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MIROCAW

À son réveil, Zo se retrouva face aux orbites vides d’un crâne.

Certainement pas humain… Il s’agissait d’une chose difforme pourvue de trois yeux, dont un démesuré. Son sourire édenté semblait l’accueillir dans un monde meurtrier et totalement absurde, aux proportions irrationnelles. Un saphir bleu foncé, sans doute factice, était incrusté dans la seule incisive restante du crâne. Son propriétaire actuel avait passé plusieurs longueurs de câble épais dans ses sinus, de sorte qu’il se balançait telle une perle grotesque au bout d’un fil. Quand Zo se redressa et tenta de s’en écarter, elle découvrit l’ensemble de la pièce où elle venait de se réveiller.

Il s’agissait d’une espèce de salle des trophées.

Le câble était tendu d’une extrémité à l’autre de la pièce et supportait des dizaines de crânes similaires, regroupés en grand nombre ou par groupes de deux ou trois, comme sur un ignoble boulier. En dessous, des cuves et des creusets disposés aléatoirement bouillonnaient sur des plaques chauffantes. Zo aperçut à l’intérieur d’autres ossements et des membres coupés, certains encore gainés de graisse jaunâtre et de tendons, tandis que d’autres semblaient bouillis jusqu’à la moelle. De la mousse et des moisissures recouvraient le plafond, où des colonies de minuscules créatures se disputaient les infimes fragments de graisse portés par la chaleur au-dessus des récipients. Une odeur de viscères ébouillantés imprégnait l’atmosphère.

Zo déglutit pour réprimer un haut-le-cœur et sentit un contact visqueux contre ses bras lorsqu’elle se recroquevilla en arrière. En pivotant, elle découvrit que le mur tout entier était couvert de peaux et de fourrures où grouillaient de minuscules insectes aveugles. Elle les regarda, interdite, ronger la viande encore accrochée à ces trophées pour en arracher de petits morceaux grisâtres.

— Des scarabées boski, commenta une voix derrière elle.

Zo se retourna d’un bond et aperçut le Whiphid à l’entrée de la pièce. Il posait sur elle un regard intense, presque corrosif, comme s’il voyait déjà à travers sa peau le squelette qu’elle laisserait inévitablement derrière elle, ces os qu’il ferait bouillir pour en détacher la chair si elle ne méritait pas qu’il patiente le temps d’une décomposition naturelle.

Zo remua légèrement la tête et grimaça en ressentant une vive douleur à la base du cou. Elle se souvint des derniers instants passés au complexe de Marfa : l’extrémité de la lance du Whiphid, la pointe de souffrance fulgurante, le couloir qui s’estompait peu à peu, déformé comme au travers d’une lentille floue lorsqu’elle avait perdu connaissance.

Et juste avant qu’elle ne s’évanouisse, l’écoutille.

Zo regarda derrière le Whiphid et considéra son environnement sous une perspective inédite et désagréable. Le gémissement des turbines sous le plancher, la vibration persistante des cloisons… Malgré l’absence de hublot qui lui aurait permis d’entrevoir les environs, elle comprit qu’ils devaient être en train de voler.

— C’est votre vaisseau ?

Le Whiphid acquiesça.

— Le Mirocaw.

— Où allons-nous ?

Cette fois, il ne répondit pas et se contenta de se pencher sur l’un des récipients les plus proches. Elle le regarda soulever le couvercle et y plonger une pince oxydée pour retirer une masse sordide qu’elle identifia comme un membre quelconque. Des fragments de nerfs et de muscles pendaient d’une extrémité. Le Whiphid émit un grognement d’indifférence et lâcha sa prise dans le récipient, qu’il referma aussitôt avant de se retourner pour sortir.

— Attendez ! s’écria-t-elle d’une voix rauque.

Le chasseur de primes ne s’arrêta pas.

La porte se referma.

 

Quelques instants après son départ, Zo retrouva l’orchidée.

