CHAPITRE II
Le sergent de garde contempla d'un oeil dénué d'aménité ces étranges visiteurs qui prétendaient pénétrer dans le camp. Vêtus de combinaisons d'astronaute usagées, ils n'avaient rien des petits snobs qui tentaient parfois l'expérience: un désir dément de se procurer un grand frisson. De tous ceux qui étaient entrés, aucun n'en était jamais ressorti ! Il poussa un soupir.
-Vous avez de puissantes relations. Le colonel Still vient de m'appeler pour donner ses instructions.
-Je veux retrouver Oliver Standman.
Le gardien hocha la tête.
-Je me souviens de lui. Un gamin maigrichon. Il était accompagné d'un type costaud d'une quarantaine d'années. Ils m'ont paru moins vicieux que les autres. Je les ai envoyés dans le bloc F 17. C'est le coin le plus tranquille. Enfin c'était... Il semble qu'il soit maintenant attaqué par les « chiens fous » qui veulent agrandir leur territoire.
Devant le regard interrogatif de Marc, il précisa avec un haussement d'épaules :
-C'est le nom que se donne une bande de cinglés. De vrais fauves.
Marc examina un plan du camp. Un vaste carré. Des rues rectilignes se coupant à angle droit. La zone F 17 se trouvait le long du côté ouest, environ à la moitié de sa hauteur.
-Si vous voulez retrouver ce gamin, il y a une solution moins dangereuse que de vous engager là-dedans. Attendez le ravitaillement. Chaque bloc vient à tour de rôle toucher les rations de la semaine. Je ferai passer le message à Standman.
-Quand aura lieu la prochaine distribution ?
Le sergent consulta un planning fixé au mur.
-Dans cinq jours.
Marc hésita un instant. Il revit le laconique message « Au secours. Vite ».
-Trop long, grimaça-t-il.
Le gardien appuya sur un contact et une lourde grille glissa, libérant un étroit passage.
-Au-delà de cette herse, vous ne pouvez espérer aucune aide. Si par extraordinaire vous revenez, méfiez-vous, la grille est électrifiée. Il existe sur la droite un système d'appel. Je suis de surveillance toute la nuit.
Marc et Ray avancèrent d'un pas décidé. Une rue large dont le revêtement se soulevait par endroits. Tous les cinquante mètres se dressait un lampadaire. Bien peu fonctionnaient encore, laissant de larges zones d'ombres. De chaque côté, des petits immeubles ne dépassant pas quatre étages. Des façades lépreuses, plus de carreaux et souvent plus d'huisserie aux fenêtres.
Ils marchèrent une dizaine de minutes sans croiser âme qui vive. La petite ville suintait la peur et chacun se terrait dans de misérables enclos. Soudain, à proximité d'un carrefour, Ray plaqua Marc contre un mur. Un bruit de pas précipités se fit entendre, accompagné d'exclamations étouffées.
Une fille passa en courant. Vingt, vingt-cinq ans, un blouson de toile dissimulant mal sa poitrine et un short effrangé constituaient son habillement. Derrière elle, très près, trop près, cavalaient quatre jeunes gens. L'un d'eux, grand, la tignasse ébouriffée, en un rush impressionnant, rejoignit la fille et la plaqua aux jambes. Ils roulèrent sur le sol couvert de détritus. Les trois autres arrivèrent aussitôt, se laissèrent tomber à genoux, plaquant la fille sur le sol. Le type chevelu arracha le short. Vision fugitive de deux cuisses blanches, fuselées.
-Moi le premier, je l'ai attrapée.
Malgré une rude défense, il s'insinua entre les cuisses et s'effondra sur sa victime. Un cri, aussitôt étouffé par une main brutale prouva qu'il était arrivé à ses fins!
Devinant le mouvement instinctif de Marc, Ray grogna :
-Tu vas encore faire des bêtises. Laisse-moi agir.
Il avança d'un pas rapide. La surprise paralysa un instant les quatre agresseurs. L'androïde saisit à bras-le-corps celui qui écrasait la fille, le souleva et le jeta trois mètres plus loin. Son crâne heurta le bitume avec un bruit mat et il resta inanimé.
Les trois autres s'étaient ressaisis. Deux se jetèrent sur Ray tandis que le dernier plongeait vers Marc. Une lame brillait dans sa main. Stone, les avant-bras en croix, bloqua le coup destiné à son bas-ventre et contra d'un coup de tête en plein visage. Un instant étourdi par la violence du choc, Marc eut le plaisir de voir son adversaire, le visage en sang. Il avait lâché son poignard et porté les mains à son nez fracturé. Un direct du droit à l'estomac l'envoya rouler à terre.
