CHAPITRE XV
Lundi 18 avril
En ce lundi de Pâques, la librairie était fermée. Tôt le matin, Victor avait téléphoné à Kenji pour lui narrer les résultats de son enquête. Il comptait mettre le grappin sur le sculpteur d’os, l’après-midi, aux environs d’un des deux cafés mentionnés par l’Italienne. D’autre part, il avait révisé ses conclusions depuis qu’il était certain que la camériste Lucie Robin avait, elle aussi, été supprimée. Il se proposait de faire un saut du côté de la rue Charlot.
— Soyez très prudent, Victor. Informez-moi régulièrement. Je serai de retour d’ici une heure, le temps d’avertir Joseph de vos démarches.
Kenji raccrocha, soucieux, sans remarquer qu’une frêle silhouette descendait l’escalier à vis.
— Monsieur… je peux vous parler ? s’enquit une petite voix.
Vêtue d’une chemise de nuit trop grande, le visage livide, Yvette ressemblait à un fantôme.
— Vous devriez vous couvrir, vous relevez de maladie, bougonna Kenji, mal à l’aise en présence de cette gamine. Où est Mlle Iris ?
— Elle prend un bain… Votre ami le photographe, il a dit que papa est à l’hôpital, mais ce n’est pas vrai.
— Je sais, dit Kenji en lui mettant sa redingote sur les épaules.
— Tans pis si papa se fâche parce que j’ai désobéi, je veux rentrer à la maison.
— Vous n’êtes pas bien ici ?
— Si, mais… Papa doit me chercher partout.
— Non, non, il est… prévenu… et… bredouilla Kenji, consterné d’avoir à annoncer à la gamine qu’elle ne reverrait jamais son père.
La sonnerie du téléphone lui sauva la mise.
— Retournez vite vous coucher. Je réponds, et je vous rejoins. Allez, décampez !
Elle hésita, posa la redingote sur une chaise et remonta au premier.
— Allô ? Ah, c’est vous ! Merci d’avoir appelé. Je note.
L’écouteur à l’oreille, il s’empara d’un livre de commandes.
Il se nomme Dubois. Il est hollandais. Les inondations l’ont contraint à cesser ses recherches cet hiver. Il les a reprises il y a peu. L’enjeu est de taille. En octobre 1891, il a découvert un…
À mesure que son interlocuteur lui fournissait des explications, ce qui n’était qu’une ridule au coin des lèvres de Kenji s’accentua en un franc sourire.
L’air était vif et frais. Odeur de printemps. À gauche du marché des Enfants-Rouges, rue Charlot, un marchand ambulant somnolait, bercé par le brouhaha et un soleil discret. Depuis que Victor, posté à proximité, surveillait le numéro 28, le comptoir à quatre roues débordant de bas, de chaussettes et de gants n’avait attiré qu’un moutard affublé d’un costume russomarin, les mains poisseuses de réglisse. Victor s’écarta, peu désireux d’entrer en contact avec ce chérubin. Une femme chargée d’un panier déboula de l’hôtel particulier et se planta à côté du moussaillon.
— Combien, ces mitaines ?
Assoupi sur son pliant, les coudes aux genoux, la casquette sur le nez, le camelot entrouvrit les paupières et eut un geste évasif assorti d’un « dix sous ».
Victor pensait avoir identifié la cuisinière décrite par Joseph, en cette personne résolue, aux rotondités moulées dans un paletot de faille noire.
— Ne seriez-vous pas Mme Bertille Piot ? hasarda-t-il alors qu’elle renonçait à regret aux mitaines.
Elle acquiesça et se souvint d’avoir croisé cet homme en train de converser avec l’ancêtre.
— Je m’apprêtais à visiter M. de Vigneules et…
Il lui prit le bras et l’entraîna à l’intérieur du marché. Ce quidam imposant qui arpentait le trottoir opposé, il aurait juré que c’était l’inspecteur Lecacheur !
— Je ne vous permets pas de… commença Bertille Piot en se dégageant incontinent.
— Excusez-moi, c’est à cause de ce gosse, il allait tacher votre paletot de ses doigts gluants – ah, la jeunesse d’aujourd’hui !
Radoucie, elle marcha jusqu’à un étal de légumes, soupesa une botte de poireaux.
— Je vous conseille d’esquiver le vieux toqué, il est chamboulé au point de devenir bègue, il a fallu lui chercher les mots au fond de la gorge. Dieu m’est témoin qu’on est habitué à ses galimatias, mais celui-ci, il est superlatif ! Je suis d’avis que la mort de Monsieur lui a nettoyé ce qui lui restait de raison.
S’ensuivit un échange de propos discourtois avec la maraîchère exaspérée de voir manipuler ses denrées, que Bertille Piot traita entre ses dents de vieille limande. Elle se vengea en accordant ses faveurs à la concurrence, incarnée en un patriarche aux vêtements grisâtres. Victor assista patiemment à ses emplettes.
— Il porte le deuil de sa blanchisseuse, mais question qualité, c’est du surchoix.
— Vous avez laissé votre récit en plan. Qu’est-il arrivé à M. de Vigneules ?
