CHAPITRE XII

Samedi 16 avril

 

La nuit à l’asile avait été bénéfique. Reposée, les bottines cirées, revigorée d’une épaisse soupe aux pois, Anna s’était même vue gratifiée par l’administration d’une pèlerine, don d’une commerçante du quartier. Toutes les conditions étaient réunies afin qu’elle retournât chez elle. Cependant dès qu’elle eut atteint le trottoir, la peur lui tordit le ventre. Cela tenait à son rêve, un cauchemar au cours duquel Achille Ménager, la bouche ensanglantée, avait tenté de l’embrasser avant de se changer en un minuscule corbeau au bec enduit d’un poison mortel. Elle s’était réveillée alors qu’un jour sale maculait de gris le visage de sa vieille voisine de lit, secouée d’une toux sèche.

Ne sachant où aller, elle s’accota contre un mur, en retrait. Elle grelottait. Ses mains, qui serraient les pans de sa pèlerine, jetaient deux taches blêmes sur le tissu noir. Un homme à larges favoris déambulait d’un pas traînant. Il lui décocha une œillade, s’éloigna puis se ravisa.

— Dis donc, la môme, tu parais vannée, la nuit a dû être chaude, mais je suis sûr qu’il te reste assez d’ardeur. On monte ensemble. Tu viens ?

Soudain cabrée, elle s’échappa et se réfugia sous l’auvent d’une boulangerie.

— Laissez-moi, espèce de porc !

Furieux, le bourgeois prit les rares passants à témoin.

— Si ce n’est pas malheureux, se voir accosté par une marmite44 à dix sous en plein boulevard !

Il essaya de lui saisir le bras au moment où un jeune homme de haute stature sortait de la boulangerie.

— Attila, fléau de Dieu ! cria-t-il avec un fort accent du Sud-Ouest.

Attrapant le bourgeois au col, il le fit pivoter et l’expédia à deux mètres d’une chiquenaude. L’importun fila sans demander son reste, tandis que le sauveur d’Anna baissait les yeux vers elle et, soulevant son feutre Rembrandt couronnant ses cheveux longs, s’exclamait :

— Sainte Geneviève !

Interloquée, elle n’osait esquisser le moindre mouvement de crainte que cet inconnu, au cerveau visiblement dérangé, ne l’agressât à son tour.

— Rassurez-vous, mignonne, je suis sain d’esprit, c’est juste que vous ressemblez trait pour trait à l’héroïne de ma pièce, enfin telle que je me la représente.

— Votre pièce ? parvint-elle à articuler.

— Un drame en cinq actes intitulé La Vierge de Lutèce, je n’ai plus que deux scènes à rédiger.

— Oh ! Vous êtes écrivain ?

— Mathurin Ferrant, rimailleur, énonça-t-il en la saluant si bas qu’elle sourit malgré elle.

— Ventre-saint-gris ! Je constate que mes effets comiques remportent du succès. Peut-être devrais-je abandonner la tragédie.

Il tira un pain au lait de sa poche, le partagea en deux et lui en offrit la moitié.

— Et à qui ai-je l’honneur, gente damoiselle ?

— Je m’appelle Anna Marcelli.

— Patronyme indubitablement latin, la patrie de Dante, de l’Arioste et du Tasse ! Puis-je vous régaler d’un café français, madame ou mademoiselle Marcelli ?

— Mademoiselle.

Ils s’installèrent au fond d’une salle presque vide à une petite table couverte d’une toile cirée. La patronne, une blonde courtaude et dodue, leur servit deux grands bols de café crème auquel elle tint à ajouter deux tartines, parce que, expliqua-t-elle, elle aimait encourager les artistes.

— Merci, madame Noblat, je vous inviterai à la couturière de mon œuvre au Théâtre-Français, lança Mathurin en lui pinçant la joue.

Il attendit qu’elle regagne le comptoir et confia à Anna :

— Elle est persuadée que je suis sur le point de devenir célèbre et qu’ ensuite je l’ épouserai. Elle se trompe sur le second point !

