliorer son sort d’une façon ou d’une autre. Pour le moment, ils avaient tous compris qu’une catastrophe s’était produite, contaminant l’Académie, voire la planète entière, et ils avaient conclu une alliance de circonstance tacite.
— Est-ce que vous avez vu quelque chose en bas ? Quoi que ce soit ?
— Comment ça, quelque chose ? s’enquit Hartwig.
— Ou quelqu’un…
— Non, répondit Maggs en faisant craquer nerveusement ses phalanges. Pas encore. Bizarre, hein ? Un tel calme, si tôt… J’ai entendu dire qu’il y avait eu une sorte de réunion tout à l’heure, mais Wig et moi l’avons manquée.
— Si on continue, intervint Kindra, il va nous falloir des armes. La meilleure solution consiste à se séparer pour fouiller ces passages par groupes de deux, conclut-elle en montrant l’embranchement à trois voies devant eux. Ensuite…
— Attends, fit Hartwig. Qui t’a désignée comme chef ?
— Comme chef ?
Kindra se retourna, et Ra’at constata qu’elle braquait sur Hartwig ses yeux gris, presque translucides comme du givre.
— Je ne t’ai pas demandé de me suivre, rétorqua-t-elle, avant de jeter un regard à Ra’at. Et ça vaut pour vous tous.
Hartwig haussa les épaules, gêné.
— Je dis simplement que…
— Quoi ?
— Nous avons tous senti une présence néfaste dans l’air, pas vrai ? Une sorte de… de maladie. Mais qui nous dit qu’il ne s’agit pas encore d’un des exercices de Scabrous ?
— Pardon ? fit Kindra en haussant les sourcils.
— Pour autant qu’on le sache, tout vient de lui.
— Pourquoi ?
— Peut-être que c’est vraiment un exercice, intervint Maggs. À moins qu’il ne se débarrasse des faibles. C’est déjà arrivé. Vous vous rappelez ces arachnides oculaires unakki ?
— C’est pire cette fois, déclara Kindra.
— N’en sois pas si sûre, dit Hartwig. Onze élèves sont devenus aveugles. Deux n’ont pas survécu. Tu te souviens de Soid Einray ?
— Soid Einray était déjà mal parti.
— Peut-être, mais il s’est quand même pendu après. Et ensuite, on a découvert que Scabrous avait réactivé les œufs d’arachnides fertilisés de la banque de substances pathogènes en guise d’entraînement. (Hartwig refusa de baisser le regard.) Il m’arrive encore de me réveiller avec du sang dans les yeux, à l’occasion.
L’expression de Kindra ne changea pas.
— Où veux-tu en venir ?
— Tu veux des armes ? Je sais peut-être où en trouver. Mais pas question que je me mette les Maîtres à dos si personne n’a de preuve concrète, conclut Hartwig.
Il attendit une réponse en regardant Kindra, puis Ra’at, avant de lâcher un petit rire moqueur.
— Ouais, c’est bien ce que je pensais, dit-il en tournant les talons. À la revoyure, les sacs à pus.
— Attends, fit Ra’at. Moi, j’ai vu quelque chose.
Hartwig s’arrêta et se retourna pour le regarder. Ra’at vit Kindra tirer la langue pour s’humecter la lèvre supérieure, impatiente de savoir ce qu’il avait à annoncer.
— Deux corps sont tombés de la tour de Scabrous, déclara-t-il. Ils se sont écrasés au pied. Je les ai vus, j’ai entendu le bruit… Ils étaient morts.
Il déglutit, la gorge soudain sèche.
— Et ensuite, ils se sont relevés.
Maggs et Hartwig le dévisageaient avec un scepticisme qui frisait l’incrédulité pure et dure. Ra’at se rendit compte qu’il n’en avait cure. Qu’ils continuent donc à douter : le moment venu, ils feraient une meilleure chair à canon.
— Tu étais seul à ce moment-là ? demanda Kindra.
— Je m’entraînais avec Lussk.
