CHAPITRE VIII
Jeudi 14 avril
Le brouillard qui engourdissait Paris commençait à s’effilocher, l’après-midi serait froid mais beau. Victor avait opté pour la marche, seule façon d’ordonner le flux de ses pensées d’autant plus confuses que, lors de sa seconde incursion cité Doré, à l’aube, Joseph s’était heurté à la porte close de Léonard Diélette. Il avait erré à la recherche du chiffonnier le long d’un lacis de ruelles bordées de constructions sordides, s’informant auprès des habitants. Personne n’avait vu Diélette ou sa fille. Quant à Coralie Blinde, selon un voisin raccommodeur de porcelaines elle promenait Clampin du côté de l’usine à gaz. Joseph avait abandonné la partie.
Qu’était-il advenu du chiffonnier ? Telle était une des énigmes que Victor peinait à résoudre. Pourvu qu’on n’ait pas fait de mal à la gamine… À mesure qu’il approchait de la rue Montmartre, son instinct lui soufflait que cette coupe valait un sort funeste à ceux qui avaient le malheur de croiser sa route.
Fatigué de trimbaler la sacoche où il avait fourré ,on matériel photographique, il s’accorda une halte près du chevet de Saint-Eustache. Sur l’horizon, que grignotaient les toitures des Halles, se haussait la tour Saint-Jacques, sentinelle à l’affût de démons camouflés au détour de chaque artère de la cité. Victor sentait l’un d’eux rôder dans son sillage et il crut percevoir son ricanement sous le hennissement d’un cheval.
Il parcourut les trottoirs encombrés de camelots et d’oisifs. Son pouls s’emballa : là, cette petite bonne femme qui lui tournait le dos et vantait la qualité de sa pacotille aux passants, n’était-ce pas Yvette ? Il lui toucha l’épaule et s’aperçut aussitôt de sa méprise en découvrant le visage grêlé d’une vieille contrefaite.
— Un ruban, monsieur ?
Il secoua la tête, dérapa sur une feuille de salade à l’entrée d’un bouillon bon marché où un cuisinier, la serviette autour du cou, s’esclaffait bruyamment. Comme un naufragé s’agrippe à sa planche de salut, il se réfugia à l’intérieur du bar automatique sis numéro 32.
Un bonimenteur juché sur un escabeau proposait aux consommateurs pressés le système révolutionnaire de la Société française des fontaines populaires. De chaque côté de la salle courait un comptoir surmonté d’une double rangée de tonneaux superposés offrant au choix des bières françaises, du punch, du malaga. Il suffisait d’introduire une pièce de monnaie dans une fente afin que le verre placé sous un robinet se remplît du liquide commandé.
— Dix malheureux centimes, et vous dégusterez un bock ou un canon. Ça ne déborde jamais, vous m’entendez, monsieur ? Jamais. Nos appareils fonctionnent avec une régularité de pendule, l’ajustage de la tirelire répond présent à chaque sollicitation ! Et n’allez pas imaginer qu’il y a dans nos tonneaux des lutins affairés à manœuvrer les rouages ! Non, monsieur, c’est scientifique. En revanche, votre verre ne se lavera pas par l’opération du Saint-Esprit, il a besoin des blanches mains de Mlle Prudence. Alors pensez au pourboire ! Allons, monsieur, un effort, ça ne mord pas !
Ce laïus s’adressait à Victor, piqué face au comptoir. Dédaignant la trogne rougeaude du beau parleur, il accosta Mlle Prudence qui lui jeta un coup d’œil aussi indifférent que s’il eût été une machine.
— Madame… Mademoiselle, auriez-vous par hasard remarqué une fillette de dix-onze ans ? Elle vend des épingles près de votre établissement.
— J’ sais pas… p’têt’ que oui.
Elle empocha les vingt sous de Victor avec indolence.
— Quand l’avez-vous vue la dernière fois ? C’est très important.