— Il était dans sa cave, comme chaque matin à l’aube, occupé à rabâcher ses orémus aux oreilles de ses cabots médusés, quand soudain, au moment où il se baissait afin de poser son bougeoir, un coup de feu a claqué au-dessus de sa tête. Ni une ni deux, il a cavalé au premier en glapissant pire qu’un putois. Mme Gabrielle qui est tout sauf une tendre, faut l’avouer, l’a assaisonné, et M. Wallers a rugi que l’ancêtre devenait un tel cataplasme qu’il allait le boucler une bonne fois au sous-sol. M. Dorsel, qui a toujours été prévenant envers ce pauvre M. Fortunat, l’a obligé à s’asseoir et à lui déballer le problème, ça a pris du temps. Ils ont appelé le docteur qui a prescrit une double dose de calmant. M. Fortunat en a pour un bout de temps à roupiller.
— Peut-être a-t-il dit la vérité ? suggéra Victor.
— M. Wallers est descendu à la cave, il l’a passée au peigne fin, il n’a rien décelé d’insolite. Bon, j’ai mes courses, moi.
— Juste une précision. Lucie Robin s’entendait-elle bien avec vos employeurs ?
— Pourquoi vous parlez d’elle à l’imparfait ?
— Elle est partie, non ?
— Ça s’est déjà produit, et elle est revenue. Cette fille-là, c’est une aguicheuse, sous ses dehors de sainte-nitouche. Elle les a allumés à tour de rôle, M. Antoine, M. Wallers et même l’ancêtre !
— Et M. Dorsel ?
— Lui ? Il vénère Mme Gabrielle, mais il semblerait qu’elle en pince pour son cousin.
— Vous n’avez pas l’air de le porter dans votre cœur, celui-là.
— À part M. Dorsel, j’en aime aucun, et M. Wallers moins que les autres. Il a les mains tellement baladeuses qu’un de ces quatre elles vont faire sécession !
Il la regarda inventorier l’étalage d’un boucher. Ber-tille Piot se trompait, la camériste ne reviendrait jamais rue Charlot.
Dans son veston droit de tweed boutonné haut et son pantalon à raies que complétait un melon à carreaux, Kenji avait la tournure d’un Anglais, si bien qu’Euphrosine faillit ne pas le reconnaître. Elle-même s’était endimanchée et, clou de son costume jaune d’or aux manches bouffantes, son chapeau rond agrémenté de larges coques de rubans tenait davantage du moulin à vent que du couvre-chef.
— Je vais à la messe à Saint-Sulpice. Si c’est Joseph que vous cherchez, il est à la remise, il préfère noircir des pages que blanchir son âme à confesse.
Pestant contre cette époque de mécréants, elle dut s’aplatir afin de franchir le seuil.
Kenji trouva Joseph en panne d’inspiration, hypnotisé par son porte-plume à réservoir comme s’il en attendait son salut.
— Patron ! Quelle surprise ! c’est la première fois que vous mettez les pieds chez nous ! Pardonnez le fouillis, je vais vous libérer un siège.
— Inutile, je préfère rester debout. Voici où nous en sommes.
Sans se départir d’une attitude guindée, il transmis à Joseph les informations de Victor. Au fur et à mesure qu’il les exposait, un coin de son esprit se félicitait d’avoir provisoirement mis de côté le pénible devoir d’apprendre à Yvette le triste sort de son père en incitant Iris à la distraire. Appâtée par le projet d’aller voir La Source enchantée, dernière illusion fantastique de Georges Méliès au théâtre Robert-Houdin, la gamine en avait oublié ses angoisses. Et, le temps d’un après-midi, Iris s’éloignerait de Joseph.
— Mince alors, encore un meurtre ! À croire qu’on les collectionne ! Pourvue que le patron attrape au filet cet artiste en osselets, qu’on y voie clair à la fin !
— Voir clair ? Ah, c’est la meilleure ! Ne vous imaginez pas que je sois aveugle, remarqua fraîchement Kenji.
Étonné, Joseph se leva.
— Pourquoi vous dites ça, patron ? J’ai fait quelque chose de mal ?
— J’espère que non. Cependant il serait regrettable que votre flirt éhonté avec ma fille vous menât trop loin.
Écarlate, Joseph crut que son cœur se paralysait.
— Le mot « flirt » est inadéquat, monsieur Mori, il s’agit d’amour.
— Ah ! Vous avouez !
— Nous n’avons commis d’autre écart que celui de succomber à un penchant irrépressible, protesta Joseph, heureux de se remémorer la conclusion d’un roman à l’eau de rose emprunté à sa mère.
Kenji exhala un soupir, désarçonné malgré lui par la grandiloquence de son commis.
— Eh bien, veillez à ce que ce penchant irrépressible reste circonscrit dans les limites de la décence. Dois-je vous rappeler qu’Iris est non seulement mineure, mais encore parfaitement écervelée ?
— Vous avez une drôle d’opinion de votre fille, patron.
— Je la connais depuis plus longtemps que vous. Si elle est prompte à s’enflammer, ses passions sont souvent des feux de paille, exaltés par ses propres chimères.
— Une chimère ! C’est ce que je suis, un bossu, autant dire un monstre ! s’écria Joseph, amer.
— Vous déformez mes paroles. Je n’ai jamais fait allusion à votre physique. Vous êtes aussi romantique qu’Iris, prêt à revêtir la personnalité de Quasimodo rêvant à Esméralda.
— Vous l’avez dit !
— Quoi ?
— Quasimodo. La belle et la bête. Merci, patron, merci beaucoup, maintenant je sais à quoi m’en tenir.
