CHAPITRE III

Samedi 9 avril

 

Joseph aimait astiquer les reliés. Lustrer délicatement la basane, le maroquin ou le chagrin lui procurait un plaisir sensuel. Il ressentait une joie particulière à raviver l’éclat des dorures ornant le dos et les plats. L’arrivée matinale de Victor interrompit ce travail qui l’avait mis d’excellente humeur. Il l’accueillit, souriant, une superbe reliure à la « fanfare » entre les mains. Victor, lui, arborait une expression menaçante.

— J’aurais dû m’en douter ! Ce nom est ridicule ! s’exclama-t-il.

— Quel nom, patron ?

— Hortensias. Hier soir, je suis allé à Neuilly pour des prunes : inconnue au bataillon, votre rue ! Offensé, Joseph posa le livre sur le comptoir.

— D’abord ce n’est pas ma rue, c’est celle que m’a indiquée la femme au téléphone.

— Vous avez dû mal entendre, ce ne serait pas la première fois !

— Dites tout de suite que j’ai les esgourdes encrassées ou une chambre à louer dans les méninges ! C’est peut-être elle qui a confondu avec d’autres fleurs, des dahlias, des zinnias, des magnolias, est-ce que je sais, moi ?

Joseph se leva brusquement, et sortit sur le trottoir. Le patron avait réussi à ternir son enjouement, il avait besoin de se dégourdir les jambes. L’échine voûtée, une femme attifée d’une ample pèlerine qui lui donnait l’aspect d’un petit tonneau pénétrait dans l’immeuble mitoyen. Il reconnut sa mère, voulut l’appeler, mais se retint in extremis : elle le battait froid.

Les bras raidis par deux cabas débordant de victuailles, Euphrosine s’engouffra sous le porche où elle faillit percuter Mme Ballu. À genoux, la concierge frottait rageusement les premières marches de l’escalier à l’aide d’une brosse en chiendent.

— Satané plancher, ça boit, ça boit, ça vous avale le savon comme un pochard son casse-poitrine, et ça vous rend des nèfles ! Faudrait racler ça au couteau, marmonnait-elle.

— Ben, madame Ballu, vous avez l’intention de trucider quelqu’un ?

— Ouais, le cabot du troisième, un teigneux qu’on l’croirait teint au goudron. Il a semé ses crottes partout, un locataire a mis le pied dedans… Ah, j’vous jure ! Au fait, madame Pignot, vous ne passez plus par la boutique ? ajouta-t-elle d’un ton mielleux.

— Paraîtrait que j’fais tache, ma vue offusque la clientèle, ils m’traitent pire qu’une souillon, éructa Euphrosine en s’étranglant d’indignation. Ils ont osé ! Moi ! L’escalier de service !

— Voyons, madame Pignot, c’est pas un escalier de service, ici.

— Oh ! Vous, épongez votre mousse et cherchez pas à m’consoler. La vérité, c’est que j’ai nourri un serpent dans mon sein. Chassée par mon propre fils !

— Allez, allez, madame Pignot, venez donc chez moi vous ravigoter, j’vous offre un jus bien serré, et puis vous me conterez vos malheurs, hein ?

— Pas le temps, je suis payée à l’heure. M. Mori et sa donzelle rappliquent ce soir. j’ai le repas à préparer, adieu jeta Euphrosine avec la majesté d’une reine de tragédie.

Essoufflée. elle lâcha ses cabas et inspira un grand coup. Elle engagea la clé dans la serrure mais, étrangement, la porte résistait à la poussée. Euphrosine mit un moment à comprendre : on avait enclenché, à l’intérieur, la chaîne de sûreté. L’incertitude l’assaillit et la laissa ahurie sur le paillasson.

— Ma parole, j’ai un obus dans la casemate, j’ai pas mémoire d’avoir…

Mais aussitôt elle se raccrocha à l’espérance : pris de remords après sa réflexion blessante, Joseph avait fait amende honorable et, ne souhaitant pas perdre la face, était allé mettre en place la chaîne de sûreté afin que sa mère accède à l’appartement par la librairie. Sans doute ne supportait-il plus la quarantaine et se rendait-il compte que garder bouche cousue lui était impossible.