Il s’esclaffa et aspira le contenu de son bol. Sans qu’elle comprît pourquoi, Anna se sentait réconfortée en compagnie de ce gaillard chevelu. Aussi quand il lui demanda si elle exerçait un métier, répondit-elle spontanément :

— Je suis musicienne. Je m’accompagne à l’orgue de Barbarie. J’interprète des mélodies italiennes ou françaises, certaines ont été composées par mon père. Il est mort. Quand je chante, même si je piétine dans la boue, je suis heureuse et je m’efforce d’insuffler ma joie à ceux qui m’écoutent. Souvent, ils reprennent le refrain en cœur, c’est un grand moment de bonheur.

— Comme moi, lorsque j’écris ! Je m’évade. Parfois je chevauche à travers steppes et forêts en hurlant : hiong ! hiang ! hun ! Je surpasse en férocité tout ce qu’on peut imaginer. D’autres fois, je suis Geneviève, j’exhorte les habitants de Lutèce à résister aux hordes barbares et je me sens illuminé d’une profonde paix intérieure. Nous étions faits pour nous entendre, serrez-moi la main !

Il faillit lui broyer les doigts, sa paume était chaude et ferme.

— Vous êtes gelée… Madame Noblat, un cognac ! Vous le mettrez sur mon ardoise.

Anna voulut refuser, mais Mathurin insista tant qu’elle se résigna à boire une gorgée d’alcool. Sa grimace le réjouit.

— Moi, j’avais froid, hier soir dans mon garni. Alors je suis allé dormir chez un collègue du lycée Voltaire où j’étais pion.

— Pion ?

— Surveillant. Hélas, j’ai été saqué il y a huit jours sous le fallacieux prétexte que j’avais lu un récit immoral aux élèves. Maupassant, immoral ! Il est vrai que j’ai également vendu des billets de loterie aux internes en leur promettant mon chapeau s’ils tiraient le numéro gagnant… Bah ! La vie est un chapelet de misères que le philosophe doit supporter en silence. Je décrocherai un autre boulot. Ah, ventre-saint-gris ! Je parle, je parle, vous devez être pressée d’aller pousser la ritournelle.

Elle se rembrunit.

— Impossible… Mon orgue est à la maison, et je n’ose rentrer. J’ai passé la nuit à l’asile.

— Je vois… Une dispute d’amoureux.

Il étrilla sa barbe entre son pouce et son index.

— Non, vous ne voyez rien. Hier matin, j’étais en train de déjeuner quand il y a eu…

— Pas un mot ! C’est votre secret, je le respecte. Ainsi que je vous l’ai conté, je manque de charbon, mais je suis pourvu d’un logement. Ce n’est pas le Grand Hôtel, quoique la vue sur la place Saint-André-des-Arts soit plutôt agréable. Si vous me promettez de ne pas piper pendant que je me battrai avec les alexandrins, je vous convie à partager ma mistoufle. En tout bien tout honneur ! Il me reste un plein cageot de patates. Vous prendrez le lit, je me contenterai du fauteuil. Qu’en pensez-vous ?

— C’est la plus belle proposition qu’on m’ait jamais faite.

— Alors topez là, mademoiselle Anna.

 

Le trajet en fiacre avait été propice à la réflexion. Quoiqu’il se contraignît à ne pas songer au but de sa course, Victor était aussi anxieux qu’un patient avide d’obtenir un diagnostic de son médecin.

— Suis-je malade ? Est-ce grave ? Vais-je guérir ?

En même temps, sa conscience lui soufflait que sa jalousie était le sel indispensable à la longévité de son amour envers Tasha. Tout comme cette nouvelle enquête pimentait une existence qui l’eût facilement ennuyé.

L’air retentissait du son des cloches, un soleil pâle illuminait la butte que gravissaient des couples venus s’aérer les poumons et manger une blanquette avant d’aller guincher. Des flots de ménagères s’agglutinaient autour des marchands de quatre-saisons qui ponctuaient l’alignement des charcutiers, des pâtissiers et des traiteurs.