— Allons, Joseph, cessez ces enfantillages, vous êtes parfaitement conscient de votre pouvoir sur les femmes.
— Donc c’est parce que je ne suis qu’un minable commis. Mais un chien regarde bien un évêque !
— Ne m’attribuez pas ce jugement méprisant envers un état qui a été le mien. Je suis le père d’Iris, je dois la protéger contre des impulsions dont les conséquences pourraient être néfastes. Et je suis aussi responsable de votre conduite. Vous êtes tous deux trop jeunes, vous ignorez…
— Jeune, moi ! J’ai eu vingt-deux ans le 14 janvier. Et puis zut ! C’est pas un crime d’être jeune.
— Mais c’est parfois un handicap, conclut Kenji, pressé de couper court.
Il avait le sentiment d’avoir bien joué son rôle de père indigné. Puis il s’en voulut d’avoir tant noirci la situation. Il pensa qu’il vieillissait, s’inquiéta de ses cheveux grisonnants et songea sérieusement à les teindre.
— Si cela vous convient, venez à la librairie cet après-midi, nous en saurons sans doute davantage concernant cette coupe, lança-t-il en tournant les talons.
Joseph se rassit, remâchant sa rancœur.
— J’m’en tape !
Il aurait souhaité quelque événement spectaculaire pour calmer ses nerfs.
« Il me méprise, pensait-il. Ah, il rira jaune quand mon second feuilleton fera de moi l’homme du jour ! » Il écrivit rageusement :
Éleuthère grattait furieusement le sol humide du caveau. Son flair le trompait rarement. Soudain ses griffes tombèrent sur un os. Frida von Glockenspiel poussa un hurlement d’horreur…
Le ciel se couvrait de nuages. Un vent frais balaya le carrefour Buci où, de porte à porte, les concierges tenaient des conciliabules, et ce fut l’ondée. En un instant les consommateurs attablés aux terrasses des cafés s’éparpillèrent. L’émissaire se réfugia sous la tente d’une épicerie, se reprochant d’avoir eu la même idée que l’associé. Plus d’une heure qu’ils se morfondaient en escomptant l’arrivée problématique d’Osso Buco aux alentours du Procope. Se rendre directement à l’Académie des Tonneaux eût permis à l’émissaire d’agrafer l’Italien le premier. Trop tard, la proie pouvait pointer son museau d’un moment à l’autre.
L’averse se tarit, la rue de l’Ancienne-Comédie reprit son activité. Si le Procope attirait le soir de jeunes littérateurs réunis autour de Cazals, dessinateur et chansonnier ami de Verlaine, célèbre par son accoutrement 1830, seule une poignée de buveurs de kummel et de bière s’échouaient près du poêle ventru afin de digérer en paix leur déjeuner.
Lassé de piétiner, Victor se décida à cuisiner le serveur qui haussa les épaules, décrétant que le mangeur de macaroni ne suivait jamais d’itinéraire précis, qu’il proposait aussi bien sa bimbeloterie aux terrasses de La Source, du Voltaire ou du Soleil d’Or qu’à l’Académie de la rue Saint-Jacques, au gré de son humeur fantasque.
— Vous allez vous magner de long en large et au bout du compte qu’est-ce que vous aurez ? De l’os court ! Ah, elle est bonne celle-là ! s’écria-t-il en se tapant sur les cuisses.
Victor le planta là et fonça vers le boulevard Saint-Germain. Sans accorder un regard aux pignons vermoulus de la rue Dupuytren, il traversa le carrefour et se hâta le long de l’École de médecine. Un monôme d’étudiants lui barrait le passage. Fêtant Pâques à leur manière, les jeunes gens parcouraient le quartier en processions, auxquelles venaient se joindre des joueurs d’ophicléide et de trombone. Cochers et piétons se découvraient avec respect. Rongeant son frein, Victor en fit autant, imité par l’émissaire à califourchon sur sa selle de vélo. Ils se remirent en route sous un déluge de grêle.
Au plus étroit de la rue Saint-Jacques, accotée à une jolie façade Louis XIV, se nichait la boutique moderne d’un liquoriste. Victor eut beau scruter les parages, il n’aperçut nul pékin évoquant un sculpteur d’os. Découragé, il se résolut à entrer.
Cernés de parois garnies de tonneaux superposés, quelques tables et tabourets de bois accueillaient les auditeurs attentifs d’un bourgeois à redingote élimée pérorant avec force gestes. Victor alla s’accouder au comptoir près d’un échalas qui, bouche bée, poings aux hanches, buvait les paroles du tribun. Il commanda un verre de sancerre et demanda au patron si le dénommé Osso Buco était passé.
— Pas vu pas pris, voyez son poteau, j’écoute l’orateur, mon vieux ! fut tout ce que Victor obtint comme réponse, accompagnée d’un doigt pointé vers un être loqueteux au nez épaté, contemplant tristement son verre vide.
Muni de son blanc sec, Victor prit place entre l’homme et un chien bâtard noir et marron lui aussi perché sur un siège.
— Pardon de vous déranger, monsieur… commença-t-il.
— Pas de monsieur, juste Ma Gueule, c’est ainsi qu’on m’ connaît dans l’ secteur. Vous voulez mon portrait ? Y a qu’l’embarras du choix : Ma Gueule devant le Panthéon, Ma Gueule à côté de la Sorbonne, tenez, celui-ci est rien bath : Ma Gueule à la sortie des vêpres de Saint-Germain-des-Prés.