Elle occupait toujours la fiole à spécimen fêlée, fixée au petit bonheur la chance entre un panneau métallique et une poubelle au-dessus des marmites de membres et de crânes. Son ravisseur s’était servi pour l’immobiliser du même genre de câble graisseux que celui qu’il avait enfilé dans les crânes. De son point d’observation, juste en dessous, Zo s’aperçut que la fleur n’avait pas dépéri pendant qu’elle était inconsciente. Sa simple proximité suffisait apparemment à la maintenir en vie, même si elle était restée évanouie un bon moment.

Zo la regarda.

Hé ?

Rien.

C’est moi. Tu m’entends ?

Entamer le processus de communication n’était jamais facile. Au début, il procurait une sensation presque anormale. Toutefois, avec de la pratique, et après d’innombrables matinées passées assise en compagnie de l’orchidée, elle avait fini par atteindre le niveau de maîtrise nécessaire pour que la transition se fasse naturellement et sans gêne.

Tu es là ?

Dans son réceptacle de verre, la plante frémit enfin et s’égaya légèrement en prenant conscience de sa présence. Zo regarda la tige couleur terre s’incliner vers elle comme un doigt qui lui faisait signe. Au même moment, son essence vitale se déploya en elle et remplit un vide qu’elle ressentait presque physiquement sous son sternum, entre ses poumons, et considérait comme l’emplacement de son âme. Elle perçut le premier chuchotement rauque de la voix asexuée, d’abord incohérent, puis de plus en plus distinct, comme un étranger s’adaptant aux subtilités d’une langue inconnue.

Zo ? Que s’est-il passé ? Allons-nous bien ?

Zo se fendit d’un triste sourire, palpa la bosse à l’arrière de son crâne.

Je ne dirais pas vraiment ça, non.

L’orchidée garda le silence un moment, avant d’ajouter :

Je sens que les choses… ont changé.

— Et comment ! répondit-elle à voix haute.

Tu peux répéter ?

On nous a enlevées, expliqua Zo. Kidnappées.

Nouveau silence. Puis :

Oui, c’est exact. C’est cette créature… Tulkh.

Zo leva vivement les yeux vers la plante.

C’est son nom ?

Le Whiphid ? Oui. C’est un… quel est ce mot, déjà ? Ceux qui pourchassent les gens pour de l’argent ?

Un chasseur de primes, répondit Zo, et l’orchidée acquiesça.

Oui. Solitaire. Une espèce sanguinaire, et agressive.

Zo réfléchit à cette déclaration. L’orchidée avait un don pour les euphémismes, et elle ne pouvait s’empêcher de se demander sur quels critères elle se basait.

Et un collectionneur de fleurs, par-dessus le marché, ajouta-t-elle.

Si l’orchidée avait une opinion à ce sujet, elle ne l’exprima pas.

Que veut-il ? l’interrogea Zo.

L’orchidée garda le silence. En la contemplant, Zo prit conscience de l’influence que son réveil exerçait déjà sur la biosphère de la salle des trophées. La mousse qui poussait naturellement au plafond du vaisseau avait commencé à se répandre à un rythme accéléré, jusqu’à faire disparaître les boulons et les jointures des parois intérieures. Au-dessus de la tête de Zo, un panneau de commande comportait une inscription dans une autre langue, peut-être celle du Whiphid, mais la végétation rendait déjà les lettres illisibles. Les fragments de pourriture verdâtre des crânes avaient commencé à étendre leurs premiers filaments, qui surgissaient des orbites et des trous de trépanation. La simple présence de la fleur avait déclenché la croissance de toute la flore interne du Mirocaw.

Sais-tu seulement où il nous emmène ?

Pas de réponse immédiate de la part de l’orchidée, cette fois non plus. Zo se demanda si elle avait atteint les limites des connaissances de la fleur.

Puis elle sentit l’appareil tanguer brusquement. En entendant le gémissement subsonique des moteurs passer en postcombustion, elle comprit qu’elle ne tarderait pas à obtenir une réponse.

Qu’est-ce qui se passe ? Est-on en train de s’écraser ? demanda-t-elle à la fleur.

On descend.

Où ?

Nouveau silence, puis :

Vers le pire endroit de la galaxie.