Soudain attentive et méfiante, elle l’examina de bas en haut et il se demanda si, en atteignant le fond de sa poche, la pièce avait mis en branle sa troisième circonvolution frontale, dite de Broca, centre du langage articulé.
— Vous ne seriez pas un de ces cochons qui ramassent les mômes sur la voie publique pour les coller dans leur plumard ? l’apostropha-t-elle d’une voix criarde.
Victor rougit violemment.
— Mais voyons, mademoiselle…
— Me dites pas qu’vous êtes son père !
— Prudence, qu’est-ce qu’il y a ? brailla le bonimenteur.
— Y a qu’ce type court après Yvette.
— Yvette ? Elle a été embarquée au poste, hier, en fin de journée.
— Où se trouve-t-il, ce poste ?
— Oh ! Pas la peine. À c’t’heure, le panier à salade a dû l’emmener au dépôt.
— Merci !
Victor souleva son chapeau et s’éclipsa.
— Ça cause, ça débauche et ça consomme pas, constata le bonimenteur, dégoûté.
L’émissaire avait calé sa bicyclette contre le mur, près de la boutique de l’emballeur. À croupetons, feignant de vérifier le bon fonctionnement du pédalier, son regard était braqué sur la librairie Elzévir. Le Japonais venait de s’en aller. Le type repéré la veille quartier Dumathrat lisait le journal derrière un comptoir. Le matin, il avait quitté son domicile de la rue Visconti et était retourné fouiner cité Doré avant de se rendre à son travail.
— Voulez-vous de l’aide ?
L’émissaire sursauta, tripota la chaîne de sa bicyclette.
— Non merci, je m’en tire.
Une paire de bottines noires surmontée de mollets dodus, l’ourlet d’une cape écossaise et d’un manteau violet étaient immobilisés à peu de distance de son vélocipède.
— Inutile, vous ne me convaincrez pas, très chère ! s’écria une voix de femme. Quels ennuis cela occasionne !
— Réfléchissez, Raphaëlle, il y a une soixantaine d’années, nos grands-parents auraient estimé ridicule de chevaucher un couple de roues. Je vous l’affirme, il n’y a plus à hésiter, demain la société tout entière se déplacera en bicyclette, n’est-ce pas, Mathilde ?
— Helga a raison. La marche passera de mode. Croyez-nous, bientôt l’humanité prônera la vitesse.
L’émissaire se ratatina. Ces trois bas-bleus allaient-ils se décider à lever le camp, oui ou non ?
Finalement les bottines s’éloignèrent, suivies de la cape et du manteau. L’émissaire inclina légèrement le buste et vit les trois femmes entrer dans la librairie. Le commis les salua, se planta devant un rayonnage, choisit plusieurs volumes, les leur remit et se précipita vers un bureau sur lequel reposait un téléphone. Il porta le récepteur à son oreille. Au bout d’une minute, il raccrocha et se rua en haut d’un escalier. Il en redescendit, escorté d’une jeune fille qui aborda les clientes. Le commis enfila une veste, se coiffa d’une casquette et se mit à courir en direction du quai Malaquais. L’émissaire n’eut que le temps d’enfourcher son engin.
Victor repoussa le téléphone et considéra longuement la photographie d’Yvette. Il fallait coûte que coûte que Joseph parvienne à la sortir du dépôt !
Après avoir quitté le bar automatique, la réflexion blessante de Mlle Prudence avait fait son chemin. Arrivé aux Halles, il s’était rendu compte que sa démarche quai de l’Horloge serait vouée à une fin de non-recevoir s’il ne produisait pas les pièces nécessaires à la levée d’écrou. Que faire ? Il avait frayé sa route entre des murailles de pommes de terre, des tours de potirons, des tertres de carottes, de navets, de choux, et s’était retrouvé sur le coin du louage des servantes. Elles étaient là, une vingtaine d’humbles filles assises ou debout, attendant patiemment un patron ou une patronne, pauvres petits atomes perdus dans cet océan de nourriture, à deux pas de l’immense pavillon de la marée où des milliers de créatures aquatiques s’entassaient, sans vie, sur les marbres des étals. Et soudain, le souvenir d’une tortue naine fit surgir la silhouette dégingandée de Raoul Pérot.