Un assortiment de caricatures maladroites s’étalait en éventail sous les yeux de Victor qui sélectionna, moyennant une pièce, l’esquisse au fusain d’un humain brachycéphale lorgnant une église convulsionnée.
— Très original, je cherche à me procurer un de ces objets que sculpte votre ami Osso Buco à partir d’os.
— Fait trop soif pour causer.
— Prenez donc mon verre.
Tandis que Ma Gueule sirotait le sancerre, Victor eut le temps d’examiner les artisans, camelots, dames mûres et poètes malchanceux qui constituaient le public du tribun. Celui-ci termina enfin sa harangue, salua, et fut convié par l’assistance à déguster une des liqueurs contenues dans des bocaux et des bouteilles intercalés entre les tonneaux.
— Bravo Caubel, très réussi ton laïus, L’effet de la syphilis sur les crapauds, ça valait la peine de s’en soucier ! brailla Ma Gueule qui expliqua à Victor :
— Ce Caubel de la Ville Ingan ,c’est un mince d’érudit, astronome, préparateur au Muséum, taste-vin à la Halle de Bercy, cuistot, tout ça à la fois ! Pas étonnant qu’il règne sur les quarante !
— Les quarante ?
— Les quarante tonneaux de notre Académie françoise ! rugit Ma Gueule, à demi étranglé de rire.
Lorsque Victor lui eut violemment frappé les omoplates afin qu’il recrache une bonne partie du vin, il poursuivit :
— Vous d’mandez après Osso Buco ? Cet abruti est un veinard, il doit porter d’la corde de pendu en guise de cravate, les rapins se l’arrachent ! J’ sais pas c’qu’ils trouvent de plus à sa trombine qu’ à la mienne. Un de ces quatre, le musée du Luxembourg débordera de Saint-Joseph, de Noé et de tartempions à tronche de rital ! Et v’là-t-y pas qu’il a été embauché pour figurer Vercingétorix !
— Par qui ?
— Une huile de l’Institut, un Georges Machin Chouette, le deuxième nom c’est çui d’un oiseau.
— Moineau ? Alouette ? Pinson ? Mésange ? énuméra Victor.
— Non, j’l’ai sur l’bout d’la bou… Bouvreuil, justement !
— Georges Timon-Bouvreuil, un disciple de Fernand Cormon, je crois. Où est son atelier ?
— Dans les beaux quartiers, du côté de la Muette, y m’ semble.
Victor le remercia d’une nouvelle consommation.
L’émissaire se plaqua contre la façade Louis XIV et ne remonta en selle que quand l’associé eut hélé un fiacre. Décidément, ce libraire avait juré de lui user les jarrets. Où courait-il à présent ? Pas d’autre option que de se suspendre à ses basques.
Victor se fit déposer place de Passy. Longeant la rue du même nom, il s’enquit auprès des commerçants du peintre chez lequel il désirait se rendre, et finit par apprendre qu’il résidait avenue Raphaël.
La chaussée de la Muette lui offrit ses ombrages jalonnés d’allées où pédalaient des cyclistes. Dans ce coin de ville paisible et opulent, semé de belles demeures, il avait le loisir de prêter attention à ses hantises. Deux mystères se dressaient en travers de sa vie depuis plusieurs jours. Celui de cette coupe semeuse de mort et celui de la lettre fusionnèrent en une image d’une précision photographique imposée à son regard intérieur : au sommet d’un trépied, la tête de Tasha lui souriait, énigmatique. Il s’arrêta un instant, serra les paupières sur ce mirage, parvint à s’en affranchir.
Il chemina un moment en proie à un état second. Un sifflement le rappela à la réalité. Un train haletait sur la voie du chemin de fer de ceinture. Il le dépassa, occultant le souvenir de Léonard Diélette.
Enfin il atteignit la villa prétentieuse de Georges Timon-Bouvreuil, aussi exténué que s’il avait arpenté la capitale à pied. Par bonheur, il possédait la faculté de récupérer rapidement, et ce fut presque dispos qu’il pria le majordome de l’annoncer. Le cerbère lut sa carte de visite d’un air pincé, et Victor dut insister avant qu’il ne libère le passage. On l’installa dans un petit salon où on lui recommanda de ne bouger ni parler, d’ici un quart d’heure les modèles auraient le loisir de se dégourdir les membres, et le maître de le recevoir.
La pièce où Victor était confiné tenait davantage du magasin d’accessoires que du salon. On y respirait la guerre à travers les âges, depuis les massues et les épieux alignés contre une bombarde, jusqu’aux escopettes, hallebardes et arbalètes, sans négliger les armes d’estoc et de taille. Des cuirasses corsetant des mannequins et des uniformes accrochés à des patères se disputaient le maigre espace, qu’achevaient de manger des casques d’époques diverses posés sur des formes. Victor avisa une tapisserie agitée d’un faible souffle. Il la souleva, la porte qu’elle masquait était entrebâillée et révélait une partie de l’atelier.
Il aperçut d’abord un chevalet soutenant un tableau de belles dimensions : à la lueur des feux d’un bivouac, quelques troupiers rêvaient aux armées triomphales de Napoléon défilant sous un ciel nébuleux. Derrière cette composition, tournés de profil, il distingua cinq hommes le long d’une estrade pourvue d’une barre d’appui à laquelle ils s’adossaient parfois. Si leurs majestueuses bacchantes et leurs braies avaient laissé planer un doute quant à leur identité, le coq empaillé que dressait à bout de bras le plus âgé d’entre eux l’aurait dissipé : c’étaient des Gaulois.
