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DRANOK

Pergus Frode n’avait rien contre ses corvées d’entretien sur la plate-forme d’atterrissage de l’Académie. Elles lui permettaient de voir en premier les nouveaux arrivants, souvent pathétiques, et d’avoir connaissance d’informations sensibles avant les Maîtres Sith eux-mêmes. Pas mal, pour un pilote reconverti en mécano dont le dernier job consistait à décrasser les moteurs sur les chantiers navals de Kuat Drive.

Ce soir, par exemple, en voyant le cargo corellien osciller pour entamer sa descente au milieu des lampes de la piste neigeuse, Frode savait parfaitement qui leur rendait visite. Et il l’aurait su même si le droïde HK de Dark Scabrous ne s’était pas trouvé à ses côtés, à ronronner d’impatience. Frode n’avait rien non plus contre les droïdes, qu’il préférait la plupart du temps aux formes de vie organiques, en particulier celles d’Odacer-Faustin.

— Déclaration : je vais avertir le Seigneur Scabrous que ses invités sont arrivés, monsieur, dit le HK.

— Ouais, vas-y, répondit Frode en regardant l’appareil qui sortait son train d’atterrissage, puis en sentant la vibration de la plate-forme sous son poids.

Un instant plus tard, la trappe principale s’ouvrait en chuintant et la rampe se déployait sans cérémonie dans un fracas métallique.

En s’approchant, Frode vit les deux chasseurs de primes descendre les marches, ou plutôt se pavaner sur les marches. Le premier, un grand chauve robuste qui arborait un sourire méprisant et des lunettes teintées en vert, s’arrêta au pied de la rampe et embrassa le paysage d’un regard dédaigneux, comme s’il s’interrogeait sur la nécessité de mettre un pied ici. Il portait sous le bras une mallette métallique reliée à son poignet par une mince chaîne.

— Qu’est-ce que tu en penses, Skarl ? fit le chauve. C’est assez froid à ton goût ?

Le Nelvaanien en combinaison de vol qui l’accompagnait plissa le museau et poussa un grognement, dévoilant une rangée de crocs pointus qui pointaient vers l’intérieur de sa gueule. Tous deux se retournèrent pour jeter un regard noir à Frode, qui avait déjà reculé d’un pas.

— Où est Scabrous ? demanda l’homme d’un ton impérieux en brandissant la mallette. Nous avons son paquet. Il était censé nous retrouver ici.

— Je vais vous conduire auprès du Seigneur Scabrous, monsieur, déclara le HK en désignant le complexe principal de l’Académie. C’est mon Maître, et il m’a envoyé vous escorter jusqu’à la tour. Vous et votre… (Le droïde jeta un coup d’œil hésitant au Nelvaanien.) Copilote ?

— Skarl est mon partenaire, répondit l’homme. Je m’appelle Dranok. Tout ce qui a de la valeur dans la galaxie, nous pouvons vous le trouver.

Il n’esquissa pas le moindre mouvement pour suivre le HK.

— Et tant qu’on y est, votre patron a intérêt à préparer le reste des crédits qu’il nous doit pour cette beauté. Elle n’était pas particulièrement facile à dénicher.

Le HK répondit aussitôt :

— Réponse : le solde du paiement est prêt au transfert, monsieur. Soyez assuré que vous le recevrez sous peu.

Dranok hocha la tête et ne se départit pas de sa moue hargneuse en embrassant du regard le panorama enneigé autour de la plate-forme d’atterrissage.

— Quel trou paumé.

Il adressa un coup d’œil à Frode et désigna le vaisseau d’un geste du pouce.

— Garde-le au chaud, champion. On ne s’attardera pas une seconde de trop sur ce caillou. Et refais le plein, tant que tu y es… tu crois que tu y arriveras ?

— Bien sûr, répondit Frode. Pas de problème.

Il n’aimait décidément pas cet homme et son partenaire, mais prit soin de n’en rien laisser paraître.

— Il sera prêt à votre retour.

Le chasseur de primes l’ignora, tourna les talons et emboîta le pas au droïde. La neige crissait sous les pattes du Nelvaanien qui les accompagnait sans se presser.

 

Lorsqu’il arriva à la tour, Dranok savait déjà comment il allait gérer la situation.