— Brave minet, va !

Ragaillardie, elle saisit l’anse des cabas et redescendit, au vif mécontentement de Mme Ballu de nouveau affairée à décaper ses marches.

 

Sous l’œil noir de Victor, Euphrosine, avec dignité, traversa la librairie.

Au premier, elle se délesta de son chargement sur la table de la cuisine, suspendit sa pèlerine à la patère et troqua ses galoches contre des pantoufles éculées. Puis elle gagna le cabinet de toilette de M. Mori, équipé d’une baignoire en cuivre, lieu qui selon elle était l’antichambre du paradis. Elle alluma le bec de gaz. Quelle félicité pouvait surpasser celle d’étrenner une savonnette au jasmin nichée au creux de sa coquille de porcelaine ? Peut-être se sécher avec une serviette moelleuse marquée aux initiales K M. ? Ou rajuster son chignon devant le miroir cerclé d’argent, à moins que ce ne fût simplement du maillechort ? Un jour, quand la maison serait vide, elle emplirait la baignoire et s’y plongerait. La question était de savoir si elle ôterait ses dessous. Elle ne put s’empêcher de glousser à l’idée de macérer dans l’eau chaude en costume d’ Ève.

À peine fut-elle ressortie dans le couloir obscur que son pied heurta un obstacle. Elle trébucha, se rattrapa au bouton de la porte entrebâillée et parvint à rétablir son équilibre. Si faible que fût la lumière dispensée par le bec de gaz du cabinet de toilette, elle était suffisante pour qu’elle pût distinguer une ribambelle de bibelots qui n’avait rien à faire sur le tapis de la salle à manger. Un doigt glacé lui chatouilla la colonne vertébrale, elle se rua vers l’escalier en braillant :

— V’ nez vite, y a du grabuge !

Victor adressa un sourire gêné au client qui s’apprêtait à régler Dialogue de Sylla et d’Eucrate de Montesquieu, et grimpa quatre à quatre.

— Jésus-Marie-Joseph, un camb… Un fric-frac ! Euphrosine, les mains plaquées aux joues, obstruait le corridor.

— Calmez-vous, madame Pignot, lui enjoignit Victor en la refoulant dans la cuisine.

Il alla ouvrir les persiennes de la salle à manger et demeura stupide à la vue du capharnaüm. Il fonça chez Kenji : le même désordre régnait de ce côté.

— Patron ? Qu’est-ce qu’il y a ? cria Joseph.

— Ah ! Mon minet, c’est affreux !

— Cessez de gémir, madame Pignot, allez-y, je vous suis.

Victor parcourut l’appartement, sans toucher à quoi que ce fût. Passant devant le cabinet de toilette et la cuisine où des barreaux interdisaient toute intrusion, il atteignit l’extrémité du couloir. La porte palière était fermée à double tour, par conséquent le ou les visiteurs n’avaient pu s’introduire que par l’une des fenêtres. Or les volets étaient clos. Il regagna la librairie, ôta le bec-de-cane et tira le verrou.

Adossée au comptoir Euphrosine reprenait ses esprits.

— Nous avons été victimes d’un cambriolage, annonça Victor. À première vue il n’y a pas eu effraction.

Joseph bondit à l’étage et en revint illico.

— Patron, la fenêtre de votre salle à manger, elle est…

— C’est moi, on n’y voyait goutte.

— Ben, comment ont-ils procédé ?

— Y a pas trente-six solutions, ils sont entrés par là, énonça Euphrosine d’un ton lugubre, en pointant l’index sur la porte de la boutique. Vous avez vos clés, vous autres ?

Victor fit tinter son trousseau.

— Naturellement j’les ai, puisque c’est toujours moi qui fais l’ouverture, répondit Joseph.

— En tout cas, on n’a pas pu emprunter les miennes, parce que moi, les clés de la boutique, on n’a jamais cru bon de m’les confier ! s’exclama Euphrosine d’un air pincé.

— Qu’est-ce qu’on décide, patron ?