— J’en ai ma claque, je vais lâcher ! menaça l’homme au coq.
— Encore un effort. Cessez de broncher, sinon je vous mords ! riposta une voix glaciale venant de la droite.
Victor agrandit l’ouverture et découvrit le peintre, un quadragénaire mince et compassé sanglé dans un veston à col d’officier. Ses brosses et sa palette à la main, il était campé en haut d’un escalier face à une toile monumentale, un capitaine à la barre de son vaisseau.
— Cannibale, mâchonna Vercingétorix.
Le maître descendit au galop afin de juger l’effet de ses dernières touches, ce qui permit à Victor de remarquer les confortables snow-boots dont il était chaussé. Puis il regrimpa quatre à quatre, corrigea un détail, et décréta d’un ton lugubre qu’il accordait une récréation de quinze minutes.
— Ménagez les costumes ! cria-t-il aux modèles qui ôtaient leurs perruques blondes.
Victor regagna le vestibule de l’hôtel et se mêla aux Gaulois tandis qu’ils se dirigeaient vers une courette. Il n’eut pas de mal à repérer l’Italien, que ses cheveux blancs désignaient comme le doyen de la tribu. Il lui effleura l’épaule.
— Êtes-vous Osso Buco ?
Mortifié, le vieil homme le toisa et rétorqua d’une voix rocailleuse :
— Un peu de respect, vous parlez au défenseur de Gergovie !
Les autres ricanèrent en allumant pipes ou cigarettes.
— Dommage qu’on ne fasse pas poser les Romains et leurs ennemis ensemble, grand-père, j’aurais misé deux francs sur Jules César ! remarqua un jeune homme à tête de buse.
— Inutile de risquer un centime, puisqu’on sait que notre chef bien-aimé sera enfoncé au siège d’Alésia, constata un garçon affecté.
Osso Buco se contenta de cracher et suivit Victor à l’écart.
— Vous avez acquis hier auprès d’une compatriote un objet subtilisé à un de mes amis. Il s’agit d’une coupe constituée d’un crâne. Je suis prêt à vous la racheter, votre prix sera le mien.
— Pourquoi votre ami tient-il à une telle saloperie ?
— Un souvenir de famille.
— Des souvenirs de ce genre, merci, je jubile d’être orphelin ! C’est vrai que je l’ai eue entre les pognes, votre coupe, je croyais arriver à en tirer quelque chose, une tasse ou un cendrier. Quand j’ai pigé de quoi il retournait, je m’en suis débarrassé.
Victor se frappa le front, découragé.
— Vous auriez dû la rendre à la jeune fille au lieu de la jeter !
— Qui vous dit que je l’ai jetée ? Je l’ai pas gardée, c’est certain, pour qu’on m’accuse d’anthropophagie ! Je ne suis qu’un modeste habitant du passage Piémontési, je me loue au marché des modèles, place Pigalle, où ce mangeur d’hommes de Timon-Bouvreuil m’a embauché, trois francs par jour alors que les Français en palpent cinq ! Basta ! D’habitude, on me peint en costume de pêcheur breton ou d’ermite. Les jours où je ne joue pas les potiches chez les rapins, je propose aux amateurs mes productions artisanales, dont la matière m’est fournie par mon pot-au-feu.
— Quel rapport avec l’anthropophagie ?
— J’y viens. J’ai sculpté de tout, tibias, rotules, vertèbres ou pariétaux. J’en extrais cuillers à moutarde ou polissoirs à ongles, de ces os que j’ai rongés et qui appartiennent exclusivement à des ruminants. Mais jamais, au grand jamais, je n’utilise d’ossements humains ! Ce ne sont pas seulement la morale et la religion qui l’interdisent, c’est la loi ! Être soupçonné de dévorer mon semblable me vaudrait un séjour à perpétuité en taule !
— Je ne saisis toujours pas.
— Cette coupe, c’est un crâne de bébé. Quelle saleté !
— De bébé ? Vous divaguez, c’est la calotte crânienne d’un singe.
— Mon œil ! Je l’ai montrée hier soir à un étudiant en médecine, il a été formel : un crâne humain. C’est pour ça que je l’ai cédée à un voisin de la rue Houdon qui vend depuis les Rameaux sa charcutaille à la Foire aux jambons.
— Son nom ?
— Esprit Borrèze. À l’heure qu’il est, il a dû la refiler à son cousin, il est marchand de bimbeloterie à la Foire à la ferraille.
— Boulevard Richard-Lenoir ?
— Ouais, à la Bastoche.
Osso Buco empocha prestement une pièce de quarante sous.
— Merci de cet encouragement aux arts. Si je vous rencontre Boul’Mich, je vous gratifierai d’un cure-oreille ou d’un pique-notes en fémur de bœuf !
N’osant se réjouir, Victor quitta l’hôtel. Même si, une fois de plus, la coupe de John Cavendish paraissait à portée de main, le sort qui s’acharnait à la rendre aussi insaisissable que le Graal était de nouveau loisible d’opérer. Prévenir Kenji, vite.
Il se hâta vers la rue de Passy, excité au point d’en oublier Tasha. Un cycliste ne le perdait pas de vue.