Rue Tholozé, Victor bifurqua à droite. Il éprouva un pincement au cœur en poussant les battants du Bibulus à l’enseigne du Chien qui tète, gargote chère à son souvenir car il y avait nombre de fois retrouvé Tasha jusqu’à ce qu’elle déménageât rue Fontaine. S’il identifia aussitôt l’odeur de bibine qui imprégnait l’atmosphère, il fut déconcerté par la décoration. Firmin, le tavernier, avait troqué les trépieds et les tonneaux faisant office de tables contre des guéridons et des chaises cannées. Un percolateur orné de porcelaine à fleurs trônait au milieu du zinc. Sur les étagères se tenaient au garde-à-vous, en formations serrées, des bouteilles, ventrues ou effilées, des verres, des tasses impeccablement astiqués. Des becs de gaz remplaçaient les lampes à pétrole.

— Ave, Firmin, vous me remettez ?

Le gros homme au teint brique ajusta ses bésicles.

— M’sieu Legris ! Amen ! Vous n’avez pas bougé.

— Qu’est-il arrivé ici ? La guerre ?

— J’me suis marié, m’sieu Legris, ça explique tout. La patronne est méticuleuse. Moi, j’préférais l’bon vieux temps, mais on peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, s’pas ?

— Je cherche Maurice Laumier, il est là ? jeta Victor prêt à s’engouffrer dans l’étroit corridor qui menait à l’atelier.

— Ça, c’est du passé, adieu « Chapelle de Thélème », mon épouse a viré le beau monde, maintenant y a une académie de billard. Faut c’qu’y faut, hein ! C’est d’un triste ! Remarquez, je vais être bientôt papa, ça mettra d’l’ambiance.

— Félicitations, Firmin. Savez-vous par hasard où habite Laumier ?

— Il crèche là-haut, rue Girardon, numéro 15, près de l’allée des Brouillards, ça fait un bail que je ne l’ai vu…

Victor reprit son ascension en méditant un conseil du Bouddha ressassé par Kenji : Rappelez-vous qu’il n’est rien de constant si ce n’est le changement.

En cette fin de siècle le quotidien s’emballait, il ne s’écoulait pas un jour sans qu’une innovation apparût, sans qu’une mode ou un quartier sombrât dans l’oubli. Le XX°siècle piaffait à la porte, et Victor renâclait.

« Peut-être est-ce le propre de chaque vie : les grains s’accumulent au fond du sablier, tu sombres dans la nostalgie, signe que tu prends de la bouteille », songea-t-il.

 

Le logement de Maurice Laumier, situé au rez-de-chaussée d’une cour, était précédé d’un jardinet envahi de rosiers et de chats. Victor dut frapper à plusieurs reprises avant qu’une voix pâteuse ne mâchouille :

— Qui est là ?

Lorsqu’il eut décliné son identité, la porte s’entrebâilla puis marqua un arrêt comme si elle hésitait à révéler un homme ébouriffé et nu.

— Vous ? Quelle surprise !… Entrez. Mon vieux, vous avez interrompu des saturnales à faire rougir un champ de coquelicots.

Ils passèrent dans une chambre meublée d’un lit d’où émergeaient des boucles de cheveux noirs. L’humidité suintait des murs. Laumier enfila un pantalon et un tricot maculés de peinture.

— On caille, ici. Nous serons au chaud à l’atelier. Il se tourna vers le lit où, sous l’édredon, s’étirait la propriétaire des boucles noires, et dit :

— Mimi, t’iras puiser de l’eau, et après tu fileras rue Norvins demander au fruitier deux bols de soupe… Ou trois ? ajouta-t-il à l’intention de Victor, qui secoua la tête.

« Vous avez tort, primo parce que c’est gratuit, ce type-là c’est la providence des rapins fauchés, deuzio, parce que son potage aux légumes et au lard vous tient au corps jusqu’au soir.

La pièce attenante était emplie de toiles de toutes dimensions posées à terre, ou sur des chevalets, et consacrées à une femme brune dans sa splendide nudité, probablement celle qui s’habillait à côté. La facture présentait des similitudes avec celle de Gauguin, encore que les fonds fussent presque translucides à force d’avoir été délayés.

