33
MUR ROUGE
— C’est moins grand que sur l’holo…, fit Maggs d’une voix étouffée par sa main.
Lui, Ra’at et les autres se tenaient devant le mur en se couvrant le nez et la bouche. Il régnait au bout du tunnel une puanteur si infecte que les mots manquaient pour la définir. Ra’at, qui avait aspiré une bouffée d’air sans se protéger, avait même pu en sentir le goût sur sa langue et son palais. Il s’agissait des effroyables relents de pourriture organique, de l’odeur des tissus désertés par la vie et réduits à de simples masses pestilentielles.
— Mais de quoi est-il composé ? maugréa Maggs.
— On dirait des morceaux de métal, des débris…
— Le métal n’empeste pas comme ça.
— Il n’y a pas que du métal.
— Alors quoi d’autre ? s’interrogea Kindra.
— Eh bien…, fit Ra’at en désignant une pointe blanche qui dépassait, je suis presque sûr que ce truc est un tibia.
— Humain ?
Ra’at hocha la tête.
Hartwig déglutit. Il lui fallut plusieurs tentatives.
— On dirait…, commença Ra’at, qui s’arrêta net.
Sur le point de dire « qu’il a été partiellement digéré », il se rendit compte que ce détail n’apporterait rien de bien utile à la conversation. À en croire leur expression, les autres étaient déjà au bord de la mutinerie gastrique.
— La sortie se trouve de l’autre côté, déclara Kindra en activant son sabre laser.
— Attends, l’arrêta Ra’at en se retournant.
Il avait senti quelque chose, une onde infime dans la trame de la Force, mais il avait appris depuis longtemps à se fier à ce genre d’intuitions, souvent plus pertinentes que les témoignages de ses yeux et de ses oreilles. Il adressa un coup d’œil à Maggs.
— Ton sabre. Vite.
Aussitôt, l’intéressé les imita, lui et Kindra. Ra’at désigna en silence les ombres denses derrière une rangée d’énormes bacs métalliques qui semblaient avoir été utilisés pour stocker des pièces de droïdes. Une silhouette se déplaçait manifestement de l’autre côté des casiers. Au bout de quelques secondes, elle apparut en titubant.
— Mais bon sang, qu’est-ce que…, fit Hartwig, qui ouvrait la bouche pour la première fois depuis la querelle avec Kindra au sujet du sabre laser. Qu’est-ce qui ne va pas chez lui ?
— Qu’est-ce qui ne va pas ? fit Maggs en émettant un bruit nauséeux. Parce que quelque chose va bien ?
Ra’at reconnut à peine l’Acolyte Sith qui s’approchait d’eux, un cinquième année du nom de Rucker. Le côté gauche de son visage avait été proprement arraché pour révéler la brillante structure de la pommette et de la mâchoire. Ses yeux glacés tremblaient dans leurs orbites comme deux œufs rouges et infectés. Il était nu à l’exception d’une culotte noire déchirée à l’avant et son abdomen gonflé était si distendu qu’il avait du mal à le porter.
L’adolescent, ou plutôt la chose, les considéra durant un bon moment. Puis il rejeta la tête en arrière, ouvrit les mâchoires et poussa un hurlement.
— Tuez-le ! s’écria Hartwig. Qu’est-ce que vous attendez ?
Sans cesse de crier, la chose-Rucker pivota et se dirigea en vacillant vers le mur. Ra’at vit sa bouche s’ouvrir encore plus grand. La mâchoire inférieure se disloqua tandis que le hurlement se muait en gargouillis et que la créature vomissait un flot gris rougeâtre sur la barrière, son ventre désenflant au fur et à mesure.
Ra’at observa, impuissant, et la terreur s’insinua en lui comme une ritournelle nauséeuse, discrète et menaçante, telle l’ombre d’un lointain objet volant. Il voulait encore pouvoir nier le phénomène malgré tout ce qu’il avait vu jusqu’ici, refuser l’existence de cette abomination. Suis-je en train de voir ce que je vois ? pensa-t-il. Vraiment ?
Sans cesser de baver, la chose leva les bras pour tasser ce matériau immonde et l’intégrer au mur. Malgré lui, Ra’at repensa aux cosmo-guêpes d’un article qu’il avait lu et à la façon dont elles bâtissaient leur nid en régurgitant une bouillie informe après s’être rempli l’estomac.