Ils s’étaient donné rendez-vous devant la gare du chemin de fer de Vincennes. Arrivés les premiers. Kenji et Joseph décortiquaient des marrons chauds pendant qu’une marée de voyageurs se déversait autour d’eux. Un œillet à la boutonnière, un gandin coiffé d’un canotier agita un bouquet de lilas et fut aussitôt rejoint par une jeune femme en tenue pastel. Joseph se détourna du couple, jaloux de cette intimité étalée en public. Lui serait-il permis à l’avenir d’afficher ainsi sa tendresse envers Iris ? Il lorgna Kenji qui mastiquait, impassible, parmi les familles endimanchées. A cause de lui, leur amour s’étiolerait en baisers furtifs dans l’arrière-boutique jusqu’à ce qu’Iris, de même que Valentine, épousât quelque pschutteux à particule !
Un fiacre s’immobilisa, coincé entre une compagnie de gardes républicains et l’omnibus Bastille-Porte Rapp. Victor s’en éjecta et leva sa canne à leur intention. A peine s’ils échangèrent deux mots, il leur avait déjà conté l’essentiel au téléphone. Ils traversèrent la place saturée de véhicules et accédèrent au boulevard. Le soleil était revenu, et, à terre, le raclement des semelles dispersait une poussière blanchâtre.
Dès qu’ils se furent engagés au milieu des baraques collées les unes contre les autres, une odeur de lard grillé les fit saliver. Le royaume de cocagne qui les accueillit était dévolu à la glorification du fumage et de la salaison. Chapelets de saucisses pendus à des crochets, andouillettes figurant des tuyaux d’orgue, chœurs de saucissons emmaillotés de papier d’argent, tout chantait le bonheur des ripailles. En arrêt face à un :étalage de jambons enjolivés de feuillages, Joseph serait demeuré hypnotisé si Victor ne lui avait empoigné le bras.
— Venez, le temps presse !
Emporté malgré lui, Joseph manqua renverser un gamin livré à une crise de rage.
— Du sirop de groseille ! hurlait-il, ignoré de ses parents inclinés vers un régiment de boudins.
— Extra, mes crépinettes, elles fondent sous la langue, pas dans la poêle !
— C’est plus d’la galantine, c’est quasiment du beurre !
— Qui n’a pas son p’tit bout ?
Des commères et des gaillards en costumes régionaux ou en tabliers blancs s’époumonaient, un coutelas brandi afin de tailler des tranches offertes aux badauds. Sans lâcher Joseph, Victor avançait le nez en l’air et s’efforçait de repérer les pancartes portant les noms des commerçants.
— Kenji ! appela-t-il soudain.
Il tendait le doigt en direction d’une bande de calicot où, au centre d’une ribambelle de cochons, des lettres tracées à la peinture verte annonçaient :
ESPRIT BORRÈZE
Le Roi des Rillons Tourangeaux
12 rue Houdon Paris XVIII°
Joseph était captif d’une jolie Franc-Comtoise qui lui enfournait des morceaux de pâté entre les dents.
— Goûtez, monsieur, vous allez tomber en pâmoison !
Victor revint sur ses pas, arracha son commis à la marchande outrée et l’entraîna au comptoir où les attendait Kenji. Le teint cramoisi du sieur Borrèze, un gros garçon au rire tonitruant, le signalait de loin aux flâneurs.
— Un peu de fromage de tête, messieurs ? À moins que vous ne préfériez des rillettes ?
— Nous désirons récupérer une coupe qu’un certain Osso Buco vous a vendue. Il nous a laissé entendre que vous en feriez probablement profiter votre cousin.
— Il a tapé dans le mille, le vieux gredin ! J’l’ai fourguée à Jean-Louis Digon, qu’expose à côté, rayon occase.
— À quel endroit exactement ?
— Vous m’en d’mandez trop, on a traité au bistrot. Mais pas de danger de le louper, il est borgne, un bandeau noir sur l’œil, un vrai pirate !
Encadré de ses patrons, Joseph quitta à regret le paradis du jambonneau pour celui, moins alléchant, de la ferraille.
Les cahutes grises dont les planches abritaient les brocanteurs interrompaient quelquefois leur succession le long des allées. Le moindre espace était cependant investi soit de boutiques de toile, soit d’un torrent de vieilleries coulant à même le trottoir. Une foule affriolée à la perspective d’une affaire piétinait au coude à coude. Victor avait beau piaffer, le sur-place était de rigueur.
— Expliquez-moi ce qui les galvanise, ces traîne-savates ! Qu’on s’intéresse à la boustifaille, normal. Mais ce souk de Mathusalem… pas de quoi perdre la tramontane ! bougonna Joseph.
— Je suis d’accord, repartit Kenji. Cela confirme mon opinion relative à la décoration intérieure de l’homme occidental : incohérente et surchargée. Le plus curieux est de noter que ceux qui viennent de liquider une marquise de Saxe ou une pelle à feu héritée de leur arrière-grand-mère s’empressent de guigner un buste de Jean-Jacques Rousseau qualifié de pièce rarissime à la devanture d’un antiquaire. Les objets mènent la danse et valsent de logement en logement.
— La nature a horreur du vide, grogna Victor, résistant à l’envie d’inspecter un matériel de photographie accompagné de flacons et de cuvettes au centre d’une mallette flambant neuve.