« Surexposé et flou », conclut Victor.

Laumier activa le tirage d’un gros poêle Gaudin contre lequel il se frotta voluptueusement. Au bout de quelques secondes, il en ouvrit la gueule et y versa un demi-sac de têtes de moineaux.

— Je revis.., Qu’est-ce qui vous amène ?

— Éclairez-moi. Tasha m’a parlé d’une exposition à Barbizon… J’aurais aimé la rejoindre, cependant je voudrais être certain de ne pas me fourvoyer.

— À Barbizon ? Possible. Il y a belle lurette que je n’ai plus droit aux confidences de Tasha. En tout cas, chantez victoire, elle a refusé mon offre de collaborer aux décors de Paul Fort.

— Je ne l’ai aucunement influencée.

Laumier haussa les épaules.

— Il suffit que vous fronciez les sourcils, et hop ! Elle se plie à vos desiderata. Je sais que je ne vous suis guère sympathique, Legris, mais rassurez-vous, je ne vais pas vous l’enlever. J’avoue avoir tenté ma chance, jadis, avant votre ère, magnus Victor. Ce fut un fiasco.

Le moral de Victor remonta d’un cran.

— Soyez franc, elle vous a plaqué ? demanda Laumier en bâillant.

— Ne vous réjouissez pas trop vite.

— Ma parole, vous vous prenez pour le nombril du monde ! Je m’en tamponne le coquillard, moi, qu’elle vous quitte. Si elle a franchi le pas, il se peut que ce soit une façon de vous suggérer qu’elle a besoin d’air.

— Vous me cachez quelque chose ! s’écria Victor.

Laumier éclata de rire.

— Soyez bon avec les animaux, ils vous mordent ! Je suis aussi pur que le pitoyable agneau de la fable, Legris, je me vas désaltérant, et cætera, et cætera… Je me décarcasse à dessiller vos yeux de puritain possessif tyrannique. Les évasions sont plus nécessaires à la survie d’un couple que la chaleur à celle d’un artiste.

Il tendit les mains au-dessus du poêle et poursuivit.

— J’en parle en observateur attentif, car moi, je prise modérément la vie à deux. Tasha, je la connais, elle est toquée de vous, et – pouah ! quel adjectif répugnant – elle est fidèle. Seulement, comme tous les privilégiés, vous boudez votre chance.

— Assez de morale, je vous prie. Vous avez éludé ma question.

— Laquelle ? ~ Ah oui, Barbizon, zon, zon, don- daine, dondon. Écoutez, si Tasha vous a dit qu’elle y exposait, c’est qu’elle y expose. Au lieu de vous mouliner la rate, sautez dans le premier train et enquêtez sur place, puisque vous doutez. Et n’oubliez pas votre appareil photographique, ainsi en cas de malheur vous prendrez des clichés : flagrant délit d’adultère, il y a bien des peintres dont c’est le thème de prédilection ! Sur ce, je vous délaisse, mon estomac proteste haut et fort, et allez donc voir à Chaillot si j’y suis !

Victor s’empressa de vider les lieux. Il exultait. L’exaspération de Laumier était un baume sur ses soupçons.

« Elle est toquée de moi ! Elle est toquée de moi ! »

Il fit quelques pas le long de l’allée des Brouillards où la succession des pavillons entourés de verdure lui donna l’impression d’être à Barbizon. Un bref instant, il ressentit une joie de vivre si intense qu’il s’envola hors de lui, enivré. Puis il réintégra brutalement son corps.

Pourquoi s’être précipité chez ce rapin ? Au fond, il ne lui avait rien appris qu’il ne sût déjà. Il ne lui restait qu’à rentrer rue Fontaine attendre le retour de Tasha, à moins qu’il ne décide de détourner d’elle ses pensées. Un saut au Passe-partout ferait peut-être progresser son enquête au sujet de la mort de Léonard Diélette ? Un miaulement lui fit lever la tête. Perché sur un muret un maigre chat noir lui tenait un discours.