Quelle idée brillante ! Il suffisait de déléguer Joseph qui, en s’informant de la santé de Nanette et des projets littéraires de l’inspecteur, obtiendrait de lui une demande dûment estampillée de levée d’écrou.
Aussitôt rendu rue Fontaine, il avait téléphoné ses instructions à son commis.
Il consulta sa montre. Dans le meilleur des cas, Joseph et Yvette ne seraient pas là avant seize heures.
Incapable de se concentrer, il traversa la cour et s’installa dans l’atelier. C’était sa pièce favorite, celle qui abritait l’univers de Tasha, où chaque objet, chaque colifichet, chaque meuble évoquait sa présence, la pièce où ils faisaient l’amour, se livraient leurs pensées, faisaient des projets, un lieu d’intimité où elle était toute à lui. Il y flottait une odeur familière de térébenthine mêlée au parfum de benjoin. Il revécut leur étreinte de la veille et sourit. Il aimait le désordre qui jalonnait l’espace. Il suivit la piste de linge et de châssis jusqu’à l’alcôve où le lit bâillait. Du plat de la main il caressa les draps froissés dont il s’était extirpé à regret quelques heures plus tôt tandis qu’elle dormait d’un sommeil profond. Le matin, il la désirait toujours davantage que le soir.
Il ne put s’empêcher de ramasser le corsage et les pantalons, en boule par terre, et de retaper les oreillers. Alors qu’il les remettait en place, une feuille de papier voleta sur le plancher. C’était une lettre. Sans l’avoir prémédité, il lut une phrase tracée d’une écriture carrée :
… J’ai hâte de te serrer dans mes bras. Après Berlin où tout n’est que discipline et belle ordonnance, je rêve de m’asseoir avec toi à la terrasse d’une brasserie parmi les tables rondes cerclées de cuivre…
Machinalement, il glissa la missive dans la taie. Un court instant, son corps continua d’obéir aux ordres transmis par son cerveau : plie ce caraco, jette ce croûton de pain, lave ces verres. La douleur le transperça au milieu d’un geste, il demeura stupide au-dessus de la pierre à évier.
Le cheval ahanait à gravir la populeuse rue des Pyrénées. Il dut céder le passage à un troupeau de vaches.
— Vite, vite ! scandait Tasha penchée à la portière du fiacre.
Les heures écoulées, consacrées à une séance de travail chez son éditeur, n’avaient fait qu’attiser son impatience.
Le cheval bifurqua rue des Partants, dépassa l’hôpital Tenon, remonta la rue de la Chine. Ici, on abandonnait le Paris remodelé par le baron Haussmann pour pénétrer dans celui d’Eugène Sue. Parmi ces dédales de rues tortueuses aux noms exotiques, coupés de cours où un lilas pelé jaillissait encore des murs gris, la misère cachait ses plaies.
Le cheval poursuivit son ascension cahin-caha et s’immobilisa devant une sorte d’hôtel borgne :
HÔTEL DE PÉKIN
Maison meublée
Chambres au mois ou à la journée
Tasha sauta lestement de la voiture et régla le cocher renfrogné. Comme la fois précédente, elle se boucha le nez en entrant dans le vestibule, tant les effluves de chou-fleur étaient forts. Son « bonjour » aimable ne parvint pas à dérider la femme joufflue au menton hérissé de poils qui présidait à la réception.
— Il est là, il a pas bougé de la matinée, glapit-elle avant que Tasha formule sa question.
