7
MARFA
Hestizo Trace roula sur le côté, poussa un profond soupir de résignation et leva la tête de son oreiller. Une douce lumière artificielle emplissait déjà la petite chambre quelconque où elle venait de se réveiller. Elle s’y trouvait seule et sentait l’orchidée qui l’attendait en bas, à quelque deux cents mètres de là, mais suffisamment proche pour qu’elle perçoive clairement la voix de la plante dans son esprit.
Hestizo ! Urgence !
Elle se redressa et repoussa les couvertures.
Qu’y a-t-il ? Un problème ?
Ma chambre d’incubation ! Viens vite !
En comprenant de quoi parlait la voix, Hestizo se détendit.
Oh.
Oh ? s’exclama la fleur avec une pointe de panique. C’est grave !
Je descends dans une seconde.
Dépêche-toi, s’il te plaît !
D’accord, répondit-elle. C’est bon. Ne te froisse pas un pétale. Je serai là dans une minute.
L’orchidée battit en retraite dans son esprit, sans paraître réellement apaisée, comme si elle attendait toujours des excuses en bonne et due forme. Honnêtement, Zo ne se formalisait pas de cette présence dans ses pensées ; après tout, le lien qu’elles partageaient définissait en partie son identité : en tant que Jedi du Corps Agricole, elle faisait partie des rares individus dont la « main verte psychique » les destinait à œuvrer au sein des pépinières et des labos du complexe de Marfa.
Marfa formait une gigantesque serre aux atmosphères, températures et niveau d’humidité soigneusement entretenus pour accueillir l’immense variété de flore interstellaire de cette région des Mondes du Noyau. C’était toutefois la sensibilité à la Force de Zo et de ses homologues Jedi qui optimisait la croissance des différentes espèces. À vingt-cinq ans, Zo comprenait la valeur de ces choses, et même leur noblesse, lorsqu’elle entretenait chaque forme de vie botanique et encourageait chaque facette de son développement.
Chassant les dernières traces de sommeil, elle enfila sa robe et s’engagea dans le couloir de la salle de bains. Elle ne parvenait pas à se débarrasser d’un léger malaise, désagréable vestige d’un rêve dont elle ne se souvenait pas. Elle choisit une robe de labo et un capuchon dans l’armoire pleine d’uniformes identiques, s’habilla, et mit sa gêne sur le compte de la même sensation troublante et indéfinie qu’elle éprouvait parfois en se réveillant ici, sur Marfa.
Elle renonça à déjeuner et emprunta la voie qui menait au niveau Bêta-7.
Le statut planétaire de Marfa changeait sans cesse en fonction de l’activité solaire et de la configuration des nuages galactiques, mais B-7 restait la plus animée des diverses baies de culture et de croissance dispersées à sa surface. D’ordinaire, c’était là que Zo pouvait trouver ses collègues Jedi. Le matin, ils s’y réunissaient spontanément pour partager les nouvelles concernant leurs progrès et leurs recherches, ainsi que leurs projets immédiats.
Les portes du turbo-ascenseur s’ouvrirent sur une ahurissante étendue de verdure et Zo s’arrêta un instant, comme chaque fois, pour se laisser submerger par une grande bouffée de chaleur humide. Les parfums d’innombrables plantes se disputaient son attention, sève, fruits et fleurs se mêlant en un étourdissant banquet de fragrances.
En renversant la tête en arrière, elle contempla des architectures formées de lianes et de racines qui culminaient à plus de cent cinquante mètres de hauteur. Tout autour s’étendaient des forêts autonomes de plantes grasses et autres sous-espèces, ainsi que d’immenses treillages envahis de boucles et de spires végétales aux couleurs et aux tailles si variées que seule une observation quotidienne lui permettait de les distinguer les unes des autres.
Elle ressentait déjà leur présence.
Son esprit entra aussitôt en harmonie avec le bourdonnement intime de centaines d’essences vitales végétales, chaque vibration matérialisant une émotion, des ondes basses et fluides jusqu’aux pulsations criardes correspondant aux explosions de fleurs qui jaillissaient de leurs tiges. La plupart des plantes lui étaient assez familières pour qu’elle reconnaisse le salut qu’elles émettaient dans son esprit sur son passage. Elle traversa la flore et s’autorisa à se laisser distraire du sentiment de malaise qui la taraudait par le bruissement enthousiaste des feuilles et des tiges.