De son côté, Kenji regrettait sa déclaration qui lui interdisait, en dépit de sa profession, de remuer un lot de bouquins où il eût peut-être pêché, à l’instar d’un ami libraire venu l’an dernier à la Foire, un Molière illustré par Boucher.
Un instant libérée, leur progression fut entravée parce qu’une fille chaussée de bottines à la mode avait jugé bon de se hisser au sommet d’un tas de caisses d’où elle présentait des articles à prix imbattables : serrures, clés, casseroles ou tisonniers corrodés dont elle vantait la modicité – deux fois moins chers qu’en boutique ! Joseph considéra pensivement les mollets gainés de soie exhibés lorsque la donzelle se trémoussait. Son regard glissa plus à gauche, accommoda sur une tache sombre, et confronta cette vision à l’information que lui transmettait son cerveau. Alors il s’ exclama :
— Là ! Le borgne !
Si l’éventaire de Jean-Louis Digon regroupait fraternellement des objets aussi disparates que chaussons de ballerine et caïman empaillé, il témoignait toutefois d’une prédilection envers les parapluies usagés.
— À dix francs ! À cinq francs le pépin ! Allez, on brade, trois francs, madame, bien sûr que non les baleines ne sont pas rouillées, pas plus que celles de votre corset, ma mignonne, et pourtant il en a du boulot avec cette stature de déesse, Aphrodite en personne ! C’est pas ce monsieur qui me démentira ! lança le borgne en montrant une matrone épanouie à Kenji.
Celui-ci se baissa, souleva un tricorne mangé aux mites et s’empara d’un récipient que ni Victor ni Joseph n’avaient encore avisé.
— Combien ?
Le borgne se désintéressa incontinent de la déesse au parapluie.
— Cet ustensile, très estimable monsieur, est, nonobstant son étrangeté, une perle rare, un calice exotique où de toute évidence un Patagon a préparé le breuvage empoisonné au sein duquel il trempait la pointe de ses sagaies avant de partir à la chasse au pécari dans les forêts d’Amaz…
— Combien ? répéta Kenji avec un reniflement dédaigneux.
Privé de son improvisation, le borgne referma la bouche après avoir articulé :
— Dix francs.
Kenji le régla de deux pièces d’argent.
— Vous… vous ne marchandez pas ?
— Inutile, ne s’agit-il pas d’un calice patagon ?
— Attendez, je vais vous l’envelopper !
— Ça ira, répliqua Kenji qui déjà fendait la presse, sous le regard câlin d’Aphrodite.
Joseph faillit donner l’accolade au camelot dont le bagout l’avait laissé pantois. Le départ de ses patrons lui en ôta le loisir. Il peina à les rattraper, pestant contre leur tyrannie.
— Vous l’avez payé beaucoup trop cher, votre calice patagon ! C’est de la camelote. Vous jetez le pognon par les fenêtres, maugréa-t-il.
Sans ralentir, Kenji lui retourna son compliment.
— Ah ? C’est votre avis ? Dommage que vous l’ayez gardé secret au lieu de me conseiller. Tant pis, je retiendrai cette somme sur vos gages.
La fureur de Joseph l’aveuglait au point qu’il traversa d’une traite la Foire aux jambons, la bouche débordant d’injures impossibles à proférer. Enfin, alors que la place de la Bastille déroulait ses embouteillages, il aborda la chaussée au pas cadencé, savourant d’avance le serment solennel qu’il allait balancer à Kenji dès qu’il serait à sa hauteur :
« Puisque c’est ça, patron, demain matin je vous servirai votre paquet, chacun son tour, ça fait un bail que je brûle de vous déballer ce qui me pèse, et quand j’aurai fini, j’enlèverai votre fille ! »
Il n’entendit pas Victor lui conseiller de digérer ce qui n’était qu’une plaisanterie, pas plus qu’il ne perçut le grincement d’une bicyclette roulant aussi vite que les encombrements le lui permettaient. Un frôlement l’avertit qu’un véhicule à deux roues le rasait, il voulut insulter le pékin, vit l’engin fondre sur Kenji. Un bras jaillit, arracha la coupe, le vélo rebondit, gagna de la vitesse, pila devant le Vincennes-Louvre et se coucha en travers du pavé sous les clameurs du cocher et des voyageurs de l’impériale. Le cycliste se redressa, serrant toujours la coupe contre lui, abandonna son engin, et contourna l’omnibus, Victor sur ses talons. Empêtré au milieu d’un attroupement, Kenji réussit à se dégager. Bon dernier, Joseph se sentait pousser des ailes et zigzaguait entre les fiacres et les voitures, sourd aux anathèmes déversés par les collignons. Où cavalait donc ce zèbre de malheur ?
« Ma parole, il va se précipiter dans la gueule du loup ! Non, il n’est pas assez idiot pour…»
C’était bien vers la colonne de Juillet que se dirigeait le voleur. Allait-il s’y engouffrer ? Un gardien en protégeait l’accès, les bras écartés. Il y eut une détonation, le gardien hurla, le voleur disparut, Victor aussi.
Une seconde détonation claqua.
La balle avait atteint Victor au côté droit, lui faisant faire une pirouette. Kenji passa en trombe près de lui sans remarquer qu’il était touché et disparut dans l’escalier aux trousses de son voleur. Pendant quelques secondes Victor ne bougea pas. Puis il se sentit tomber à l’instant où Joseph déboulait.
