CHAPITRE XI

La côte se dessinait, masse sombre sur le noir du ciel piqueté de quelques étoiles car Mérova ne possédait pas de lune.

-Nous approchons du plateau aride, au nord du marais, dit Ray. Les détecteurs restent muets. Aucun être vivant, aucune source d'énergie, aucune masse métallique. Je crains que ton hypothèse d'un vaisseau qui se serait posé dans cette région ne soit pas vérifiée.

Quelques points brillants apparurent sur l'écran du tableau de bord.

-Nous approchons du marais. Ce sont des échos biologiques correspondant à des animaux de petite taille, commenta Ray. Que décides-tu, Marc? Il ne nous reste plus que trente minutes d'obscurité.

Se remémorer la géographie de l'île, la disposition des villages, les étapes de la précédente mission.

-Pose-toi à proximité du seul village qui existe entre Heva et le marais. Nous dirons que nous venons d'un village de montagne et que nous avons longé le fleuve. Si nous n'y apprenons rien, nous gagnerons la capitale.

Quelques minutes plus tard, le module prit contact en douceur avec le sol. Déjà Olivier s'apprêtait à ouvrir la porte mais Marc le retint :

-Nous devons attendre le résultat des analyseurs.

-Pourquoi ? Tu sais fort bien que l'atmosphère de Mérova est identique à celle de la Terre. Elle est même beaucoup moins polluée.

-Ce sont les consignes de sécurité! Qui sait si le hasard ne nous a pas fait atterrir dans une zone pestilentielle.

-Que de temps perdu!

-Mais peut-être quelques existences préservées.

Ray se manifesta psychiquement.

-Très bien, ton petit discours, ironisa-t-il. Crois bien qu'il est enregistré dans mes mémoires. Je ne manquerai pas de te le resservir à l'occasion!

-Si ce gosse veut être astronaute, autant qu'il prenne dès maintenant des habitudes correctes !

-Entièrement d'accord. Un enseignant se doit toujours de montrer le bon exemple.

Puis à voix haute, il reprit :

-Les analyses sont satisfaisantes. Aucune substance toxique! Vous pouvez descendre. N'oubliez pas de vérifier vos écrans protecteurs. Il peut exister de dangereux prédateurs nocturnes.

-C'est peu probable, gloussa Oliver. La précédente exploration en aurait signalé la présence.

-Obéis à Ray, dit Marc. Crois-moi, sur des planètes primitives, les moustiques et les guêpes sont souvent plus désagréables qu'un affreux fauve assoiffé de sang.

A terre, ils respirèrent avec plaisir l'air chaud et parfumé de la nuit, combien plus agréable que l'atmosphère aseptisée et régénérée d'un astronef.

Ray descendit le dernier et referma la porte du module. Un léger ronronnement naquit et l'engin s'éleva pour disparaître très vite dans l'obscurité du ciel. Il était programmé pour regagner en pilotage automatique le Mercure.

Le regard d'Oliver se voila un instant.

-Marc, dit-il avec inquiétude, s'il arrivait un accident...

Son ami lui posa la main sur l'épaule, un geste rassurant, paternel.

-Je sais qu'il est toujours pénible de voir s'effacer le seul lien qui nous rattache à notre monde, à notre civilisation. À partir de maintenant, tu ne dois plus prononcer une parole en galactique mais utiliser seulement l'idiome local. Ne jamais laisser supposer que nous n'appartenons pas à cette planète, telle doit être notre règle.

Une barre lumineuse apparaissait à l'horizon.

-Le jour se lève, dit Ray, nous pouvons nous mettre en marche. Le village se trouve dans cette direction.

-À quelle distance?

-Une dizaine de kilomètres.

Marc cligna de l'oeil à l'intention d'Oliver.

-En route ! C'est une spécialité de Ray de toujours me faire débuter mes missions par un épuisant marathon.

-Comme si tu ignorais que ce sont les consignes du Service, bougonna l'androïde. Se poser dans un lieu à l'écart de toute habitation !

Comptez-vous trois et en avant. En dépit de l'heure matinale, la température devait frôler les vingt-cinq degrés et le soleil commençait à chauffer sérieusement les crânes.

Avec curiosité, Oliver regardait les grands arbres aux formes tourmentées qui constituaient la forêt. Par chance, le sous-bois n'était pas dense et les Terriens purent progresser sans trop de gêne. Deux heures plus tard, ils émergèrent de la forêt.

Devant eux s'étendait une plaine vallonnée, d'à peine cinq kilomètres. Elle avait été péniblement gagnée sur la forêt par le travail acharné des hommes. Le village se dressait en son centre. Une trentaine de maisons dont à peine la moitié étaient construites en pierre, les autres étaient bâties en bois, en torchis, avec des toits de chaume.

Se guidant au bruit des coups de marteau, Marc se dirigea vers la demeure du maréchal-ferrant. Un solide gaillard, le torse nu dégoulinant de sueur, s'activait près d'une petite forge.

Il interrompit sa besogne et jeta un oeil méfiant sur les nouveaux arrivants. Il était manifeste que la vue de ce groupe armé ne lui inspirait guère confiance.

-Nous sommes des voyageurs étrangers, débuta Marc. Nous avons perdu nos montures cette nuit. Peux-tu nous en procurer d'autres?