 

Assise au bord du sommier, Anna Marcelli examinait la chambre circonscrite par quatre cloisons. Des piles de bouquins de la Collection populaire s’entassaient sur le plancher, un fauteuil perdait son rembourrage entre une table cagneuse, un poêle crapaud en hibernation et le lit recouvert d’une toile rayée évoquant la tenue réglementaire des bagnards. Ce qui la ravissait, c’était la fenêtre, oh, un modeste chien-assis, mais muni d’un appui où l’on pouvait s’accouder pour contempler l’agitation de la place Saint-André-des-Arts.

Anna savourait ce coin de paradis. Ses papillons noirs s’envolaient au-delà des carreaux, le ciel les avalait. La chape d’angoisse et de fatigue qui pesait sur elle depuis huit années se fondait dans la lumière de ce samedi d’avril. Elle s’étonnait qu’un garni si étroit, au plafond en chapeau de gendarme, produisît sur elle un tel effet.

Installé à la table, Mathurin griffonnait des pages, aussitôt réduites à l’état de boulettes. Le manche du porte-plume à la bouche, il hésitait, comptait les mouches, puis se remettait fébrilement à écrire en marmonnant des mots incohérents :

— L’or de tes prunelles… Non, ça ne rime pas. Tes Yeux de perle rare… Oui, c’est bon. Tes yeux de perle rare brillent au couchant… Non ! Brillent au firmament…

Durant cet interminable périple à pied de Popincourt à Saint-Michel, il lui avait conté sa jeunesse à Bordeaux, son désir de monter à Paris, l’opposition de son tabellion de père qui n’avait accepté ce départ qu’à la condition que son fils étudierait le droit. Pendant un an, doté des deux cents francs mensuels qui lui permettaient de se payer une chambre à cinquante francs et des biftecks à quarante centimes au bouillon Chartier, Mathurin avait gravi chaque matin la montagne Sainte-Geneviève afin de débroussailler les méandres de la législation. Jusqu’au jour où, à force de fréquenter sous les arcades de l’Odéon des poètes en rupture d’université, il avait dit adieu aux codes et au notariat et s’était lancé dans l’art dramatique. À la suite de son échec aux examens, papa lui avait coupé les vivres. Il avait alors exercé divers petits métiers, porteur aux Halles, allumeur de poêles dans les bureaux de la préfecture, colleur d’affiches, pion.

— Qui sait si mes pièces seront jouées ? Qu’importe, je n’ai aucun regret, je suis pareil au génie prisonnier d’une bouteille dont le bouchon vient de sauter : enfin libre ! Libre ! Je suis riche de ma liberté ! avait-il hurlé en pleine rue.

Anna réprima un soupir. Cette richesse-là, elle en avait soupé. Il fallait absolument se procurer de la nourriture, du pétrole, du charbon, car les pommes de terre crues de Mathurin ne constituaient pas un plat de résistance.

— Eurêka !

Tes yeux de perle rare brillent au firmament

De cette capitale où je suis étudiant

déclama Mathurin.

Il se pencha vers elle, quêtant son approbation.

— C’est très beau. Écoutez, je suis habituée à m’occuper. Je vais vous laisser à votre inspiration et retourner récupérer mon orgue. Grâce à vous, je m’en sens la force. J’irai chanter, avec de la chance je nous achèterai de quoi dîner.

— Il ne sera pas dit que Mathurin Ferrant s’abaisse à être entretenu par une personne du sexe !

— Non, non, tranquillisez-vous, j’aime mon travail ! À ce soir.

Il fixa la porte close.

— La reverrai-je ? Je n’ai jamais eu beaucoup de succès auprès des femmes. Dommage, elle est mignonne à croquer, cette petite, et… Tes yeux de perle rare… Tes seins de nacre rose… Qu’est-ce qui rime avec rose ?,

 

Au premier étage d’un immeuble cossu de la rue de la Grange-Batelière, la salle de rédaction du Passe-partout était, comme à l’ordinaire, en ébullition. Au milieu du va-et-vient des membres du personnel, un petit homme placide et rondouillard, le cigare éteint calé derrière l’oreille, affrontait un grand gaillard en dolman à brandebourgs qui suçait des cachous.