— Bonjour, Hestizo.
La voix de Wall Bennis était la première qu’elle entendait ce matin. Le directeur de l’agrolab, un Jedi de grande taille, au ton doux et aux yeux marron et sereins, l’attendait derrière les épaisses tiges rouges d’un malpaso avec une tasse de caf.
— Bien dormi ?
— Jusqu’à ce que l’orchidée me réveille.
Bennis lui tendit la tasse.
— Une idée de ce qui se passe ?
— Oh, je me doute.
— Vraiment ?
— Oui, oui…
— Très bien.
Il retourna distraitement à son propre travail, mais parut soudain se rappeler quelque chose.
— Oh… et Zo ? Quand tu auras une minute, pourras-tu jeter un coup d’œil aux colonies de mousse pulsifariennes de B-2 ? Il semblerait qu’un deuxième parasite se développe dans la terre.
— Tu me laisses toujours les missions les plus glamour.
— Tu es la seule capable de les comprendre.
— Les mousses ou les parasites ?
— Les deux, je pense.
— J’y jetterai un œil.
Sa tasse à la main, elle traversa la section B-7 jusqu’à la chambre d’incubation privée située à l’autre bout de la pièce. Déverrouillant le sas, elle entra puis referma derrière elle.
Enfin, s’exclama l’orchidée. Tu en as mis, du temps !
Tu n’es pas la seule plante de ce niveau.
Zo examina d’abord les relevés de température et d’humidité sur l’unité murale et effectua quelques subtils ajustements. Puis elle se dirigea vers la seule plante de la salle, une petite orchidée aux pétales noirs et à la mince lige verte dont les feuilles semblaient presque frémir d’impatience. Elle la considéra un moment en sirotant son caf.
J’ai eu froid cette nuit. Extrêmement désagréable.
En fait, j’ai baissé la température de ta chambre d’incubation, répondit Zo. Délibérément, de presque deux degrés.
Pourquoi ?
Je te répète depuis des lustres que tu es bien plus robuste que tu ne crois. À présent tu sais que c’est vrai. Le fait est que tu pourrais sans doute survivre à une chute de température de vingt degrés, voire plus, sans le moindre souci.
C’est un test cruel, et sans avertissement en plus !
Si je te l’avais dit, rétorqua Zo, tu aurais paniqué pour rien.
L’orchidée sombra dans un silence boudeur. Il s’agissait d’une des espèces végétales les plus sensibles à la Force de toute la galaxie. Le problème, c’est qu’elle le savait. Zo s’en accommodait toutefois, et la plupart du temps, elle se montrait ravie d’en étudier les capacités et de pourvoir à ses besoins. Cependant, de temps à autre, il fallait lui rappeler pourquoi elle avait survécu des millénaires durant : elle était bien plus résistante qu’elle ne l’imaginait.
Zo ? fit brusquement l’orchidée.
Qu’y a-t-il ?
Un problème.
Quoi encore ?
Dehors… il se passe quelque chose.
Zo ouvrit la porte de l’incubateur et sortit. Debout devant la chambre, elle prit simultanément conscience de plusieurs éléments.
Tout d’abord, le malaise qu’elle éprouvait n’avait rien à voir avec son travail sur Marfa. Contrairement à ce qu’elle avait supposé de prime abord, cette sensation émanait d’une source extérieure, d’un intrus, de quelque chose qui n’avait manifestement pas sa place ici. Il ne s’agissait pas d’un songe, mais d’un sentiment de danger.
Deuxièmement, malgré le silence, elle n’était pas seule.
Zo ? fit la voix de l’orchidée. Qu’est-ce qui se passe ?
Une seconde. Elle écouta la serre tout entière avec ses oreilles plutôt que son esprit. Aucune voix audible, mais c’était à prévoir. Ses homologues Jedi travaillaient parfois des heures parmi les plantes sans prononcer un mot. Ils se livraient à la majorité de leurs activités dans le silence absolu.
