POSTFACE

En 1892, le dernier survivant de Trafalgar vient de mourir à cent un ans. « Les vieux s’en vont, les jeunes n’arrivent pas », ironise Aurélien Scholl. Le printemps, lui, tergiverse.

Après la canicule, la température redevient hivernale, si bien qu’un chroniqueur du Petit Journal illustré écrit : « Nous ne sortirons donc pas de ce système explosif et détonateur ? C’est à croire, parole d’homme, qu’il y a aussi de l’anarchie par là-haut ! »

Paris tremble. Paris n’ose plus aller au théâtre, Paris se terre. On redoute le 1° Mai. On se souvient qu’il y a eu des attentats à Londres dès 1882, des procès à Rome, des arrestations en Hongrie, sans parler des menaces nihilistes qui pèsent sur l’empire des tsars.

Le 11 mars 1892, une explosion a ébranlé un immeuble, 136, boulevard Saint-Germain où loge M. Benoît, conseiller à la cour d’appel. Quelques mois auparavant, le 28 août 1891, M. Benoît a présidé les débats d’assises du procès de deux anarchistes, Dardare et Decamps, convaincus d’avoir tenu tête à la police le l°Mai. Decamps est condamné à cinq ans de prison et Dardare à trois ans. Le 15 mars 1892 on découvre une bombe sur l’une des fenêtres de la caserne Lobau, et le 27, une charge de dynamite ravage l’immeuble du 39 de la rue de Clichy, habité par l’avocat général Bulot qui a requis dans le même procès anarchiste.

L’auteur de ces attentats se nomme François Claudius Koeningstein – Ravachol du nom de sa mère, il est franco-hollandais, il a trente-trois ans. La police l’appréhende peu de temps après sur la dénonciation du jeune Lhérot, serveur au restaurant Véry, boulevard Magenta.

Le 25 avril, la veille de la comparution de Ravachol aux assises, une bombe explose au restaurant Véry, tuant le patron et blessant grièvement un consommateur. Véryfication, peut-on lire dans Le Père Peinard, l’une des principales publications anarchistes.

Léon Bloy note dans Le Mendiant ingrat : « Pétard anarchiste, explosion copieuse chez le marchand de vin où Ravachol fut arrêté. » Il fait également mention des fêtes qui auront lieu en mai pour célébrer l’anniversaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Toujours selon Léon Bloy, les microbes sont une invention et représentent les forces spirituelles démoniaques.

Invention ou pas, les microbes sont pris très au sérieux. Le 2 avril ont eu lieu des expériences de vaccination contre la tuberculose dans des laboratoires de physiologie, et, grande victoire : l’épidémie d’influenza n’a occis cet hiver que 2 000 personnes à Paris au lieu des 6 000 de 1891.

N’empêche que l’hôtel des ventes et le marché du Temple sont accusés de recevoir et de distribuer des objets susceptibles de propager toutes sortes de microbes. La préfecture de police retrousse ses manches et désinfecte à tour de bras à l’aide de l’acide sulfureux.

À l’occasion des attentats anarchistes, M. Alphonse Bertillon fait la preuve de sa méthode, le bertillonnage, qui permet l’arrestation de Ravachol et prouve sa culpabilité. Dans la foulée paraît le livre de Sir Francis Galton intitulé : Empreintes digitales, dont l’application dans la première décennie du XX° siècle va révolutionner les méthodes d’investigations policières qui s’appuient encore sur les déductions. Le moteur Diesel est mis au point. Henry Ford sort sa première automobile. Le mécanicien d’imprimerie Hippolyte Marinoni construit une machine tirant 12 000 exemplaires de journaux à l’heure en six couleurs différentes. Les lecteurs ont le choix entre 250 périodiques illustrés et le journal L’Illustration se vend à 100 000 exemplaires par semaine. Lorentz découvre les électrons. Dans Le Château des Carpathes Jules Verne pressent une invention à venir : la télévision. Hennebique construit le premier immeuble en béton armé. On célèbre l’invention d’un fusil à vitriol construit sur le principe des vaporisateurs de parfums. À Newhaven on a expérimenté une nouvelle mitrailleuse à tir rapide, qui crache 900 projectiles à la minute, ce qui va permettre à notre armée, en quête d’innovation, d’affronter vaillamment son altesse Béhanzin, roi du Dahomey, qui a adressé au commandant supérieur des forces françaises sur la côte du Bénin une véritable déclaration de guerre.

Le 26 avril, le Palais de Justice de Paris est gardé militairement par la troupe, et le prétoire est investi par la police lorsque Ravachol comparaît. En dépit des efforts du ministère public, Ravachol, défendu par maître Lagasse, obtient les circonstances atténuantes et récolte les travaux forcés à perpétuité.