— Allez vérifier le sous-sol. Je téléphone au poste de police, puis j’essaierai de découvrir ce que l’on a pu nous dérober.

Alors qu’ils s’activaient, Euphrosine grogna :

— Voilà ce que c’est de m’envoyer flûter au lieu de m’accorder quelque crédit, on s’promène ici comme dans un moulin !

 

Raoul Pérot, s’arrachant de la vitrine alléchante du confiseur Debauve et Gallais, laissa errer son regard sur la rue des Saints-Pères. Conscient de son complet râpé et de ses souliers fatigués, il s’efforçait d’adopter une allure respectable. Sous un conformisme de façade souligné par une superbe moustache en guidon de bicyclette, il nourrissait une passion secrète envers la poésie, surtout celle des aficionados du vers libre. Il avait lu avec ferveur les œuvres de Jules Laforgue, de Marie Krysinska8 et d’autres décadents désireux d’attribuer à chaque tempérament le droit de créer un rythme personnel. Cependant il appréciait son travail, même s’il était mal rémunéré, car cela lui permettait d’affronter les affres d’une fin de siècle exacerbée, lui offrant ainsi l’opportunité d’enrichir son imaginaire.

Une bourrasque l’enveloppa, il s’empressa de pousser la porte de la librairie Elzévir.

Une femme plantureuse, au visage mafflu, trônait au milieu de la boutique. Raoul Pérot souleva son feutre et s’inclina, juste ce qu’il fallait.

— Madame, inspecteur Pérot, à votre service. Il s’agit d’un cambriolage ?

D’un mouvement du menton la femme désigna un homme qui dévalait un escalier à vis.

— Victor Legris, je suis le propriétaire, c’est moi qui ai téléphoné. Nous…

— Excusez-moi, l’interrompit l’inspecteur en portant deux doigts à son chapeau. J’ai dans ma poche une passagère clandestine qui réclame une goulée d’oxygène.

Devant son auditoire estomaqué, il produisit une tortue qu’il posa en douceur sur le plancher.

— Voici Nanette, une de nos mascottes. Cette malheureuse petite bête est tombée d’un camion avec quatre de ses sœurs, nous les avons recueillies en attendant de leur trouver des maîtres. Aux heures creuses, nous organisons un steeple-chase dans la cour du poste en les appâtant d’une feuille de salade. Nanette est une championne, grâce aux paris de mes collègues, elle m’a déjà rapporté cent sous !

— Pas étonnant qu’on ait mis si long feu à épingler le poseur de marmites bourrées de dynamite, bougonna Euphrosine.

— Donc, vous avez eu de la visite, reprit Raoul Pérot en affectant d’être sourd à cette allusion concernant Ravachol. Y a-t-il eu effraction ?

— Non, et c’est ça le plus louche ! s’écria un jeune homme blond qui venait de faire irruption de l’arrière-boutique.

— Mon commis, Joseph Pignot. Nous avons contrôlé chaque fermeture.

— Pas d’effraction… Ni vrille, ni pince-monseigneur, marmonna l’inspecteur Pérot. Nous sommes confrontés à un aiguilleur9. Je vois, je vois, un casse aux fausses clés.

— C’est ce que j’ me tue à leur répéter.

Euphrosine triomphait.

— Mon minet, quand t’es seul à ton poste avec une flopée de clients, et c’est souvent, il est où ton trousseau ?

— Dans la poche de ma veste, et ma veste est pendue dans la réserve, et le verrou est intact, faut-il te le chanter ?

— Moque-toi de ta mère !

— Restons pondérés, conseilla l’inspecteur ployé vers la tortue dont il caressa la carapace. Combien êtes-vous à les posséder, ces fameuses clés ?

— Mon commis, moi-même et deux personnes absentes depuis dix jours, répondit Victor.

— Peut-être que le voleur a pris une empreinte en pressant une boulette de cire ou de mastic sur le trou de la serrure, suggéra Joseph.