Son paquet à la main, elle escalada les trois étages. À peine eut-elle gratté à la porte que celle-ci s’ouvrit, tout comme s’ouvrirent les bras de l’homme qui guettait sa venue. Elle se serra contre lui, heureuse de se sentir si fragile sous la pression de ses paumes. Elle oublia les années difficiles, les errances, les doutes. Du pied, l’homme claqua la porte. La matrone au comptoir leva les yeux au ciel.
— Tu parles d’un foutoir ! Si ça continue j’vais monter un boxon, moi !
L’inspecteur Joseph Pignot franchit la porte en fer du dépôt, salua le guichetier et se retrouva à l’intérieur d’une vaste salle gothique où des colonnes imitant le marbre soutenaient une voûte en pierre de taille. Face à lui se trouvait le cabinet vitré des brigadiers et des sous-brigadiers. À droite était aménagé le cabinet de fouille. Au-delà des vitrages dormants, il aperçut confusément les promenoirs grillagés.
L’inspecteur Joseph Pignot s’avança résolument, prêt à se confronter aux escrocs, aux pickpockets et aux drôlesses fraîchement débarqués des voitures cellulaires Le mystérieux assassin qui terrorisait Paris se dissimulait-il parmi eux ? Mais de tous les individus qu’il croisa, aucun ne répondait au signalement établi par les témoins oculaires. Un vieil employé à la mine revêche tressauta violemment lorsqu’il tapota son épaule…
À ce moment, près de son oreille, une voix d’ homme :
— Écartez-vous donc !
Joseph laissa en suspens le début du roman qu’il se jurait d’entreprendre et, très excité à l’idée d’avoir pénétré dans la Grande Permanence, tendit sa lettre à un vieillard aussi sec et tordu qu’un sarment de vigne.
— Vous faites erreur, jeune homme, je suis en visite, chevrota-t-il, la main en cornet.
— Venez, pépé, c’est par là ! lui cria un préposé en blouse grise.
— Gueulez pas si fort, j’suis pas sourd !
On relégua Joseph à l’extrémité d’un corridor sinistre où il assista au ballet des fonctionnaires et des gardes municipaux tenus de soumettre au service anthropométrique les suspects arrêtés la veille, afin de leur tirer le portrait et de les mesurer sous toutes les coutures. Joseph, avide d’informations susceptibles de nourrir son futur feuilleton, s’était embusqué à quelques mètres du couloir. Il vit un nouvel arrivage descendre des paniers à salade et s’enfourner dans une vaste salle. La porte se referma. Frustré, Joseph alla s ’ asseoir.
— Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? demanda-t-il à une blanchisseuse venue solliciter le droit de voir son mari ramassé fin soûl sur la voie publique.
— On les aligne, comme à l’armée, on les recense, et on les dépouille de ce qu’ils possèdent en échange d’un jeton numéroté. Ils reçoivent une boule de pain de son, entière si c’est le matin.
— Et si ce n’est pas le matin ?
— Seulement une demi. Ben dame, qui dort dîne ! Quoique dormir, c’est un grand mot. Ceux qui ont quarante centimes peuvent louer des draps, sinon faut ronger son frein quatre jours pour en avoir une paire. Remarquez, mon homme ça le gêne pas, parce que nous, nos draps, y a belle lurette qu’ils sont au clou. Ensuite, ils doivent répondre aux gratte-papier du greffe : nom, prénom, âge, où ils sont nés, comment s’appellent leur père, leur mère… Encore heureux qu’il faille pas remonter jusqu’à Mathusalem ! Tant de salamalecs pour finir au trou. Vous parlez d’une justice ! Me regardez pas comme ça, monsieur, c’est comme je vous le dis, et je dis ce que je pense.
— Continuez, murmura Joseph qui prenait des notes à l’aveuglette sur le calepin ouvert au fond de sa poche.
— Ben, le comité des fêtes se charge de leur installation.
— Le comité des fêtes ?