Zo s’arrêta à mi-chemin d’une longue allée envahie de tiges feuillues et leva les yeux. Dans les hauteurs, elle aperçut ce qu’elle cherchait, un saule panoptique de huit cents ans, parfaite manifestation de surveillance organique dont les branches formaient une vaste canopée de dentelle émaillée d’émeraude. À l’extrémité de chaque bourgeon s’ouvrait un minuscule œil d’or.
Zo posa la paume de sa main sur le tronc moussu pour laisser affluer en elle la force de ses racines, bien consciente que l’arbre l’accueillait en égale. Son angle de vue changea et remonta du niveau du sol jusqu’au travers des branches pour se démultiplier parmi les grappes d’yeux perçants. Sa vision oscilla, s’estompa, puis redevint claire. Elle se voyait à présent, ainsi que l’ensemble du terrain, depuis le point d’observation du saule. Les branches se balancèrent et Zo ressentit une brève dissonance cognitive quand son angle de vue s’aligna et quelle découvrit la silhouette familière de Wall Bennis, appuyé contre le tronc sinueux et couvert de huppes d’écorce d’un pin-céphalopode malpassien.
Mais Bennis ne se reposait pas.
Il gisait en avant, immobile, le torse incliné selon un angle anormal, les bras ballants, empalé sur le tronc par une lance. Une longue tache de sang en forme de dague s’étendait depuis ses omoplates jusqu’à ses reins, imprégnant sa ceinture. Sa tasse de café reposait par terre à ses pieds.
Zo distingua le visage de Bennis, le teint cendreux, les traits avachis, masque de chair flasque déserté par la vie. Son sang dégoulinait le long de la hampe grossière de la lance, et Zo observa, avec l’acuité impitoyable du saule, une goutte se former à l’extrémité, grossir puis tomber dans la flaque qui coagulait déjà à ses pieds.
Ploc.
Elle entendit un bruissement dans les feuilles derrière elle.
Alors qu’elle faisait volte-face et rapatriait sa conscience depuis les branches du saule jusque dans ses propres nerfs optiques et auditifs, Zo comprit trop tard qu’elle avait baissé sa garde. De l’autre côté de l’arbre, derrière la voûte végétale, le bruissement s’intensifiait, se rapprochait. Une branche se brisa. Des brindilles craquèrent sous des pas. Zo sentit la présence de cette chose inconnue qui se dirigeait vers elle sans plus se soucier de discrétion à présent.
La peur s’empara d’elle et lui vida les poumons. Le ronronnement d’émotion des plantes s’était tu et même l’orchidée restait muette. Le niveau tout entier paraissait bien plus vaste et désert que quelques instants plus tôt seulement. Zo regarda autour d’elle et ne perçut que le déclic sec de sa propre gorge. Soudain, elle ne voulait plus que s’enfuir, mais elle ignorait dans quelle direction courir. Les bruits qu’elle avait entendus derrière l’arbre semblaient se rapprocher de tous côtés, contre toute logique. Elle se sentait impuissante et isolée, avec pour seule compagnie la nuée de panique intangible qui l’envahissait.
Une silhouette de deux mètres de haut surgit de la verdure. Le torse robuste et velu la dépassait. Le long visage aux yeux plissés était inhumain : sous les arcades et les pommettes proéminentes, une paire de défenses sales jaillissait de la mâchoire inférieure. Les yeux brillaient d’une lueur intense et malveillante. Zo se rendit compte qu’il s’agissait d’un Whiphid, le plus grand qu’elle eût jamais vu. Un grognement sourd émana de la poitrine de la créature. Il pouvait exprimer n’importe quoi, de l’appréciation au désintérêt.
Zo se retourna et se mit à courir. Elle n’avait pas fait trois pas qu’un bras de la taille d’une poutre lui cogna la tempe et sema des fragments de souffrance dans tout son crâne. Son champ de vision explosa en un néant obscur piqueté d’étoiles.
Quand elle retrouva l’usage de ses yeux, elle gisait à terre, une douleur atroce au cou. Elle leva la tête vers le Whiphid, mais un pied fourchu s’écrasa sur son visage. Elle sentit son odeur, puanteur âcre et étouffante de moisissure et de mort. Elle songea alors que la mort qu’elle humait était peut-être la sienne.