— Monsieur, si on vous serine de telles sottises, n’y prêtez pas foi. Dans ce genre de larcin vous pouvez être convaincu qu’il fallait surveiller vos clés. Êtes-vous certain que nul n’y a eu accès, ne serait-ce que quelques minutes ?

— Tout à fait. N’est-ce pas, Joseph ?

— Oui, oui, sûr, grommela Joseph.

Il venait brusquement de se rappeler l’incident de la veille. Cette femme qui avait ramassé une bûche sur le trottoir ne semblait pas avoir souffert de sa chute, se pourrait-il que… Il écarta ses conjectures et joua les benêts.

— Pourquoi vous demandez ça, m’sieu l’inspecteur ?

— Parce qu’il n’y a pas plus élémentaire et rapide que d’appuyer à plat une clé d’un côté puis de l’autre sur de la cire de sculpteur, ni vu ni connu. Un serrurier habile se fera fort, muni de ces indications, d’en exécuter une copie conforme sans trop de tâtonnements et de retouches. A votre place, monsieur Legris, je ferais changer les fermetures. Avez-vous dressé un état des objets volés ?

— Cette librairie contient énormément de marchandise, il est difficile de déterminer s’il manque des merles blancs. À première vue, rien n’a été dérangé, ce qui n’est pas le cas dans les appartements de mon associé et de sa fille. Ils rentrent en fin de journée.

— Des soupçons ?

— Non.

— Parfait, parfait. Nous verrons cela quand vous nous aurez remis la liste des valeurs escamotées. Après tout, les caroubleurs10 sont rarement bibliophiles et si vous dites qu’aucun livre ne fait défaut…

— Je m’en serais rendu compte, m’sieu l’inspecteur, j’ai l’œil américain ! s’écria Joseph, soulagé qu’on ait épargné son royaume de papier.

— Ah, je vous envie, murmura l’inspecteur Pérot.

— Quoi ? Ça vous plairait qu’on vous ratiboise ? aboya Euphrosine.

— Ces livres, ces centaines de livres… Voyez-vous, j’ai de modestes ambitions littéraires, il m’arrive de commettre des vers que je signe d’un pseudonyme et qui ont parfois le bonheur de paraître dans des revues.

— Vous écrivez, vous aussi ! s’exclama Joseph. Victor, résigné, soupira discrètement.

— Je nourris l’espoir de quitter un jour la police afin de vivre de ma plume. Hélas, je doute de la sollicitude du Très-Haut car, ainsi que l’a bien observé un littérateur anonyme : « Aux petits des oiseaux il donne la pâture, et sa bonté s’arrête à la littérature…» Allez, hop, mademoiselle Nanette, on réintègre son abri, c’est toi la plus veinarde !

— Vous avez cent fois raison, c’est rude, la vie d’artiste, approuva Joseph.

— Au fait, l’entrée principale de l’appartement se trouve bien dans l’immeuble mitoyen, n’est-ce pas ? Et cet immeuble est sous la vigilance d’un concierge ?

— Une veuve, Mme Ballu.

— Allons de ce pas converser avec Mme Ballu. On affirme que les concierges sont une source intarissable d’informations.

— C’est la vérité vraie, attesta Euphrosine, celle-là pourrait tenir la chronique des chiens écrasés.

 

Son lessivage des marches achevé, Mme Ballu concentrait son énergie sur la rampe qu’elle enduisait d’encaustique.

« Quand on pense au peu de temps que les gens passent dans les escayers et aux efforts que ça me coûte…» était-elle en train de ruminer lorsqu’elle aperçut, à l’orée du porche, un attroupement insolite.

— Y a eu un fric-frac chez M. Legris ! Beugla Euphrosine. Y a là un inspecteur qui voudrait vous interroger.

Ravie de cette pause imprévue, Mme Ballu commença par certifier n’avoir vu ni entendu miette, puis, ménageant son effet, poursuivit, arc-boutée à son balai :

— Encore que… La petite dame très « Kremlin »…

— La dame très quoi ? demanda Raoul Pérot.