Oliver admira l'aisance avec laquelle Marc utilisait le langage local.

-Notre village est pauvre, sire chevalier. Les chevaux sont rares.

-Et tout ce qui est rare est cher, compléta Marc avec un grand rire.

Il puisa dans la bourse remise par Ray au moment du départ et tendit une pièce d'or à l'homme. Ce dernier l'examina avec soin et la mordit pour s'assurer qu'elle n'était pas en plomb.

Je connais un ami qui possède des chevaux mais il ne voudra pas s'en défaire à moins de quatre écus...Marc tapota sa bourse.

-Dix pour les trois chevaux. Garde celui-là. Il sera pour toi si tu mènes à bien le marché.

Cette fois, le regard de l'homme s'éclaira.

-Cela prendra un peu de temps. Voulez-vous vous reposer dans ma maison?

-Existe-t-il une auberge où nous pourrions nous restaurer?

Le forgeron tendit son bras musclé.

-Là-bas! Je vous y rejoindrai lorsque j'aurai vos chevaux.

La salle de l'auberge avait un plafond bas, aux poutres noircies par la fumée. Deux grosses volailles rôtissaient dans une cheminée de belle taille.

Tandis que les Terriens s'installaient à une table, le patron, pansu, à la trogne illuminée, vint les saluer.

-Bienvenus, messires, dans mon modeste établissement.

-Préparenous un déjeuner et fais-nous porter à boire. Nous enrageons de faim et étranglons de soif.

Le maître aubergiste s'inclina mais tarda à s'éloigner. Ce fut Ray qui comprit le premier. Il lança une pièce qui tinta longuement sur la table. Le bruit tira le patron de sa torpeur. Un large sourire éclaira son visage et il s'inclina aussi bas que son ventre proéminent le permettait.

-Ferla ! hurla-t-il, porte à leurs seigneuries un pot de notre meilleure cervoise.

Une servante ne tarda pas à déposer sur la table un pichet de terre cuite et des gobelets qu'elle emplit. Elle était jeune, avec un frais minois.

-J'ai hâte de goûter la cuisine locale, dit Marc. Crois ma vieille expérience, Oliver, sur le plan gastronomique, la Terre aurait beaucoup à apprendre des planètes primitives.

La fille apporta un volatile rôti, à la peau dorée craquelée, luisante de graisse, ressemblant à une oie, et déposa des écuelles devant chaque convive.

Gêné par l'absence de couverts, Oliver allait interpeller la servante quand un regard de Marc bloqua la phrase dans sa gorge :

-Imite-moi! Ici, ils n'ont pas encore inventé la fourchette.

Il saisit une patte et la détacha avec son poignard puis il mordit à belles dents dans le morceau.

-Sers-toi ! Tu verras que c'est très amusant de manger avec les doigts. Cette bestiole est délicieuse.

Oliver n'hésita plus et saisit à pleine main l'autre cuisse qu'il dévora en un temps record. Les capacités stomacales du gamin étonnaient encore Marc.

Lorsqu'il ne resta plus que la carcasse, le patron revint s'enquérir des désirs de ses hôtes.

-Nous avons fait un festin, maître aubergiste. Nous allons pouvoir reprendre notre route.

-Sans doute vous rendez-vous à la cour de notre bon roi Kirn?

-Je veux lui rendre hommage et m'engager sous sa bannière.

Le visage du patron se renfrogna.

-On dit que des événements graves se sont produits. Notre seigneur aura besoin de toutes les âmes fortes.

-De quelle nature, ces événements?

-Je l'ignore. On dit seulement que beaucoup de braves ont péri par la faute d'une sorcière !

L'arrivée du maréchal-ferrant abrégea la discussion.

-Vos montures sont prêtes, messire.

Les chevaux de Mérova avaient une grande similitude avec leurs cousins terriens. Seule différence, leur tête était plus massive et leurs pattes se terminaient par trois sabots.

-Ces bêtes sont magnifiques, dit Marc en connaisseur.

-Mon compère les a trouvées en bordure du marais. Sans lui, elles auraient péri sous les crocs des créatures qui peuplent ces lieux maudits.

Ray régla le maréchal-ferrant non sans grogner psychiquement :

-Nous ne sommes pas en mission pour le Service et je ne pense pas que la Sécurité Galactique te versera des indemnités. Pour l'heure, tous les frais sont à ta charge!

-Allons, pas de pessimisme. À quoi servirait la fortune sinon à la dépenser!

À l'instant de monter en selle, un sentiment d'inquiétude traversa l'esprit de Marc. Oliver! Il se maudit d'avoir oublié que le gamin n'avait pas subi l'entraînement des agents du S.S.P.P.

Pour le moment, il flattait l'encolure de sa monture et lui caressait le museau.

-Il faut qu'il s'habitue à mon odeur, expliqua-t-il à Marc.

-As-tu déjà monté?

Le gamin éclata de rire.

-Sur Terrania XXV, mon père m'avait offert un cheval. Il prétendait qu'un astronaute devait se familiariser avec tous les moyens de locomotion, même les plus primitifs. Il m'a donné mes premières leçons, comme pour le tir à l'arc.

-C'était une sage précaution!

Oliver sauta avec légèreté en selle et suivit ses compagnons. Dès la sortie du village, ils s'engagèrent sur un chemin de terre battue.