— Patron, non !
Victor fit rouler son corps avec effort, s’appuya à la paroi et se retrouva debout, titubant. Il tenta de desserrer sa ceinture, y renonça et retomba. Les paumes appliquées à son flanc, il sombrait lentement, ses yeux se fermèrent.
— Patron, patron, vous êtes blessé ?
— Pas grave… Une éraflure… Kenji…
— Patron, vous saignez, il vous faut un docteur, gémit Joseph.
Victor battit des paupières et rouvrit les yeux. Il vit le visage de Joseph crispé d’inquiétude.
— Kenji… besoin de vous, souffla-t-il.
— Oh, patron !
— Courez… vite… urgent…
Des voix autour de lui… Une faiblesse presque agréable… Des murmures étranges, semblables au bruissement des arbres… Puis la nuit noire.
L’escalier était plus large et clair que Joseph ne l’imaginait. La vision de M. Legris couvert de sang décuplait ses forces, mais deux cent quarante marches en colimaçon gravies le souffle court produisirent sur lui un effet similaire au vin absorbé cité Doré. Lorsqu’il déboucha sur la plate-forme, ses pensées avaient perdu toute cohérence. Il vacilla de droite à gauche. Ébloui par la lumière, son univers était déformé, distordu, strié d’éclairs fulgurants. Le sang lui battait furieusement aux oreilles.
Un cri assourdi le ramena sur terre. Sous ses yeux se déroulait une scène irréelle. D’une poigne ferme, Kenji maintenait haut dressé le bras du voleur qui tenait une arme à feu. Le cœur près d’exploser, Joseph ne pouvait esquisser le moindre mouvement. La riposte du voleur fut imprévue. Il cessa de résister, se fit mou comme une chiffe, puis recula vivement et balança son pied entre les jambes de Kenji. Plié en deux par la douleur, celui-ci tomba à genoux et ne put éviter un coup de crosse à la tempe. À moitié étourdi, il s’écroula. Joseph perçut un déclic, il vit le canon du revolver pointé sur la nuque de son patron, le doigt allait presser la détente. Une rage meurtrière s’empara de lui, il se rua en avant en se débarrassant fébrilement de sa veste, la jeta par-dessus la tête du voleur et tira en arrière. La balle manqua Kenji de peu, l’arme tomba au sol.
Le voleur se démenait tant et si bien qu’il finit par se dépêtrer de la veste. Il se baissa, bouscula Joseph, plaqua une main contre sa gorge et l’envoya par terre d’un croc-en-jambe. Joseph se retrouva étalé sur le dos. Assis sur sa poitrine, le voleur l’écrasait de son poids.
Brusquement il lui expédia un direct. Joseph sentit à peine la douleur. Il empoigna les cheveux de son agresseur, lui ramena la tête en avant et se dégagea. Le voleur le rattrapa, l’accula contre le garde-fou et, le saisissant à bras le corps, le hissa lentement. Joseph se tortillait tandis que l’homme le culbutait dans le vide, son buste oscillait par-dessus la rambarde. Cinquante-deux mètres en contrebas la place sillonnée de points en mouvement, le ruban métallique du canal Saint-Martin, les deux foires et le faubourg Saint-Antoine chaviraient. Joseph sentait la syncope l’envahir Il réussit à la combattre, ses bras s’agitèrent frénétiquement, il exécuta un rétablissement désespéré, se cramponna aux épaules du voleur et poussa de toutes ses forces.
Il n’assista pas à la chute. Aussi, des mois plus tard, quand un cauchemar récurrent le tirait en nage de son sommeil, s’étonnait-il d’avoir visualisé une fois encore l’interminable plongeon d’un homme qui s’écrasait au pied de la colonne. Cette descente aux enfers se déroulait sur un tempo ralenti.
Kenji reprit connaissance au milieu d’un univers gris bleuté.
— Monsieur Mori ! Monsieur Mori, vous n’allez pas me faire ça ! Réveillez-vous ! C’est moi, votre commis, Joseph !
Kenji, la tête bourdonnante du coup reçu, secoua la torpeur qui menaçait de l’engourdir, et tenta de se redresser. Une vive douleur le plia en deux.
— Merci, Joseph, je vous dois la vie, dit-il faiblement, une main posée sur son bas-ventre. Aidez-moi à me lever…
— Patron, c’est affreux, j’ai… j’ai tué un homme ! Je l’ai poussé, il a fait le grand saut. Je l’ai reconnu à ses lunettes noires ! Ce type, c’était celui qui m’avait laissé la carte de visite de M. du Houssoye… Mon Dieu, je suis un assassin !
— Reprenez-vous, mon petit. Légitime défense. La coupe ? souffla Kenji.
— Elle n’est pas là. Il a dû la garder sur lui.
Joseph jeta un regard de reproche à Kenji. Comment pouvait-il se préoccuper de ce bol quand M. Legris était peut-être mort ?
Allongé la face collée au pavé, le corps déjeté de Charles Dorsel implorait une ultime grâce divine. De la poche de sa veste avait fusé, explosée sitôt que retombée à terre, la coupe de John Cavendish. Une petite tête de chat en obsidienne roula auprès d’une fillette qui la ramassa et la fourra au fond de sa poche, juste avant que sa mère ne commence à lancer des hurlements hystériques en attirant à elle son enfant. « Ce sera mon talisman pour toujours », se promit la gamine.