— Les gardiens et les bonnes sœurs de Marie-Joseph. Ils les divisent en deux groupes, les uns vont en cellule, les autres en salle commune. Ah ! C’est mon tour, pas trop tôt ! Je vous dis pas à bientôt, monsieur, ça porte la poisse.
L’attente se prolongeait. Joseph, somnolant sur son banc, pensait à sa visite chez Raoul Pérot, dont le bureau étriqué, avec son parquet ciré, ses doubles rideaux verts et son armoire vitrée bourrée de bouquins, évoquait un salon de lecture plutôt qu’un poste de police. L’inspecteur feuilletait le Gil Blas auquel il ambitionnait de collaborer. Il avait chaleureusement serré la main de Joseph et s’était enquis des suites du cambriolage. Après avoir expédié la lettre destinée au dépôt, il s’était empressé de détourner la conversation vers le seul sujet qui le passionnât : la littérature. Indifférente à ces propos, la tortue Nanette pignochait sa laitue.
— Alors jeune homme, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
Joseph faillit dégringoler du banc. Il tendit l’enveloppe au policier accoutré en bourgeois qui lut le billet deux fois avant de répliquer d’un ton rogue :
— Je vais vous la quérir puisque c’est un témoin capital.
Au bout d’un quart d’heure il était de retour, flanqué d’une fillette maigrichonne qu’il tenait fermement par le poignet.
— Le voilà, votre témoin capital. Étant donné qu’elle est mineure et que vous n’êtes pas de sa famille je dois consigner vos nom et domicile, dit l’argousin en sortant un calepin. Tenez, reprenez son panier, et qu’elle ne s’avise plus de pratiquer son commerce illicite !
Refermant ses doigts sur la main glacée d’ Yvette, Joseph dut lutter contre un flot de pitié qui risquait de lui faire perdre contenance. Il se ressaisit, nouveau Jean Valjean tirant une Cosette des griffes du malheur et, fier de sa responsabilité, entraîna la gamine quai de l’Horloge.
— Tu es libre.
Interloquée, Yvette balbutia :
— C’est… c’est papa qui vous envoie ?
Elle clignait des yeux, blessée par la lumière, en serrant nerveusement les pans de son paletot. Joseph se souvint de ses deux visites à la cité Doré. Mieux valait taire à la fillette que son père demeurait introuvable.
— Non, c’est mon patron, M. Legris. Tu le connais, il a pris des photos de toi.
— Ah oui, le monsieur avec sa belle boîte. Il est gentil. J’ai eu tellement peur ! Ils m’ont traitée de graine de pavé. Je les ai suppliés de me laisser partir parce que papa allait se tourmenter. Ils m’ont obligée à grimper dans la voiture où il y avait des hommes à l’air mauvais et des femmes…. comme la mère Cloporte qui accoste les messieurs sur le boulevard. J’ai passé la nuit au dortoir, j’avais froid, une grande fille a voulu que je dorme près d’elle pour qu’on se tienne chaud, j’ai pas voulu, alors elle m’a tiré les cheveux et m’a dit des gros mots, je voulais mourir.
Un bref sanglot la secoua mais elle ne versa pas de larmes. Joseph, en revanche, essuya discrètement ses paupières humides et marmonna :
— Les salauds !… Es-tu allée à l’école ?
— Il ne faut pas croire que d’aller à l’école ça rend convenable ! Ainsi, tenez, la grande fille qui a été amenée avec moi, elle a volé son patron. Moi je ne volerai jamais, on a son genre.
— Tu ne sais ni lire ni écrire ?
— Je sais lire un peu. Papa a des cahiers à la maison. C’est bête, hein, je me suis fait pincer pour un sou, la dame n’a pas voulu les épingles qu’elle m’avait payées, un flic a tout vu, et voilà ! Si j’avais su, je l’aurais refusé, le sou.
Joseph poussa la gamine dans un fiacre.