De son côté, Ray avait été très efficace. Une gifle magistrale qui compte dans la vie d'un homme avait expédié le premier à cinq mètres. Le second avait lancé son pied visant le bas-ventre. Ray esquiva, crocheta la cheville et poussa avec force. Déséquilibré, le jeunot alla valser au loin.
La fille était encore assise, étouffant des sanglots. Elle eut un geste instinctif de recul lorsque Marc tendit la main.
-Du calme, fillette, c'est juste pour vous aider. Vos encombrants admirateurs seront sages maintenant.
Les trois hommes s'étaient relevés mais restaient à distance respectueuse, le quatrième était toujours inconscient. Il était manifeste que malgré le désir qu'ils en avaient, ils hésitaient à reprendre le combat. Ils se jetaient de rapides regards, cherchant lequel donnerait le premier le signal de la retraite.
Un discret sifflement retentit tandis que des ombres apparaissaient.
-Bon Dieu, des « zamas » ! Filons.
Avec un ensemble parfait, ils détalèrent comme s'ils avaient vu une horde de diables. Maintenant cinq ombres entouraient Marc et Ray. Avec surprise, ils découvrirent que c'étaient des femmes. Elles tenaient à la main de longs javelots. Déjà l'une d'elles levait son arme, visant Marc.
-Non, pas eux! Ils m'ont aidée...
Le cri de la fille qui essayait maladroitement de remettre son short arrêta le geste meurtrier. Pendant ce temps, une ombre se pencha sur le corps inanimé. Le reflet de l'acier. La femme se redressa, brandissant un morceau de chair dégoulinant de sang. Avec un rire hystérique, elle lança :
-Encore un qui n'aura plus jamais l'occasion de jouer au bourreau des coeurs.
Une grande blonde, solidement musclée, paraissait commander la troupe. Elle hésita quelques secondes avant d'ordonner :
-Vous deux, suivez-nous. Si l'un tente de filer, je le transperce aussitôt. Nous nous expliquerons dans notre repaire.
Ils avancèrent, vite et en silence, enfilant plusieurs rues.
-Encore heureux qu'elles nous rapprochent de notre objectif et ne nous entraînent pas à l'autre bout du camp, émit mentalement Ray.
Deux minutes plus tard, il ajouta :
-Nous approchons certainement de leur antre. Ces filles sont prudentes. Cela fait trois guetteurs que je repère aux fenêtres.
La grande blonde franchit enfin la porte d'un immeuble. Les cloisons intérieures avaient été abattues et tout le rez-de-chaussée formait une salle unique, éclairée par quelques torches. Ces dernières devaient être faites de débris de matière plastique car elles brûlaient en dégageant une fumée irritante.
Une douzaine de filles étaient réunies. Elles poussèrent des cris de joie en voyant revenir leurs camarades avec des prisonniers. Si Marc se faisait des illusions sur le sort qui l'attendait, les exclamations lancées les lui auraient ôtées.
La blonde s'assit sur une caisse et d'un geste de la main établit le silence.
-Joan, dit-elle à la fille, nous te croyions morte depuis une semaine lorsque les types du bloc C 10 ont attaqué la corvée de ravitaillement.
-Eux aussi, car ils m'ont laissée sur le sol. Je n'étais qu'assommée et une plaie du cuir chevelu m'avait couverte de sang. C'est une petite tribu du bloc B qui m'a ramassée. Des types plutôt du genre moutons, qui vivent calfeutrés dans leur immeuble tant ils ont la trouille. Ils m'ont soignée et même donné à manger.
-Ils t'ont souvent violée?
La question venait d'une solide virago brune, à l'allure de catcheuse dont la lèvre supérieure s'ornait d'une discrète moustache.
La brunette secoua la tête.
-Non ! Il y avait quelques filles dans leur groupe et cela leur suffisait.
Marc examinait avec curiosité cette petite communauté. La moitié des filles étaient vêtues de pantalons et de blousons en imitation de cuir noir. Toutes étaient armées. Des lances, taillées dans du plastique ou faites de longues tiges de fer, des couteaux, des fouets, des massues. Plusieurs portaient des chaînes autour du cou, comme de longs colliers, mais qui pouvaient devenir autant d'armes mortelles.
-Ce soir, j'ai décidé de vous rejoindre. J'avais presque atteint notre zone lorsque quatre jeunes me sont tombés dessus. Des marginaux. Ils ne devaient pas faire partie d'un groupe sinon ils m'auraient emmenée alors qu'ils n'ont pensé qu'à me violer immédiatement. C'est alors que ces deux-là sont arrivés pour les empêcher de profiter de leur victoire.