— Cher inspecteur, puis-je gentiment vous faire remarquer qu’annoncer aux lecteurs que la Prusse fête le soixante-dix-septième anniversaire du prince de Bismarck, qu’il y a un chien pour douze habitants en France, ou que Rosita, géante autrichienne exhibée chez Fernando, mesure deux mètres quarante-cinq et pèse deux cent dix-huit kilos, n’a aucune chance de faire grimper les tirages ? Par contre, un beau crime irrésolu… Vous suivez ma pensée ?

— Monsieur Gouvier, je ne suis pas dupe. Désormais, vous vous passerez des services de votre indicateur de la préfecture, il a été muté en province.

Isidore décocha un sourire angélique à l’inspecteur Lecacheur.

— J’m’en balance. Les indics pullulent boulevard du Palais, j’m’en dégoterai un autre. En attendant, nos lecteurs se gargarisent des incuries de la police. Un professeur émérite du Muséum d’histoire naturelle tué par balle de revolver et retrouvé boulotté par les rats, voilà de quoi garantir le grand frisson au populo, déjà tourneboulé du fait des attentats anarchistes !

L’inspecteur Aristide Lecacheur secoua avec rage sa boîte de cachous, tourna casaque et traversa la salle de rédaction. Il allait atteindre la sortie lorsqu’il faillit renverser un homme en redingote noire.

— Victor Legris ! Pauvre de moi ! Il est écrit que je vous aurai sans cesse dans les pattes !

— Oh, quelle surprise ! Bonjour, inspecteur, comment va la vie ? Je constate que vous tenez le coup, félicitations.

— Comment ça, je tiens le coup ?

— La cigarette, précisa Victor en pointant un doigt sur la boîte de cachous.

— Tant que le malade est vivant, il lui reste une chance, marmotta l’inspecteur. J’espère que vous n’avez avec les enquêtes criminelles que des liens platoniques, monsieur Legris.

— Je suis chaste comme une communiante impubère, la morale est sauve. Je me cantonne exclusivement à la vente de romans philosophiques.

— Je n’en crois pas un mot, monsieur Legris. Vous êtes toujours prêt à sauter la barrière pour satisfaire votre curiosité. Je vous salue.

Victor souleva son chapeau et se fraya un passage vers le bureau du rédacteur en chef.

Antonin Clusel, dit le beau Brummell, dit Virus, gesticulait parmi une assemblée de journalistes et de metteurs en page.

— M’sien Clusel, où place-t-on le vol au musée de Cluny, vous savez, le gardien qui a dérobé des pièces de monnaie gauloises ? demanda l’un d’eux.

— En bouche-trou. À la « une », en caractère gras je veux :

M. BERTHELOT NOUS RÉVÈLE

Mes enfants, la mélinite et la dynamite sont les mamelles de l’actualité, les seuls sujets susceptibles d’intéresser tant nos sénateurs et députés que la dernière des marchandes de frites. Il faut qu’ils y pensent tous avant d’aller au dodo, qu’ils en rêvent la nuit, qu’ils en tremblent le jour. Eulalie ! Mon chou, qu’est-ce que vous fichez ? Notez. Et vous, les reporters, ouvrez vos oreilles. Je veux une interview de Berthelot. Faites le siège de l’Institut, du Sénat, de son domicile et rapportez-moi l’avis expérimenté de ce représentant du ministère de la Guerre. Posez-lui la question de savoir ce qui risque de se produire demain, après-demain, dans les mois qui viennent, puisque la fabrication des explosifs est livrée à l’industrie privée. Que pense-t-il du Manuel du parfait anarchiste que l’on peut se procurer aussi facilement que des sucettes ? Courons-nous de grands dangers ? Équivalents à ceux de la Russie avec ses nihilistes ? Allez, en chasse, et que ça saute !

Antonin Clusel s’épongea le front, se versa un cognac et découvrit la présence de Victor.

— Ah, mon bon ! Vous avez entendu ? On ne chôme pas, hein ? Le crime ! Ah, le crime sous toutes ses facettes, le sujet qui passionne le lecteur, bien à l’abri, chez lui, en pantoufles. Qu’est-ce qui vous amène ?