Nous aussi, nous finissons en bouillie, songea-t-il, et l’odeur remonta jusqu’à la partie la plus sensible de son estomac, suscitant un haut-le-cœur. Il ne parvint à le réprimer qu’en réalisant que la créature s’était retournée vers eux et s’approchait à vive allure.
— Tue-le, entendit-il Kindra murmurer, comme si elle se parlait à elle-même.
Elle s’avança avec Maggs et lui pour frapper de concert. Kindra décapita la chose d’un seul coup tandis que Maggs lui tranchait la jambe. L’attaque de Ra’at entailla le corps et le coupa proprement en deux. Le cadavre découpé de Rucker s’écroula en morceaux qui tressaillaient encore cinq secondes plus tard.
— Qu’est-il arrivé aux autres ? murmura Maggs en désignant l’espace vide.
— Bonne question, répondit Ra’at. C’est un cul-de-sac ici. Où sont-ils passés ?
— Laisse tomber, fit Kindra en se tournant vers le mur. Occupons-nous plutôt de ça.
Ra’at hocha la tête, mais sans bouger. Son regard glissa vers les casiers de pièces de droïdes, près de la zone obscure d’où la chose avait surgi. Il repensait encore au cri qu’elle avait émis, ce hurlement suraigu, comme le son d’un cor sur pieds. Et s’il s’agissait d’un signal pour attirer les autres, d’une sorte de…
Un des bacs métalliques bascula avec fracas.
Et Ra’at les vit.
Les élèves de l’Académie Sith d’Odacer-Faustin étaient bien là au bout du compte, depuis le début. Ils avaient patienté en silence, à l’affût de leurs proies.
— Combien ? murmura Maggs.
— Dix, répondit Ra’at. Peut-être douze…
Un cri fracassa le silence et les choses se répandirent en une vague cohérente, envahissant le tunnel comme un organisme unique.
— Formation de massacre de précision, aboya Kindra. Droite et gauche. (Elle adressa un bref signe de main à Hartwig et Maggs.) Faites-nous traverser ce mur.
Ra’at s’exécuta en frappant sur la droite et en se laissant guider par son sabre comme s’il s’agissait d’une extension naturelle de sa volonté. Il pivota et l’abattit sur le crâne de la première créature sur laquelle il tomba, fendant la tête jusqu’aux amygdales. La chose lança ses mains à l’aveuglette vers lui, comme deux oiseaux charognards, et n’en continua pas moins de se battre. Ra’at se retourna, frappa du bas vers le haut et lui sectionna les jambes au-dessus des genoux. La créature s’écroula dans ses propres fluides visqueux. Deux autres se jetèrent sur lui et il les tailla en pièces avec une parfaite économie de mouvements.
Droite. Gauche. Derrière. Déplacement. Déplacement. Déplacement.
Ra’at déconnecta son cerveau et laissa l’entraînement prendre les commandes, comme pendant l’exercice dans le tunnel de douleur de Maître Hracken. Il commençait déjà à percevoir l’affrontement au travers du filtre de l’esprit d’un guerrier, réduisant la bataille à un enchaînement de passes, comme une série de portes qu’il lui fallait franchir pour arriver de l’autre côté.
Les choses criaient tout autour de lui, poussant cet ululement intermittent et contrôlé. Comme leur puanteur, il s’insinuait partout et donnait à Ra’at l’impression que son crâne allait exploser. Tandis qu’il coupait une autre créature en deux, un éclair de douleur incandescente lui traversa l’épaule droite. Sa main s’engourdit aussitôt, et la poignée de son sabre laser échappa à ses doigts figés. Il fit volte-face et le saisit dans les airs de la main gauche avant qu’il ne tombe à terre. Tout défilait à une vitesse ahurissante et il ne vit qu’inconsciemment la chose qui s’était accrochée à son bras et plongeait ses incisives dans son biceps avec un rictus. Le sang lui éclaboussa la bouche comme un rouge à lèvres vulgaire.
Kindra apparut à la limite de son champ visuel et abattit sa lame en travers du torse du cadavre qu’elle entailla dans un jet de sang. Les mâchoires de la créature restèrent verrouillées sur le bras de Ra’at jusqu’à ce qu’il lui tranche la tête de la main gauche. À l’autre bout du tunnel, il aperçut Maggs qui se frayait un chemin parmi les assaillants dans un tourbillon de lame flou, mais la marée de cadavres était trop dense. En continuant à progresser de la sorte, les créatures ne tarderaient pas à l’acculer. Ra’at vit l’ovale noir de la bouche de Maggs qui hurlait, mais il ne parvint pas à comprendre ce qu’il disait.