Dès leur atterrissage, il avait commencé à se poser des questions. Rien de personnel : lui et Skarl s’étaient toujours bien entendus au travail. Le Nelvaanien était plus doué pour le pistage et pas manchot avec une arme. En outre, il était loyal, une qualité qui manquait de toute évidence à Dranok. Mais ces temps-ci, les finances n’étaient pas au beau fixe. Les dernières missions n’avaient pas rapporté autant que prévu et Dranok en avait assez de tout partager en deux.

C’était réglé. Une fois que Scabrous leur aurait payé le solde…

— Déclaration : par ici, monsieur, dit le HK en désignant la tour. Suivez-moi.

Dranok s’arrêta pour lever la tête. Il avait déjà vu des formes d’architecture bizarres, mais la tour des Seigneurs Sith le troublait d’une façon inédite. Certes, elle était imposante, et bien plus haute qu’elle ne le paraissait vue du ciel, mais elle présentait également un aspect différent, une indéfinissable sensation de malaise, comme si on l’avait bâtie selon un angle curieux afin qu’elle semble se recourber au-dessus de l’observateur telle une immense griffe noire. Il avait déjà entendu parler des Sith dans un spatioport, et de la façon dont ils manipulaient la géométrie elle-même pour créer des bâtiments affranchis des lois de la physique. Le type qui racontait cette histoire prétendait qu’on pouvait se perdre au sein d’un de leurs labyrinthes et ne jamais en ressortir. Dranok avait pris son récit pour des élucubrations d’ivrogne, mais face à la tour, il n’en était plus très sûr. Il n’aimait pas se trouver devant, et appréciait encore moins l’idée d’y entrer.

Mais c’était là que le paiement les attendait.

L’affaire était donc entendue.

— Bien, dit-il en regardant Skarl. Tu ferais mieux de m’attendre ici, au cas où ça tournerait mal.

Le Nelvaanien lui adressa un grondement inquiet. Ce n’est pas ainsi que nous procédons d’ordinaire, signifiait le grondement. Il ne s’agit pas du protocole standard.

— Hé, fit Dranok avec toute la familiarité joviale et la brusquerie fraternelle qu’il put rassembler. Fais-moi confiance, tu veux ? On courra moins de risques tous les deux si tu surveilles l’entrée. Je traite avec Scabrous et je ramène l’argent.

Avant que Skarl n’ait le temps de protester, il suivit le droïde à l’intérieur.

Même à l’abri du vent, Dranok sentit la température baisser d’un coup. Il faisait si noir qu’il dut faire ses premiers pas guidé uniquement par la pâle lueur bleue de la rangée de processeurs dorsaux du HK. Il lui fallut une ou deux secondes pour s’habituer à la pénombre et distinguer le vaste espace circulaire soutenu par des piliers et de massives arches de pierre qui formait le rez-de-chaussée de la tour. Une odeur de crasse et d’humidité régnait dans l’air, ainsi qu’une sorte de musc humain qui lui rappelait les bains publics de certaines planètes de la Bordure Intérieure.

— Déclaration : suivez-moi, dit le HK devant lui en désignant un turbo-ascenseur.

Dranok y pénétra et, lorsque la porte se referma derrière lui, remarqua que le droïde ne l’avait pas suivi.

Il était seul.

L’ascenseur fonça si vite que Dranok eut l’impression de laisser son estomac en bas. Il ressentit un premier picotement d’angoisse au creux des reins. La cabine montait toujours. L’emmenait-elle au sommet ?

Finalement, elle s’arrêta et les portes s’ouvrirent.

 

— Seigneur Scabrous ? appela Dranok, assez fort pour être certain de se faire entendre. Votre droïde m’a fait monter.

Il se rendit compte qu’il brandissait la mallette devant lui comme un bouclier.

— J’ai votre paquet.

Silence. Il s’agissait d’une grande pièce circulaire, évoquant à ses yeux un laboratoire meublé par un individu passionné d’occultisme. Dranok avait entendu parler des bizarreries des Sith, qui associaient la technologie aux mœurs ancestrales de leur peuple afin de préserver les traditions. Il en avait désormais la preuve.

D’immenses fenêtres en arche composaient l’essentiel des murs, surmontées d’appliques, de bougies et de torches, ainsi que de panneaux électroniques et de rangées de diodes. Sous l’effet du ronronnement sourd et irrégulier des machines, l’air chatouillait les narines de Dranok et le fond de sa gorge. Il dépassa des amoncellements et des tables encombrées d’équipements scientifiques, peu rassuré par son ombre projetée par les torches ; elle sautait et se contorsionnait sur le sol pavé comme une créature vivante lancée à ses trousses. Il régnait dans cette pièce une odeur familière et prononcée, mais pourtant indéfinissable… Des produits chimiques ? Non, un parfum plus doux, presque poisseux, comme les fumets gras d’une cuisine.