— Oh, un point de détail à propos de…

— Excusez-moi, je suis débordé, Virus doit pondre un portrait de Ravachol. Il sera probablement jugé à Montbrison et condamné à tâter de la bascule à Charlot. Zou ! Couper cabèche. À un de ces quatre, Legris, adressez-vous à Isidore Gouvier. Eulalie, rappliquez, mon chou, lança-t-il en claquant la porte de son bureau.

Victor repéra Isidore Gouvier et lui tapota l’épaule

— M’sieu Legris ! Où en est votre roman criminel ? J’ai hâte de le lire, depuis l’temps que vous le peaufinez !

— C’est le feu lent qui fait le doux malt. Je suppose que vous avez entendu parler de ce type, un chiffonnier de la cité Doré retrouvé sur la voie ferrée de la gare d’Orléans ?

— Ouais. On ne saura jamais si c’est un accident, un meurtre ou un suicide. Pourquoi ?

— Je voulais savoir si on l’avait révolvérisé.

— Dans l’état où il était, les morticoles de la faculté passeraient la fin de leurs jours à reconstituer le puzzle. S’il y eut blessure par balle, faudra consulter Madame Irma pour le savoir. Pourquoi ? Vous voulez ajouter un chapitre crime parfait à votre saga ?

— Merci Isidore, je vous revaudrai ça.

 

Pleinement satisfait de tenir un rôle clé dans les investigations en cours, Joseph se désolait pourtant de ne pas avoir eu l’opportunité d’ apercevoir Iris. Réfugié dès l’aurore au fond de sa remise afin d’échapper aux récriminations d’Euphrosine, il avait longtemps admiré le porte-plume à réservoir acheté à Londres par sa bien-aimée. Une petite merveille qui permettait de rédiger deux mille mots. Avec un tel instrument, il allait accoucher d’un nouveau feuilleton riche en vocabulaire et péripéties. L’argent ainsi gagné lui permettrait d’acquérir une machine à écrire encore plus sophistiquée que la Lambert de M. Mori : une Remington. Il se récita mentalement la réclame de L’Illustration : « Sans égale comme simplicité de manipulation, solidité, rapidité », et traça d’une main ferme sur la première page d’un cahier neuf :

Frida von Glockenspiel traquait en vain depuis des lustres le fabuleux magot des Templiers lorsque, au cœur d’une nuit zébrée d’éclairs, son mastiff se mit à gratter rageusement le sol de la cave.

— Éleuthère ! Hurla-t-elle.

 

En arrivant rue de Nice, Joseph ne savait toujours pas ce que le chien de la Teutonne allait déterrer, mais il avait une forte présomption que ce serait un squelette humain. Il dut refouler ses cogitations à la vue d’une boutique isolée, non loin d’un terrain vague. Sur la façade, peint au blanc d’Espagne

ACHILLE MÉNAGER

Antiquités & Occasions.

Coincé contre un carreau sale, une pancarte annonçait

Fermé pour la journée,

en cas d’urgence voir au bout de la cour du 4.

Redoutant d’être confronté à un spectacle identique à celui qu’il avait constaté chez Léonard Diélette, il se hasarda à tourner la poignée. À sa surprise, elle céda. En dépit d’un assez grand désordre, le contenu du magasin paraissait intact, il en fit le tour. Pas un objet qui ne fût couvert de poussière et n’exhalât une odeur de renfermé. La saleté et la pagaille incitèrent Joseph à s’interroger sur les aptitudes commerciales du brocanteur.

« Ça doit déjà être un miracle qu’un client s’égare ici, mais qu’il se ratiboise pour ce bataclan, ça tiendrait du prodige », pensa-t-il.

Il passa les reliques en revue.

— Un mannequin d’osier, un coffre de marin, vide, un crachoir de cuivre, une cantine militaire, un âne en peluche à roulettes – plutôt bouffé aux mites –, des vases de nuit, encore des vases de nuit, tiens, des pots à moutarde en miettes, une enclume, une pleine valise d’éventails andalous avec des noms gravés : Concepcion, Manuelita, Carmen, ollé !