Nous sommes en train de perdre, pensa-t-il. Comment peut-on perdre ?
Une boule d’électricité explosa dans le tunnel. Ra’at vit l’une des créatures culbuter à reculons pour se fracasser contre un mur, comme tractée par des câbles invisibles. Une odeur d’ozone se répandit dans l’atmosphère, accompagnée de la puanteur de la chair et des cheveux brûlés.
Hartwig surgit devant Ra’at, les yeux exorbités, les veines gonflées sur le front, une expression de confusion absolue se peignant sur ses traits.
Ce n’est pas possible, pensa Ra’at, seuls les Maîtres Sith savent projeter des éclairs de Force, alors comment…
— Arrière !
Quand Ra’at regarda derrière Hartwig, dans la direction d’où provenait cette voix, il découvrit Maître Hracken bras tendus, les deux mains ouvertes.
— Baissez-vous, maintenant !
Maggs et Kindra enjambèrent les cadavres des trois adversaires qu’ils avaient terrassés tandis que le Maître de combat déployait ses mains pour projeter de nouveaux traits de foudre. Le tunnel frémit sous une telle tempête électrique que, l’espace d’un instant, Ra’at ne vit plus rien. Il sentit l’odeur de ses propres cils grillés. Même après avoir fermé les paupières, l’image de la caverne, des corps et des autres élèves resta imprimée sur sa cornée en sanguinolents motifs noirs et rouges.
Le Maître Sith demeurait figé dans sa posture, muscles tendus et mâchoires serrées, fulminant. Il disparut encore un instant sous une vaste chape d’électricité. Elle secoua le tunnel sur toute sa longueur, dans un fracas qui ébranla le bâtiment jusqu’à ses fondations et détacha des particules de roche et de mortier des parois.
Ra’at se frotta les yeux en attendant de comprendre ce qu’il voyait. Au-dessus de lui, les chocs avaient arraché une section de plafond en permacier qui pendait à un réseau de câbles. Aux alentours, le sol était jonché de cadavres fumants, ainsi que de membres et de têtes coupés qui remuaient toujours, comme mus par l’espoir de se rattacher ensemble. Certains étaient en train de brûler. D’autres gisaient, aveugles, les yeux cuits dans leurs orbites. La chaleur des éclairs de Force avait fondu leur peau, réduite à des filaments de tissus liquéfiés, encore attachés à des tas d’os noircis qui s’agitaient malgré tout et tentaient de se relever, pour retomber finalement dans les flaques de vase noirâtre.
Hracken se dressait, tremblant, devant la muraille nauséabonde. Un tendon tressaillait à sa mâchoire, et Ra’at vit que le Maître Sith s’était mordu la lèvre jusqu’au sang.
— Par ici, dit-il.
Kindra désigna le bras blessé de Ra’at.
— C’est grave ?
— Pas tant que ça.
— C’est une de ces choses qui t’a fait ça ?
— Je vais bien.
Ra’at déchira un morceau de son pantalon pour poser un garrot de fortune autour de son bras. Le sang détrempa aussitôt le tissu et ruissela le long de son coude, jusqu’à son avant-bras, à un débit alarmant. Kindra l’observait elle aussi, ainsi que Maggs, Hartwig et Hracken. Ra’at se rendit compte que l’équilibre des pouvoirs venait de basculer au sein du petit groupe. Dès la fin du combat, lui-même était devenu un handicap. Un poids mort à traîner.
Ou à écarter.
Sur la touche, en un clin d’œil.
— Je me bats aussi bien de la main gauche, protesta-t-il faiblement. Vous l’avez vu. Vous avez tous vu.
Kindra se contenta de hocher la tête en conservant une expression impénétrable, ne laissant rien paraître de sa stratégie. Maître Hracken ne disait rien et ne semblait même pas s’intéresser à la situation. Aucun des autres ne parlait non plus. Ra’at réactiva son sabre laser de la main gauche et frappa le sommet du mur que les choses avaient érigé. Il creusa profondément le tas de morceaux de métal et de viscères coagulés, délogeant un gros bloc de débris qui s’écrasa avec un bruit humide.