Une pression terrible s’exerça sur son crâne, que le pied à la peau tachetée écrasait, recouvrant son nez et sa bouche. Une noirceur nauséabonde l’empêchait de respirer. Elle entendit la voix de la créature pour la première fois, étouffée et lointaine.
— L’orchidée.
Zo se contorsionna et sentit la pression diminuer légèrement pour lui permettre de répondre.
— Quoi ?
— L’orchidée murakami.
La voix qui sortait de la large bouche pourvue de défenses, basse et rauque, évoquait un grondement.
— Où est-elle ?
— Pourquoi ?
Les yeux s’étrécirent.
— Ne me fais pas perdre mon temps, Jedi, ou tu finiras comme ton ami.
Il se pencha si près qu’elle sentait son souffle fétide s’échapper des fentes de ses narines.
— Où. Est. Elle ?
— Dans… dans l’incubateur principal.
Zo se redressa juste assez pour faire un geste du menton vers la gauche et eut l’impression qu’une étincelante lame de verre lui transperçait le plexus brachial, là où le Whiphid avait appuyé de tout son poids.
— Là, derrière vous… mais vous ne pouvez pas…
— Montre-moi.
Il la saisit par le bras et l’entraîna à sa suite. Zo aperçut l’arc et le carquois sanglés sur son dos musclé, ainsi que les mèches emmêlées de sa crinière gris doré qui se balançaient d’avant en arrière. Des phalanges, des mandibules et de petits os, dont certains étaient de toute évidence humains, avaient été noués à l’extrémité de ces tresses, où ils s’entrechoquaient en tintant. Si elle en croyait ses souvenirs en matière de taxinomie, les Whiphids étaient des prédateurs nés : ils vivaient pour tuer et chasser. Ceux qui s’aventuraient hors de leur monde natal entreprenaient des carrières de mercenaires, de chasseurs de primes ou pire encore.
Le Whiphid la saisit par le cou pour la projeter en avant, droit contre la porte de l’incubateur.
— Ouvre.
— Il suffit de pousser la porte du sas.
Il l’écarta sans la lâcher et saisit la poignée de la main gauche pour déverrouiller. La porte s’ouvrit et il traîna Zo en la maintenant à bout de bras et en tâtonnant à l’intérieur de l’incubateur. La jeune femme tenta de renverser la tête en arrière pour réduire la pression qu’il exerçait sur sa gorge, mais il la tenait à cinquante centimètres au-dessus du sol. Elle ne parvenait même pas à l’effleurer du bout des orteils. À l’autre extrémité de la pièce, elle entendit exploser des appareils électroniques. Un objet lourd bascula et s’effondra avec fracas. Quand la main du Whiphid reparut dans son champ de vision, ses doigts serraient la tige de l’orchidée dont la fleur commençait déjà à se flétrir sous cette étreinte.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda le Whiphid.
— Elle est spéciale, parvint à répondre Zo. Elle ne peut pas survivre hors de l’incubateur, ou alors elle a besoin de…
— Quoi ? s’exclama-t-il en relâchant suffisamment la pression pour qu’elle redescende un peu et touche terre.
En se détestant pour ce qu’elle allait faire, elle se força à répondre.
— … de moi.
— Quoi ?
— Hors de l’incubateur, elle ne peut pas s’éloigner de plus d’un mètre de moi. Il faut que je reste tout près. Sinon elle perd ses vertus.
Zo jeta un coup d’œil hors de l’incubateur, en direction de l’endroit d’où elle était venue. Son regard passa du sol du labo au corps de Wall Bennis. Décroché de l’arbre, il gisait à terre, une paume ouverte comme s’il avait tenté de s’accrocher à un dernier espoir qui ne s’était jamais concrétisé. La lance qui l’avait embroché avait disparu.
Zo eut juste le temps de se demander quand le Whiphid l’avait retirée avant de voir l’extrémité de la hampe jaillir vers son visage. Touchée à la tempe, elle sombra dans une nuit infinie et sans étoiles.