Maggs cligna des yeux et Hartwig écarquilla les siens. Il s’agissait peut-être d’un effet de l’imagination de Ra’at, mais il eut l’impression que le nom de Lussk conférait paradoxalement un regain de crédibilité à son récit. Personne n’aurait inventé ce genre de détail.
— L’une des victimes de la chute était Wim Nickter, ajouta-t-il. Après s’être écrasé, il s’est relevé et m’a attaqué. Il était mort, mais… eh bien, encore en vie malgré tout. J’ai dû lui faire tomber un tas de rochers dessus pour m’enfuir.
Autant tout déballer, décida-t-il.
— Cette maladie dans l’air dont tu parles… c’est l’œuvre de Scabrous, là-haut, dans sa tour. Je crois… (Il déglutit de nouveau, et s’exprima ensuite d’une voix plus assurée.) Je crois qu’il ramène les morts à la vie.
Un bruit de pas se fit entendre dans le couloir devant eux.
Ra’at se sentit envahi par le froid, comme si on avait versé des litres d’eau glacée sous sa peau. Quand il parla, sa voix semblait très lointaine.
— D’où provient ce bruit ?
Kindra pencha la tête et désigna celui des trois couloirs de l’embranchement qui se dirigeait vers la gauche.
— De là-bas, murmura-t-elle. Vous avez entendu ?
Ra’at dressa l’oreille, aux aguets. Au début, il ne perçut rien, mais il finit par entendre, comme ses camarades : un tintement métallique, comme un raclement sur le sol. Le son s’approchait avec un manque de discrétion flagrant, de plus en plus intense chaque seconde.
Ra’at commença à se concentrer sur lui-même et sur sa survie, oubliant tous les autres. Les Maîtres de l’Académie les avaient formés à agir en équipe en cas de besoin, mais la véritable force d’un guerrier Sith résidait dans son ambition personnelle. Quand on ne pouvait faire confiance à personne, combattre seul coulait de source.
Ra’at s’aplatit contre le mur et sentit le Côté Obscur traverser tout son corps. Il accueillit à bras ouverts ce frisson électrique qui crépitait et reléguait aux oubliettes la peur et l’angoisse. Il ne ressentait plus qu’une vigilance éthérée et constante. Depuis son arrivée sur Odacer-Faustin, il s’agissait de l’expérience la plus proche du bonheur qu’il s’était jamais autorisée. Cela dit, cette sensation dépassait de loin tous ses moments d’euphorie précédents, au point qu’ils paraissaient anémiques par comparaison.
Il se rendit compte abruptement qu’il voyait ce qui s’approchait, non pas avec ses yeux, mais avec son esprit.
— Du calme, souffla-t-il. Tout va bien.
Les sourcils froncés, Kindra s’apprêtait à répondre quand le droïde émergea du tunnel dans un bruit de ferraille, s’arrêta et posa sur eux un regard vide. Il s’agissait d’une unité d’entraînement Sigma réduite à sa plus simple expression : huit bras, des chenilles et un implant de réaction à retour de force si rudimentaire que l’engin n’était guère plus intelligent qu’un meuble. Ra’at n’en avait plus vu depuis ses premiers entraînements au sabre laser, peu après son arrivée à l’Académie. Le châssis bleu cuivré évoquait un placard éraflé et couvert de marques noircies, témoignages de la maladresse d’innombrables débutants.
Hartwig poussa un soupir et s’écarta du mur tandis que les autres émergeaient également tout autour de lui.
— Qu’est-ce que cette chose fait dans le coin ? maugréa Maggs.
Le droïde cliqueta et produisit une série de vrombissements heurtés, seul équivalent de langage chez lui. Équiper ces engins de vocabulateurs eût été une perte de temps.
Ra’at se pencha pour attraper un morceau d’isolant métallique qui pendait du châssis, l’arracha et le fixa directement sous le volumineux processeur central. Il enfonça la bande au maximum et lui imprima une vigoureuse torsion.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Kindra.
Le capot du droïde s’ouvrit avec un bruit sec.
— Si ma mémoire est bonne, ce machin dispose d’un système de cartographie visuel, répondit-il.