— Vous voyez ? dit-il.
Aucun d’eux n’émit de commentaire. De part et d’autre de lui, Kindra et Maggs se mirent à l’ouvrage eux aussi. Ra’at s’attaqua à sa section de mur comme s’il était seul. L’odeur de viande cuite était plus forte que jamais, et la douleur dans son bras droit s’était transformée en pulsation sourde. Il tenta de chasser toutes ces sensations de sa tête, en vain. Il repensa à Nickter, à la rapidité de sa métamorphose. Les autres allaient l’abandonner lui aussi, à moins qu’il ne leur prouve qu’il pouvait encore se battre.
Utilise la Force. Laisse le Côté Obscur te renforcer.
En même temps, toutefois, une intuition le mettait en garde contre le recours à la Force dans l’état d’esprit où il se trouvait. Et lui soufflait qu’il s’agissait d’une mauvaise idée. Non, pas mauvaise : catastrophique. Qui savait ce qu’il risquait d’invoquer s’il y faisait appel à présent ?
Et quel est ton état d’esprit, au juste ? s’enquit une voix dans sa tête.
Je suis en train de mourir, voilà tout.
Non, c’était idiot. Il n’avait subi qu’une blessure superficielle. Il avait perdu du sang, certes, mais il était jeune et robuste. Entraîné. Conditionné. Il avait encaissé bien pire dans le tunnel de douleur, du reste.
Pris de vertige, Ra’at avait du mal à tenir debout. Une pellicule de sueur froide couvrait déjà son front, et quelques gouttes glissaient le long de ses reins. Des bandes ocre et des ombres quadrillèrent son champ de vision, masquant et souillant tout son horizon. Il n’arrivait plus à respirer, comme si on lui avait appliqué un corset de duracier sur la poitrine, tandis que la douleur descendait dans son bras gauche.
Il tomba à genoux en hoquetant. Ferma les yeux. Pris d’une envie de hurler, il ne parvint pas à reprendre suffisamment son souffle. Impuissant, poussé dans ses derniers retranchements, il invoqua le pouvoir de l’alchimie Sith, la Force elle-même.
Viens en moi maintenant. Donne-moi la force de me lever et de combattre, pour…
La vague noire le frappa de plein fouet, comme une incommensurable cascade. Ra’at ne comprit que trop tard ce qu’il venait d’inviter dans son cerveau.
Cette chose avait peut-être appris à imiter la Force.
Elle avait peut-être répondu à son appel comme la Force.
Mais ce n’était pas la Force.
Ra’at tressaillit. Tous les autres le dévisageaient désormais. Peu lui importait. Dans un avant-dernier moment de clairvoyance, il vit bel et bien un poing noir et squelettique se refermer sur son cœur jusqu’à ce que le muscle éclate. Il sentit son organisme s’éteindre, son métabolisme se bloquer, sa pression sanguine et sa respiration s’interrompre tandis que cette version contaminée de la Force prenait les commandes.
Tu m’appartiens, dit la Maladie. Tu m’appartiens corps et âme.
Elle ne le tuait pas.
Elle le métamorphosait.
Ra’at sentit un soulagement sinistre l’envahir. Il se sentit affranchi, immense et éthéré, comme un dieu. Un horrible sourire déforma ses traits et il commença à pleurer. De grosses larmes de gratitude sanglantes roulèrent sur ses joues et dégoulinèrent de son menton.
Je peux crier maintenant, pensa-t-il. Oh, merci. Je vais crier et ils m’entendront, je peux crier et ils sauront ce qu’on éprouve lorsqu’une galaxie tout entière se déploie à vos pieds comme une tombe.
La chose qui avait été Mnah Ra’at ouvrit une bouche béante. Et à sa grande stupéfaction, il vit une pyramide, noire comme la vague qui avait balayé toute conscience en lui, reposant sur deux mains blêmes.
À cet instant, il comprit quelle place il occupait au sein de la galaxie.
Il comprit tout.
Et il hurla. Et pendant qu’il hurlait, il vit le Maître de combat Hracken dressé devant lui, les mains tendues.
— Adieu, Ra’at, dit Hracken.
Ra’at s’apprêta à bondir. Un trait de foudre incandescent le traversa et il ne ressentit plus rien.