Il s’approcha d’une fenêtre pour observer la neige et l’Académie en contrebas. Depuis cette hauteur, elle ressemblait à une ruine abandonnée, oubliée. Les rares lueurs qu’on apercevait aux fenêtres d’un des bâtiments, sans doute une sorte de dortoir, aggravaient paradoxalement l’impression de vide, comme si l’endroit appartenait à des spectres.

Tu deviens nerveux, se tança-t-il. Arrête ça.

Il se retourna pour s’approcher d’un ensemble de machines qui disparaissaient à moitié dans l’obscurité. Quelque chose crissa sous sa botte et il s’interrompit pour regarder.

Des fleurs.

Le chasseur de primes s’accroupit et posa sa mallette métallique, toujours menottée à son poignet, pour chercher un bâton lumineux dans sa poche. Il l’alluma et projeta le faisceau à ses pieds. Le crissement provenait de morceaux de verre. Des tubes à essais ou des récipients qui avaient sans doute contenu les diverses sortes de fleurs avant qu’on les jette sans cérémonie sur le sol.

Il ouvrit la mallette et regarda sa propre fleur, la soi-disant orchidée murakami, et la compara aux restes éparpillés sur les pavés. Le vendeur d’épices illicites lui avait certifié qu’il s’agissait d’un spécimen authentique, le plus rare de la galaxie, dérobé dans un biolabo secret de la République sur Endor. Il lui avait même fourni les documents qui en attestaient, de complexes équations spectroscopiques que Dranok avait fait mine de comprendre.

Mais à présent, en examinant ces autres fleurs, toutes rejetées, Dranok en voyait deux qui ressemblaient exactement à la sienne.

Son souffle s’étrangla dans sa gorge.

On l’avait dupé et maintenant…

— Dranok.

Le chasseur de primes se figea en entendant son nom. La voix qui venait de résonner gela l’air dans ses poumons. Entre lui et la sortie, une grande silhouette en cape noire l’observait de derrière une immense table de pierre. Dranok distingua un visage long aux traits raffinés, au nez aquilin, aux sourcils inclinés et aux pommettes si saillantes qu’elles lui conféraient une arrogance presque caricaturale. D’épais cheveux argentés aux curieuses nuances bleues, rabattus en arrière, dévoilaient le front. La silhouette tendit une main aux longs doigts et lui fit signe d’approcher. Au même moment, Dranok vit les yeux de l’homme étinceler et palpiter, comme s’ils reflétaient une lointaine explosion.

— Seigneur Scabrous.

— Avez-vous apporté l’orchidée ?

— Je…

— Où est-elle ?

Il ne restait plus qu’à bluffer, comprit le chasseur de primes. C’était la seule issue. Il avait déjà échappé à des situations périlleuses au culot. Celle-ci n’y ferait pas exception.

— La voici, déclara-t-il avec une brusquerie feinte en tendant la mallette pour en exposer le contenu. L’orchidée murakami que vous aviez demandée.

Comme Dark Scabrous ne s’approchait pas pour la prendre et semblait, à vrai dire, totalement immobile, Dranok détacha la chaîne de son poignet, posa la mallette devant le Seigneur Sith et recula. Scabrous ne manifestait toujours aucune intention de venir examiner la fleur. Ses yeux restaient braqués sur Dranok.

— Êtes-vous venu seul ?

— Mon associé attend dehors, répondit Dranok. Au cas où.

— Votre associé.

— Tout à fait.

— Et vous n’avez amené personne d’autre ?

Le chasseur de primes se renfrogna.

— Qui aurais-je bien pu amener ?

Scabrous ne jugea manifestement pas la question digne d’une réponse. Dranok fronça les sourcils, sincèrement désemparé à présent, les entrailles de plus en plus serrées par l’angoisse et la confusion.

— Ça suffit, les questions, rétorqua-t-il en espérant que son ton impatient dissimulerait sa peur. J’ai livré l’orchidée comme convenu. Où est mon pognon ?