Il glissa sa main entre deux couches de composants chauds.
— Par conséquent, il devrait pouvoir rediffuser ce qu’il a enregistré. Et tout ce qu’il a vu récemment est stocké dans ses banques mémorielles. Maître Yakata s’en servait pour nous repasser nos entraînements afin qu’on les étudie, vous vous souvenez ? ajouta-t-il sans lever les yeux.
— Ouais, fit Maggs, mais…
Le vide s’illumina devant eux et un cône holographique bleu vacilla avant d’afficher une image plus nette et mieux définie. Tous se retournèrent pour l’observer sans un mot, le visage éclairé par ses reflets.
Au début, Ra’at ne comprit pas ce qu’il avait sous les yeux. Maggs fut le premier à rompre le silence. Sa voix rauque donnait l’impression qu’il s’efforçait de murmurer mais qu’il avait besoin de se racler la gorge.
— Qu’est-ce que c’est ?
Personne ne répondit. L’hologramme montrait une zone de tunnels où une meute de silhouettes indistinctes déambulait de façon désordonnée, mais pas totalement aléatoire. D’après leurs uniformes, Ra’at les identifia comme des Acolytes Sith…
Mais quelque chose clochait dans leur manière de se mouvoir, dans leurs gestes saccadés et irréguliers, et il ne distinguait pas leurs visages. Depuis cet angle, impossible de les dénombrer.
Il voyait simplement qu’ils s’affairaient, voûtés, au-dessus de ce qui ressemblait à un immense tas de débris. Ils transportaient et entassaient des gravats dans le couloir, devant eux. En quelques instants, la taille de l’amoncellement avait tellement augmenté que la lumière de l’autre côté ne filtrait plus que par une mince bande au plafond.
— Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ? s’interrogea Maggs.
— Un mur, répondit Ra’at dans un murmure neutre.
— Peut-être qu’il s’agit d’une sorte de barricade, renchérit Hartwig. Pour pouvoir repousser quelque chose, allez savoir quoi… (Il reprit son souffle.) Ce doit être…
— Regardez, l’interrompit Ra’at en désignant l’hologramme. L’angle a changé.
— Peut-être qu’ils disposent d’armes qu’on pourrait utiliser, s’écria Maggs, excité. Ouais, regardez, celui-ci a un sabre laser. Allez ! dit-il en prenant déjà la direction d’où venait le droïde.
— Attends ! le héla Ra’at.
— Quoi ? fit Maggs en se retournant, l’air agacé. Où est le problème ?
Ra’at observait toujours l’hologramme. Le droïde avait élargi l’angle de vue et la qualité de l’image, moins parasitée à cette échelle, s’améliorait énormément. Le cône de lumière bleue montrait une immense foule dont les dizaines de membres s’entassaient devant la barrière. Il ne parvenait pas à les dénombrer, mais il avait l’impression que la moitié des élèves de l’Académie se pressaient dans cette section du tunnel.
Il tendit le doigt.
— Leurs visages.
Maggs revint, apparemment peu concerné.
— Je ne vois pas ce que…, commença-t-il. Oh non…
Plusieurs élèves Sith de l’hologramme s’étaient retournés pour fixer directement le droïde. Leurs visages avachis à l’expression vide de toute émotion rappelaient exactement celui de Nickter au sommet du rocher. Certains étaient blessés à la tête et au cou, leurs uniformes déchirés et pendant sur leurs torses comme des voiles ensanglantées. L’un d’entre eux, dont Ra’at ne remettait pas le nom, se campa directement devant l’holocam, les lèvres retroussées sur un rictus perfide.
— Comme Nickter, murmura Ra’at en sentant Kindra se raidir à ses côtés, à la limite de son champ de vision.
— Mais…, fit Hartwig.
— Il y a de la lumière de l’autre côté de cette barricade, conclut Ra’at. Mais c’est tout.
— Alors que font-ils ?
Ra’at se tourna pour le regarder droit dans les yeux.
— Ils sont en train de nous emmurer.