Déversée en vrac sur ce fatras, une marée de cannes, de badines, de bâtons d’ivoire, d’ébène ou d’écaille ainsi que des joncs de bambou. De coupe à tête de chat, point.

Incapable d’affirmer qu’on n’avait pas remué ce bazar, Joseph explora le moindre recoin avant de déclarer forfait. Puis, le propriétaire refusant d’apparaître, il quitta la boutique, pénétra sous le porche mitoyen et traversa une cour mal entretenue à l’extrémité de laquelle se dressait une bicoque de deux étages. Après avoir jeté un coup d’œil à un appentis où sommeillaient un orgue de Barbarie et une bicyclette, il s’engagea dans un escalier sombre et raide. Quand il posa le pied sur la cinquième marche, elle émit un grincement sonore.

L’émissaire sursauta. Brusquement sur le qui-vive, il stoppa net. Des pas… Quelqu’un montait.

Abandonner les recherches et dénicher une planque, quitte à surgir au moment opportun et supprimer l’intrus s’il était seul ? Trop tard, le temps pressait. Une solution s’offrait, risquée, mais fournissant une position stratégique au cas où l’attaque serait l’ultime issue. Retenir son souffle, l’intrus approchait.

La porte était entrebâillée. Joseph entra et pila sur le seuil. Ses yeux fonctionnaient à toute allure. La chambre était sens dessus dessous, jusqu’aux lattes du plancher qu’on avait arrachées.

— Monsieur Ménager ?

Il s’aventura dans une seconde pièce, éclairée chichement par une étroite fenêtre. Un buffet renversé, une table, un lit en bataille.

 – Monsieur Ménager ? Vous êtes là ?

Plaqué au mur, derrière la porte d’entrée, l’émissaire se faufila sur le palier, escalada l’échelle, souleva la trappe en silence : un jeu d’enfant pour qui s’était toujours efforcé de maintenir sa forme physique.

Joseph s’avança, et il le vit. Il gisait sur le dos, un bras replié sous le corps. Il était mort. La fixité de son regard ne laissait planer aucun doute. Joseph se figea.

« Non, supplia-t-il in petto. Non, par pitié ! »

Maîtrisant sa répugnance, il écarta les pans de la redingote. Là, cette marque sombre au milieu du maillot de corps, du sang.

Il était penché sur le cadavre lorsqu’il entendit le bruit. Cela provenait de la cour. Il écouta, mais à présent c’était le silence. Il eut un mouvement de recul alors que le bruit se reproduisait. Il s’approcha de la fenêtre.

Une femme brune, enveloppée d’une cape noire, fonçait vers l’escalier.

Il tomba à plat ventre et rampa sous le lit avec une hâte éperdue. Une pensée idiote lui frappa l’esprit : « Il doit y avoir des punaises. » Ratatiné contre la cloison, il ne put éviter la vue du corps de Ménager. Il réalisa que ses dents claquaient plus vite que des castagnettes.

« Contrôle-toi ! »

Il entendait la femme gravir les marches qui ne craquèrent pas.

« Elle a l’habitude. »

Il aperçut une paire de bottines. Elle venait droit sur lui.

Les bottines s’immobilisèrent à quelques centimètres du cadavre. Il se colla au sol. Les bottines pivotèrent. Cette fois l’escalier gémit. Joseph s’extirpa de sa cachette, se coula vers la vitre. La femme tirait l’orgue de Barbarie.

Joseph bondit, dévala les marches, galopa jusqu’au porche. La femme, arc-boutée à son instrument, se hâtait en direction de la rue de Charonne.

L’émissaire se releva. Ses jambes se propulsèrent en avant, dégringolèrent l’étage, arpentèrent la cour. Un regard à l’appentis : l’orgue s’était volatilisé. Enfourcher sa monture.

L’émissaire lança le pédalier.

À la queue leu leu, ils remontaient la rue de Charonne : la femme à l’orgue, et, à peu de distance, le commis.