-Et prendre leur place, ricana la brune virago.
-Je ne crois pas. Celui-là, dit-elle en désignant Marc, voulait m'aider à me relever alors que dans la situation où j'étais, il n'avait qu'à se laisser tomber sur moi!
La grande blonde scruta les deux hommes.
-De quel bloc êtes-vous?
-Nous sommes des visiteurs ! Il n'y a pas deux heures que nous sommes dans ce camp.
La réponse déplut à la blonde dont le visage se crispa de colère.
-Je n'aime pas qu'on se moque de moi!
Une rouquine, les cheveux coupés très court, intervint :
-On dirait des astronautes. Ils en portent le costume. J'en ai fréquenté un avant d'être envoyée ici.
-Exact! Nous sommes officiers au S.S.P.P.
-Dans ce cas, que venez-vous faire ici?
-Nous cherchons un ami. J'ai payé sa caution et il est libre.
Les yeux des filles s'arrondirent de stupéfaction.
-Vous voulez dire, articula la blonde, que vous avez plongé dans cet enfer juste pour en sortir un ami?
Son regard se durcit soudain.
-Dans ce cas, pourquoi être intervenu pour aider Joan?
-Un reste d'éducation. Je n'aime pas voir malmener une femme.
Tandis que la blonde levait les bras au ciel, la rousse s'exclama :
-Je te l'avais dit, Magda, des astronautes ! Ils sont tous un peu cinglés.
-Tu as raison, ils disent peut-être la vérité. Qui est ton ami?
-Un gosse de dix-sept ans qui a eu la malchance de ne pas avoir d'argent au bon moment !
Le jeune âge impressionna Magda.
-Où est-il?
-D'après le gardien, dans le bloc F 17.
Une grimace déforma les traits de la blonde.
-Je crains que tu n'arrives trop tard. Même nous, nous ne pouvons t'aider. Il faut traverser le domaine des « chiens fous » et je sais qu'ils ont attaqué ce secteur. Ils veulent agrandir leur zone et ils massacrent leurs prisonniers. Cela n'est pas sans nous inquiéter car, ensuite, lorsqu'ils seront rassasiés de meurtres et de tortures, ils voudront encore s'étendre, cette fois vers notre secteur.
-Tant qu'il reste un espoir, je veux tenter de sauver ce gosse.
Marc devina dans le regard de la blonde qu'elle allait céder.
-Magda, je ne suis pas d'accord pour les laisser partir.
La grosse brune intervenait, les poings sur les hanches.
-Tu connais la première règle des « zamas ». Aucun mâle ne peut quitter notre zone sans avoir perdu ce qui fait d'eux... des mâles !
-Zamas, murmura Marc, est-ce une déformation d'amazone?
-Il est plaisant de rencontrer quelqu'un de cultivé, ricana la blonde. Lorsque j'ai constitué ce groupe, je l'avais baptisé les Amazones. C'était trop long et tous l'ont déformé en « zamas ».
Les propos haineux de la grosse recueillirent une large approbation des filles présentes et une ride soucieuse barra le front de Magda.
-Désolée pour toi, chuchota-t-elle, mais je ne peux imposer ma volonté contre toutes les autres. J'espère que vous savez vous battre.
Elle ajouta à haute voix :
-D'accord, Michka. Occupe-toi d'eux mais seule. Commence par celui-là, il paraît le plus fort!
La virago avança vers Ray. Un large sourire découvrait des dents jaunies.
-Très bien ! Je l'écrase et ensuite je les lui coupe... J'ai besoin d'augmenter ma collection.
Arrivée à un mètre de Ray, elle s'immobilisa, jaugeant son adversaire. Ses yeux brillaient de plaisir. Avec une vivacité que sa corpulence ne laissait pas prévoir, elle lança son poing droit en avant, touchant le ventre, nettement en dessous de la ceinture.
Ray hésita un millième de seconde. Il ne devait pas laisser deviner qu'il était un androïde. Il se plia en deux, laissant échapper un cri de souffrance fort bien imité. La virago, sûre de son triomphe, frappa du gauche, visant le menton qui s'était abaissé à sa portée. À sa grande surprise, le poing ne rencontra que le vide. Son adversaire s'était dérobé! Elle avait mis tout son poids dans ce coup qui aurait mis fin au combat. Emportée par son élan, elle trébucha. Aussitôt une vigoureuse claque cingla ses fesses rebondies. Le bruit qu'elle fit amena un lourd silence parmi les spectatrices.