Deux mois plus tard, Ravachol sera condamné à mort par la cour d’assises de Montbrison pour l’assassinat le 18 juin 1891 d’un vieil ermite, à Chambles, près de Saint-Chamond, meurtre qui lui a rapporté quelques milliers de francs. Il sera guillotiné dans cette ville, le 11 juillet à 4 h 5 du matin.

Le danger semble circonscrit. Le Tout-Paris reprend ses habitudes. Au théâtre du Châtelet Les Enfants du Capitaine Grant affichent complet. Le beau monde se presse à l’Opéra pour assister au Guillaume Tell de Rossini, et surtout pour se montrer. Les dames ont adopté la longue blouse moscovite avec ceinture byzantine passée derrière sous le pli Watteau qui tombe flottant, les manches sont russes, c’est-à-dire amples jusqu’au coude. Toutes les étoffes genre crépon et les vrais tissus turcs sont très « Kremlin ». Ce mot russe fait fureur depuis la visite de la flotte française à Kronstadt dans le golfe de Finlande. À la foire aux pains d’épice, on peut même déguster des tsars en pain d’épice que l’on vend aux cris de : « Demandez l’amitié franco-russe ! »

D’après de récentes statistiques Paris serait la ville d’Europe qui possède le plus grand nombre d’arbres. Posséderait-elle également le plus grand nombre d’indigents ? On en recense 41 000, dont 4 400 dans le XI° arrondissement, le plus peuplé et le plus misérable de la Ville Lumière. Cependant les conditions de travail de la classe ouvrière progressent. Le 2 novembre 1892, on vote, après cinq ans d’allées et venues entre la Chambre et le Sénat, une loi qui élève à treize ans l’âge d’embauche dans les ateliers industriels et les mines. La durée du temps de travail est limitée à dix heures par jour pour les moins de dix-huit ans et à onze heures pour les femmes de plus de dix-huit ans. Le repos hebdomadaire est étendu à tous les moins de dix-huit ans et aux femmes. Le nombre des inspecteurs du travail est augmenté, ils deviennent un corps d’État. Malheureusement, cette loi est mal appliquée ou pas du tout.

Dans le Tarn, à Carmaux, les mineurs entament leur quatrième mois de grève. En septembre, les casseuses de sucre des raffineries de betteraves en font autant, motivées par des affiches stipulant qu’ à l’avenir elles ne seront plus payées que 50 centimes les cent kilos au lieu de 60 centimes.

Jules Huret écrit dans Le Figaro : « L’ouvrier est transformé, sous le régime capitaliste, en quasi-automate, et le bourgeois en actionnaire passif. Des colonies se fondent, de jeunes nations se développent, on mesure mal les besoins, on engorge les moindres débouchés, on spécialise à l’aveuglette, on surproduit néfastement. De là, mille ruines qui se répercutent d’un continent à l’autre. […] De là, tout le monde devient socialiste, Nini-patte-en-l’air, Maurice Barrès, le pape. »

En effet, Léon XIII publie une encyclique rédigée en français : Au milieu des sollicitudes, qui explique aux évêques ébahis que « la République est une forme de régime aussi légitime que les autres ».

L’affaire de Panamá se poursuit. Delahaye est interpellé à la Chambre le 19 novembre, le lendemain Reinach meurt dans des circonstances mystérieuses, une commission d’enquête est constituée. Loubet et Rouvier démissionnent, un duel oppose Clemenceau à Déroulède.

Certains prônent le réveil intellectuel du sentiment religieux, ce sont les néocatholiques, dégoûtés des excès du naturalisme que Pierre Loti, reçu membre de l’Académie française, vient d’exécuter en sourdine dans son discours de réception. En février il a publié Fantôme d’Orient, ce qui lui vaut cette flèche du Parthe relevée dans La Vie parisienne : « Pierre Loti, le dernier académicien ayant narré jadis une histoire de femme qui lui était arrivée, éprouve le besoin de nous le rappeler. »

Les critiques de M. Pierre Loti ne nuisent en rien aux ventes du dernier roman d’Émile Zola La Débâcle qui suscite d’acerbes polémiques dans les revues et particulièrement au sein de l’armée. En librairie on peut également se procurer Bruges-la-Morte de l’écrivain belge Georges Rodenbach, La Vie littéraire et L’Étui de nacre, d’Anatole France, L’Écornifleur, de Jules Renard, Pelléas et Mélisande, de l’écrivain belge Maurice Maeterlinck, France-Belgique, texte posthume de Victor Hugo, Liturgie intimes, de Paul Verlaine. Les adolescents se délectent à la lecture de La Guerre sous l’eau, roman d’anticipation de Georges Le Faure, dont l’action se déroule à bord d’un sous-marin torpilleur révolutionnaire, le « Vindex », en lutte contre les Allemands spoliateurs de l’Alsace-Lorraine. Bien entendu Le Château des Carpathes fait un succès. Quant à MM. Paul Bourget : Terre promise et Marcel Prévost : Lettres de femmes, « ils demeurent les secrétaires informés et discrets du cœur féminin, les observateurs exacts et cruels de mondanités ».