— Je te conduis chez M. Legris et Mlle Tasha, tu vas manger et te reposer, tu verras, ils te consoleront. Ah, je t’en ficherai, moi, de la justice !
Respirer posément et réfléchir, surtout réfléchir. Finalement, Victor s’était apaisé. Ce n’était pas la première fois qu’il soupçonnait Tasha. Or son penchant à la suspicion l’avait jusqu’ici toujours égaré, puisque aucun des hommes qu’elle fréquentait ne s’était révélé être un rival. Tasha l’aimait, il en était certain. Donc, à supposer qu’un ami étranger fût à Paris, quoi de plus naturel que de dissimuler sa lettre afin d’éviter une crise de jalousie ?
« Dissimuler ? Non. Elle aurait choisi une meilleure cachette que la taie de l’oreiller témoin de nos ébats. »
Lorsque Joseph frappa, Victor avait recouvré son calme C’est avec le sourire qu’il accueillit Yvette.
— Content de vous revoir, mademoiselle. Joseph, rentrez rue des Saints-Pères. Vous direz à Kenji que j’avais besoin de vous et que j’arrive. Merci de vos efforts, vous avez mené l’opération tambour battant.
— C’est bien naturel. Elle est gelée, elle a sommeil, cette gosse. Ah, la justice, patron ! Une mécanique aveugle qui vous rafle dans la rue, pêle-mêle, les sans-logis, les vieillards, les mômes, les voleurs et les assassins !… Mlle Tasha est absente ?
— Oui, elle est… à Barbizon.
De nouveau, un doute affreux s’empara de Victor. Et si elle n’y était pas ? Si elle avait inventé cette histoire d’expo pour rejoindre un homme ? Comment savoir ? Un nom s’imposa, un nom exécré, mais il faudrait en passer par là. Demain il irait bavarder avec Maurice Laumier.
Le départ de Joseph le ramena à la réalité.
— Tu as faim ? demanda-t-il à Yvette.
— Euh… Oui, monsieur.
— Le cabinet de toilette est à gauche, tu devrais te débarbouiller, lui conseilla-t-il d’un ton de gaieté forcée.
Elle ne bougeait pas.
— Et te peigner aussi.
Émerveillée, elle n’osait toucher aux accessoires de toilette semés au petit bonheur sur la coiffeuse. Victor alla réchauffer la gibelotte de lapin mitonnée par Euphrosine. Il tira le guéridon près du poêle, le débarrassa d’un empilement de palettes et dressa un couvert. Immobile au seuil de l’atelier, Yvette s’extasia.
— C’est beau ! C’est pareil à la gravure de la confiserie, rue de Bretagne.
— Assieds-toi.
Elle s’installa au bord de la chaise face à l’assiette fumante sans y plonger sa fourchette. Il s’éloigna et fit semblant de classer des esquisses. À la dérobée, il l’observa. Elle mâchait avec une sorte de frénésie, exactement comme ces miséreux, abonnés aux soupes populaires, qui avalent tout ce qui reste parce qu’ils ne peuvent rien emporter.
— Tu veux encore de la viande ?
— Oh oui !
Il alla chez lui chercher la photo qu’il avait tirée d’elle, et la lui offrit.
— C’est moi… C’est drôle, mon image sur du papier. C’est difficile à faire ?
— Je t’expliquerai.
— Oui… Papa doit s’inquiéter.
Sa voix s’éteignit et elle considéra Victor d’un air effarouché.
Que dire à une fillette de cet âge ? Il n’en avait aucune idée. Elle semblait apeurée.
— Il y a des chances qu’il m’allonge une raclée, murmura-t-elle.
— Pourquoi ? Si la police t’a…
— Oh, c’est pas ça ! Hier, tandis qu’il triait sa récolte, papa a remarqué une espèce de bol au milieu des trucs qu’on nous avait refilés rue Charlot.
—Un bol ? Quelle sorte de bol ?