-Non, Ray! émit mentalement Marc. Ne l'humilie pas! Utilise ton programme judoka.
Furieuse, la virago se lança à nouveau à l'attaque, les bras écartés pour étouffer son adversaire. Ray se baissa, saisit un bras et d'un vigoureux déhanchement la fit basculer pardessus son épaule. La fille cria en s'envolant dans les airs et retomba sur le dos. Elle avait un bon entraînement de catcheuse car elle sut amortir sa chute. Toutefois, Ray ne chercha pas à profiter de son avantage et attendit, immobile, qu'elle se relevât. Une lueur d'étonnement très fugace traversa les prunelles de la femme. Ramassée sur elle-même, elle avança à petits pas rapides. Soudain, elle se laissa tomber et porta un ciseau aux jambes. Déséquilibré, Ray chuta. Aussitôt, la virago porta une terrible manchette, visant la nuque. Elle toucha... le sol qui vibra, soulevant un nuage de poussière. D'une vive torsion du buste, Ray s'était dégagé et était déjà sur ses pieds. La femme se redressa à son tour. Elle se frotta l'avant-bras en ébauchant une grimace.
-Ton ami se bat bien, murmura la blonde à l'oreille de Marc, mais il a tort de ne pas profiter de son avantage. Si elle est vainqueur, Michka sera sans pitié.
Une fois de plus, la jeune femme se lança en avant, hurlant une injure. Ray esquiva la charge un peu à la manière des anciens toréadors et tendit la jambe. Michka trébucha et s'affala sur le sol. Par réflexe, elle roula sur elle-même pour éviter un éventuel coup de pied qui ne vint pas, l'androïde s'étant immobilisé. Les joues rouges, le souffle court, la fille se releva avec courage. Lentement, elle progressa vers un adversaire qui paraissait figé.
-Ray! Attention. Tu ne transpires pas comme un humain.
-Merci, Marc. J'oubliais ce détail.
Avec un hurlement rauque, Michka se rua sur son adversaire qui cette fois ne s'était pas dérobé. Ses bras se refermèrent sur le torse de l'homme et elle commença à serrer. Ses biceps saillirent, énormes, impressionnants. Ray, à son tour, étreignit la femme.
Une..., deux..., trois minutes s'écoulèrent dans un silence mortel. Les deux lutteurs étaient figés dans leur effort. Le visage de Michka crispé en un affreux rictus, virait au rouge écarlate. Lentement, insensiblement, son torse reculait, ses reins se creusaient. Il était manifeste que ses forces colossales s'épuisaient. Elle laissa échapper une plainte, faible, haletante puis céda d'un coup.
Ray relâcha aussitôt son étreinte. La fille, hors d'haleine, glissa lentement à terre et s'assit sur le sol, essayant de récupérer un peu de souffle. L'androïde se laissa tomber à côté d'elle, feignant l'épuisement. Deux minutes s'écoulèrent encore sans que les spectateurs médusés osent troubler le silence.
-On continue, murmura Ray, ou on se contente d'un match nul?
Michka dont les joues reprenaient une coloration normale, répondit d'une voix enrouée :
-Je crois que nous pouvons nous arrêter. Tu es franc, pas un vicieux! Tu te bats bien.
-Toi aussi! Tu as une technique super!
Avec un soupir de regret, elle ajouta, très doucement en posant sa main sur l'épaule de Ray:
-Si, autrefois, j'avais connu un type comme toi, je ne serais pas ici!
Honteuse de ce mouvement de faiblesse, elle ajouta à haute voix :
-Magda, je retire mon objection. Ils peuvent partir. Ce ne sont pas des salauds comme les autres.
La blonde, pas mécontente de l'échec de celle qu'elle considérait comme une dangereuse rivale, interrogea les filles:
-Qui veut les affronter?
Il n'y eut aucune réponse. Toutes connaissaient la force phénoménale de Michka. Pourquoi s'acharner là où elle avait échoué?
Magda accompagna Marc jusqu'à la porte.
-Partez vite avant qu'une de mes filles ne change d'avis. Si tu persistes dans ta recherche, prends garde. Les « chiens fous » sont rusés et sans aucune pitié.
Elle tendit la main. Marc la saisit et avec douceur la porta à ses lèvres.
-Je vous remercie de vos conseils. Nous serons très prudents.
Magda frissonna et sa voix se fit rêveuse:
-Si tous les hommes étaient comme toi, le monde pourrait être merveilleux.