Décidément la mode s’acharne à imposer son diktat aux élégantes. Que d’accessoires pour répondre aux canons érotico-esthétiques de l’époque ! Mousselines, multiples jupons, rubans et garnitures bardent le corps des femmes. L’indispensable corset achève de les transformer en sylphides. Un médecin dira à propos de cet instrument de torture : « Il est des femmes, qui, au déshabillé le soir, en proie à des sensations cuisantes, se déchirent la chair de leurs ongles roses, ce qui n’est pas convenable. » Cet accessoire est responsable de céphalées, de gastralgies, d’avortements. Anna Judic, une actrice d’opérette, écrit : « Je dois au corset une joie quotidienne, car l’ennui de le mettre tous les matins n’est pas comparable au plaisir de l’ôter tous les soirs. »

La ballade de Gros Claude l’utilise pour brocarder les tarifs douaniers protectionnistes instaurés par Jules Méline :

L’agriculture périssait

L’industrie était en souffrance

Méline soutint d’un corset

Les deux mamelles de la France.

Ces deux mamelles on peut les admirer « pour de vrai » à la Société des artistes français au palais des Champs-Élysées où le peintre académique William Bouguereau donne à voir Le Guêpier : une femme dépoitraillée entourée d’anges nus et grassouillets.

Les amateurs d’art peuvent également visiter les deuxième et troisième expositions nabi. Les Nabis (chez les prophètes hébreux : homme inspiré par Dieu) sont de jeunes peintres indépendants qui veulent s’affranchir de l’enseignement officiel. Toulouse-Lautrec peint La Femme au boa. À la galerie Durand-Ruel, Monet expose Les Peupliers. Yvette Guilbert, Coquelin, Sarah Bernhardt, Paulus s’exposent également, ils font de la publicité pour les pastilles Géraudel.

Au matin du 28 septembre 1892, tous les trottoirs des Grands Boulevards jusqu’à la place de la République sont couverts d’une banderole Le Journal collée pendant la nuit. À dix heures du matin 200 000 exemplaires du premier numéro de ce nouveau quotidien sont vendus. Le Journal a été fondé par un journaliste nantais brasseur d’affaires, Fernand Xau, qui ne tarde pas à racheter le Gil Blas et Le Soleil. Il inaugure un régime de contrats très lucratifs, qui attire les plus célèbres écrivains de l’époque, de toutes tendances politiques, entre autres : Émile Zola, François Coppée, Octave Mirbeau, Jean Lorrain, Guy de Maupassant, Henri Becque, Maurice Barrès, Léon Daudet, Edmond Rostand, Jean Richepin, Séverine… « La plus grande famille de gens de lettres qu’un quotidien réunira jamais. »

Le 8 novembre 1892, au moment où la grève de Carmaux bat son plein, un jeune homme déguisé en femme dépose une bombe au siège social de la Compagnie des mines, avenue de l’Opéra. La bombe, découverte par le concierge de l’immeuble, est transportée au commissariat de la rue des Bons-Enfants où elle explose, tuant le secrétaire du commissaire de police et trois agents. C’est dans Paris un redoublement de stupeur, et la marmite à renversement devient un sujet d’épouvante.

— Nous voici revenus au temps de l’homme des cavernes ! s’exclame M. Tout-le-Monde qui n’a pas manqué de faire un tour en famille dans la nouvelle galerie du Muséum d’histoire naturelle où il a pu contempler la mâchoire de son lointain ancêtre trouvée par Boucher de Perthes.

A-t-il entendu parler de Vamireh, le roman préhistorique de Joseph Henri Rosny aîné ? Peut-être a-t-il lu quelques années auparavant dans Les Xipéhuz, du même auteur :

« Le triomphe de l’homme ne fut que celui de ses deux mains : elles lui firent un cerveau qui, tout d’abord, n’était pas plus subtil que celui des animaux supérieurs. »

La préhistoire scientifique voit le jour au XIX°siècle, grâce à de nombreuses découvertes et au perfectionnement de nouvelles méthodes. Trois ouvrages provoquent un grand retentissement : La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle de Charles Darwin (Londres 1871, traduction française 1872), Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles d’Ernst Haeckel (Berlin 1868, traduction française 1872), suivie d’Anthropogénie ou histoire de l’évolution humaine, du même auteur (Leipzig 1874, traduction française 1877).