Il reçut en réponse un regard dilaté qui accentua son malaise. Enfin la gamine déclara :
—Un bol avec des brillants. J’ai rien fait de mal, simplement je… Papa a dit : « Sacrédié, ça vaut son pesant d’or ! On peut pas le garder, ce serait malhonnête. » Alors il m’a ordonné de le rapporter à Mlle Bertille avant de me rendre rue Montmartre. Seulement moi… J’avais tellement envie de bonbons, surtout ces gros berlingots rose et vert en bocaux près des Halles. Je me suis pensé que personne ne le saurait puisqu’on l’avait jeté à la poubelle, ce bol, alors je… Je l’ai vendu.
Penché vers elle, Victor la fixait intensément.
—Tu l’as vendu à qui ?
La frayeur d’Yvette l’agaçait car elle éveillait en lui le souvenir de monsieur son père. Consternée, elle se mordillait les lèvres.
—Me grondez pas, s’il vous plaît. Si on apprend ce que j’ai fait, j’irai en prison pour de bon. Je veux pas, je veux pas !
Victor sentit monter l’irritation. Il se maîtrisa.
—Merci de m’avoir avoué la vérité. Écoute, quelqu’un a jeté cette… ce bol par erreur et son propriétaire aimerait le récupérer. Personne ne sait que tu l’as vendu. Si tu me dis à qui, je pourrai arranger les choses, tu saisis ?
—Vrai, vous ne cafarderez jamais ? Même à papa ?
—Je te le jure.
—Je l’ai cédé à un marchand qui achète parfois des vieilleries à papa, il s’appelle Clovis Martel, il habite au 127, rue Mouffetard, il me l’a juste payé vingt sous, parce qu’à son avis, c’est de la camelote.
—Bon, je vais téléphoner, ensuite nous irons sur mon lieu de travail et ma sœur s’occupera de toi, elle est très gentille, mais elle est curieuse, son père également, c’est un monsieur qui parle peu, il est japonais. Nous leur dirons que ton papa a eu un petit accident et qu’on le soigne à l’hôpital. Tu es d’accord ?
—Oui mais… c’est bizarre. Si ce monsieur japonais est le père de votre sœur, c’est aussi le vôtre, et vous n’êtes pas japonais.
Victor se redressa, toussota. Au fond il ne serait pas fâché de se décharger de cette gamine.
—C’est une situation de famille légèrement compliquée. Une minute, je vais enfiler ma redingote.
Dès qu’il fut dans la cour, Victor alluma un cigare et en tira une longue bouffée. Ne pas se fier à la candeur des enfants. Ces mioches avaient la faculté de retourner contre vous le moindre de vos propos. Certes, ils étaient des proies faciles pour des individus malintentionnés. Mais leur bavardage était capable de déséquilibrer n’importe quel adulte. Il eut la brève vision de Tasha allaitant un poupard.
« Le plus tard possible », souhaita-t-il.
L’émissaire pensait qu’à force de sillonner la rue Fontaine, on allait s’étonner de son manège. Cela faisait bien une heure que le commis était revenu du dépôt en compagnie de la môme. À qui l’avait-il confiée ?
Franchir le porche du numéro 36 bis. Appuyer son deux roues contre une pompe à eau encrassée de fientes d’oiseaux et feindre de contrôler le pédalier.
Des pas sonnèrent sur les pavés de la cour. En tournant la tête à gauche, l’émissaire pouvait apercevoir la fenêtre d’une maison basse au toit en verrière, probablement l’atelier d’un peintre ou d’un sculpteur. Un homme y pénétra. Deux silhouettes se profilèrent devant la porte : une grande et une petite. La grande dit :
— Allez, Yvette, viens.
L’émissaire sourit.
L’homme et la fillette gagnèrent la rue Fontaine. Aussitôt, l’émissaire se redressa, enfourcha son vélo, et sortit à leur suite.