Scabrous ne semblait toujours pas décidé à répondre. Le silence s’éternisa, et Dranok perçut une odeur de plus en plus prononcée dans la pièce. Ce fumet de viande rôtie couvrait la puanteur des fleurs pourries. Malgré la tension, le chasseur de primes en eut l’eau à la bouche. Il n’avait pas mangé depuis un bail. Son estomac émit un grondement sonore.

— Vous avez échoué, déclara Scabrous.

— Quoi ?

— Il ne s’agit pas de l’orchidée murakami.

— Comment le sauriez-vous ? Vous ne l’avez même pas regardée !

Scabrous leva lentement la tête. Son corps tout entier parut se raidir, et même grandir… Sans doute une illusion d’optique, mais Dranok n’en recula pas moins d’un pas, comme un gosse turbulent pris sur le fait, en tendant des mains implorantes.

— Attendez une seconde…

— Assis.

Dranok sentit ses genoux se dérober sous lui et il s’effondra sur un banc de pierre dont il n’avait même pas détecté la présence.

— Malgré votre échec, votre récompense vous attend.

Scabrous désigna derrière lui un passage en arche que Dranok n’avait pas remarqué jusqu’ici. Le droïde HK en émergea, poussant un chariot sur lequel se trouvait un immense plateau d’argent. Il l’approcha de la table et posa une assiette et des couverts devant Dranok, ainsi qu’une coupe et une cruche.

— Servez-vous.

Dranok fit non de la tête. Quoi que ce fût, il ne voulait pas toucher à ce qui se trouvait sous le couvercle en argent. Il se rendit compte, avec toute l’impitoyable clarté du recul, que tous ses actes jusqu’ici – accepter ce boulot, se fier au receleur louche qui lui avait vendu l’orchidée, revenir seul – n’étaient que les maillons d’une chaîne de choix désastreux menant à cette ultime prise de conscience. Il ne parvint toutefois pas à empêcher sa main de ramper vers le plat.

Le bras tendu, il souleva le couvercle.

Il en fixa le contenu et l’horreur lui obstrua la gorge comme une boule de déchets dans un siphon. Il lui fallut moins d’une seconde pour se rendre compte que la masse velue qu’il venait de dévoiler était la tête coupée et cuite de son partenaire, Skarl. On avait suffisamment écarté les mâchoires du Nelvaanien pour y insérer un jaquira bien mûr en guise de décoration. Les yeux morts et bouillis restaient braqués sur lui, presque accusateurs.

— Un problème ? fit la voix mielleuse de Scabrous qui semblait venir d’infiniment loin. Vous envisagiez pourtant de le trahir, n’est-ce pas ? Je vous ai simplement épargné ce tracas.

Le Seigneur Sith se pencha en avant.

— Un traître et un incompétent. On se demande comment vous avez réussi à survivre si longtemps l’un et l’autre.

Prêt à se lever, Dranok découvrit qu’il ne pouvait pas se décoller du banc. Chacun de ses membres pesait soudain une tonne.

— Lâchez-moi.

— Chaque traître dévore ses alliés à petit feu.

Scabrous brandit un couteau et une fourchette devant le visage du chasseur de primes.

— C’est votre dernier repas, Dranok, et vous ne devez pas en laisser une miette. Telle est mon offre. Si vous y parvenez, je vous laisserai repartir d’ici en vie.

Dranok recula et redoubla d’efforts pour se libérer. Mais la seule partie de son corps qui acceptait de bouger était sa main droite, celle que Scabrous autorisa à approcher des couverts. Serrant les dents, il arracha le couteau au Seigneur Sith et le projeta en avant de toutes ses forces.

La lame n’atteignit même pas sa cible. Scabrous fit un simple geste en direction du chasseur de primes, un vague mouvement désinvolte de la main, et Dranok sentit sa gorge se refermer et sa trachée se contracter à la taille d’un trou d’aiguille. Un poids énorme semblait écraser ses poumons. Des larmes de panique lui montèrent aux yeux et son cœur se mit à battre frénétiquement tandis qu’il se débattait sur le banc, un voile noir obscurcissant déjà la périphérie de son champ visuel. Brusquement, l’univers entier sembla prendre de la distance.

Quand Scabrous le relâcha et le laissa s’écrouler sur les dalles, la dernière chose que Dranok entendit fut une sorte de pas traînant, accompagné d’un souffle et d’un bruit qui ressemblait curieusement à un rire.