Ces spéculations sont violemment combattues par les dépositaires de la science orthodoxe. Savants et hommes d’Église s’en tiennent exclusivement à l’interprétation de la Genèse et rejettent la théorie de l’évolution : l’homme est une création divine et le déluge universel un article de foi interdit à la discussion. Les tenants de l’orthodoxie religieuse ont réussi le tour de force de dater avec une précision d’horloge les divers événements contenus dans la Genèse. Ainsi, selon eux, la création du monde aurait eu lieu très exactement en 4963 avant Jésus-Christ, et le Déluge en 3308 avant Jésus-Christ.

Des controverses passionnées se déchaînent : la position de la science officielle et de l’Église peut se résumer par l’affirmation du comte de Maistre : « La Genèse suffit pour savoir comment le monde a commencé. » Pour les adversaires de Darwin et ses pairs, l’idée que l’ancêtre de l’homme puisse être un singe équivaut à nier l’existence de Dieu et aboutit à l’agnosticisme, c’est une hérésie.

Reprenant les théories de Lamarck sur l’origine animale de l’homme, Ernst Haeckel affirme l’existence d’un intermédiaire morphologique entre les singes supérieurs et l’homme qu’il désigne sous le nom de Pithécanthrope. Cependant « personne n’a la moindre idée du lieu où ce singe-homme, élaboré avec tant d’imagination et représenté sur tant de jolies images, pouvait avoir vécu52 ».

Ernst Haeckel a été frappé par la similitude stupéfiante entre les embryons humains et ceux du gibbon. Il suppose donc que cet être intermédiaire, ce « chaînon manquant » entre le singe et l’homme peut avoir vu le jour dans des régions où l’on trouve encore des gibbons primitifs.

Un jeune Hollandais de vingt-huit ans, Eugène Dubois (1858-1940), lecteur d’anatomie à l’université d’Amsterdam, est possédé par la passion de l’homme préhistorique. Il a lu les travaux de Haeckel. Son but : trouver pour prouver et démontrer une vérité à partir de vestiges paléoanthropologiques. Il espère découvrir une forme intermédiaire entre le singe et l’humain dans l’archipel indonésien, la patrie des gibbons.

En 1887, il parvient à se faire nommer chirurgien militaire au service colonial des Indes néerlandaises, à l’hôpital de Padang (Sumatra). Pendant ses loisirs, il entreprend des fouilles.

Au cours de l’automne 1891, à Java, dans la région du centre-nord de l’île, près d’un petit village du nom de Trinil, au bord de la rivière Solo, il découvre la troisième molaire supérieure droite d’un singe-homme, puis, quelques semaines plus tard, il met au jour une calotte crânienne très aplatie comportant un fort bourrelet sus-orbitaire. Ce crâne est trop grand pour se classifier dans celui des anthropoïdes et trop petit pour être celui d’un être humain. L’année suivante, il découvrira le fémur de ce qu’il pense être le pithécanthrope. Pour lui, cet être a vécu il y a un demi-million d’années.

Il publie sa découverte (qu’il baptise Pithecantropus erectus, une forme de transition javanaise de type humain) en 1894. Un an plus tard, les sommités paléontologiques internationales réunies en congrès, à Leyde, concluent : « D’importantes divergences de vues entraînent généralement l’incertitude et le doute. Mais dans le cas présent, on peut les considérer comme autant de nouvelles présomptions en faveur de cette forme intermédiaire, le pithécanthrope. »

De nombreuses controverses naissent à propos de la découverte de Dubois et le pithécanthrope n’est pas admis sans réticences comme type appartenant à la lignée humaine.

Eugène Dubois, partout attaqué, se retire, empli d’amertume, et garde définitivement sous clé toutes ses découvertes rapportées de Java. Jusqu’en 1900, ses collaborateurs restés sur place continuent à lui envoyer de nombreuses caisses emplies de fossiles qu’il ne montre à personne.

Entre 1936 et 1941, le paléontologue J. H. R. von Koenigswald découvre après sept ans de fouilles trois nouveaux crânes et une mâchoire inférieure de pithécanthrope.

Eugène Dubois termine sa carrière à l’université d’Amsterdam, où il a été nommé en 1898, il y enseigne la minéralogie.

De nos jours le pithécanthrope n’est plus considéré comme le « chaînon manquant » car son squelette est celui d’un homme encore très primitif, mais néanmoins d’un homme. On sait maintenant d’après les plus récentes découvertes que l’évolution vers l’humanité a débuté bien plus tôt que ne l’avaient imaginé Darwin et Haeckel.