— Ben oui, c’est comme ça qu’on qualifie la mode à la russe. Drôlement chic, d’ailleurs, ces blouses moscovites serrées d’une ceinture Néva, et les tissus turcs, et les crépons rayés… Chaque fois que j’feuillette La Mode illustrée j’me crois sur un marché persan…

— Ouais, cause toujours mon lapin, on devrait les enfiler à la mi-carême, ces déguisements-là, c’est pas catholique, rétorqua Euphrosine.

— Donc, cette petite dame très « Kremlin » ?

— C’était hier, c’est l’jour des choux aux lardons, bref elle voulait savoir si le logement de M. Mori était à louer, rapport aux volets clos. Elle allait livrer un chapeau chez les Primolin, ils perchent au quatrième. Elle est redescendue aussi sec, j’l’ai vue derrière mon rideau. D’un coup ça m’est revenu : les Primolin, ils séjournent chez leurs cousins de Ville-d’Avray. Ça m’était sorti d’la tête, sinon j’vous fiche mon billet qu’elle s’rait allée voir chez les Moldo-Valaques si j’y suis. Parce qu’on a reçu des consignes de la police, nous autres, les concierges. Ceux qui font péter d’la dynamite, leurs intentions n’sont pas imprimées sur leur bobine, alors on s’méfie, on fait barrage.

— À quoi ressemblait-elle ?

— Si vous croyez que j’m’en souviens, à part son manteau ruskof… Elle portait une voilette.

Le visage de Joseph prit une teinte d’aubergine trop mûre. Une idée martelait son esprit : la femme qui avait loué un billet de parterre, samedi soir, il n’aurait su dire si son manteau était de coupe ruskof ou austro-hongroise, mais une chose était sûre, elle portait une voilette.

L’inspecteur Pérot remercia Mme Ballu.

— Établissez un inventaire détaillé des articles manquants, avec leur description, et déposez-le au poste. Si vous pouviez tracer des croquis, ce serait utile à l’enquête… Euh, l’un de vous envisagerait-il d’héberger une tortue orpheline ?

 

Préoccupé, Victor prévint Joseph qu’il fermait la librairie jusqu’au lendemain.

— Vous avez quartier libre.

— Ne serait-il pas judicieux de contrôler qu’on ne nous a rien carotté ?

Désolé, Jojo tâchait à tout prix de sauver du naufrage la joie qui l’emplissait à la perspective de retrouver Iris.

— Vous savez, patron, j’ai dit avoir l’œil américain, seulement on a ses faiblesses, vaudrait mieux vérifier. Victor réprima un sourire, il n’était pas dupe.

— Allez-y, je monte.

Joseph tira la grande échelle devant les rayonnages de livres. Le génie des commis lui accordait protection, il aurait la béatitude d’entrevoir sa dulcinée.

— Et mon dîner ?

— Il est préférable de remettre votre festin de Balthazar à une heure plus propice, madame Pignot, ils se contenteront d’un en-cas.

— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toute cette boustifaille ? Si c’est pas lamentable, pendant le siège de Paris on la sautait, maintenant on dilapide !

 

Victor et Kenji, à quatre pattes, regroupaient les

livres éparpillés à travers le bureau lorsque Iris passa le buste par l’embrasure de la porte.

— C’est mon premier cambriolage, que c’est excitant ! s’exclama-t-elle en contemplant l’appartement dévasté de son père.

Beaucoup moins enthousiaste, Kenji collectait les gardes de sabres, les laques et les bols à thé balayés des étagères. Un encrier renversé avait imbibé le tapis d’une tache bleue.

— Mon armoire a été vidée, on a exploré chaque meuble, poussé le lit, retourné le matelas. J’ai l’impression que le voleur visait un but précis, enchaîna Iris.

— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

— On a négligé mon coffret à bijoux, et il était en évidence. Un enfant cherchant des confitures n’aurait pas agi autrement.

— Y a-t-il une pièce manquante ? demanda Victor. Vos estampes ?

— Il faut que je m’en assure, j’en ai pour un bout de temps, bougonna Kenji, s’appliquant à lisser les pages froissées de ses reliés.

 

Joseph glissa à bas de l’échelle et se gratta l’oreille. Cette situation dépassait son entendement. Même sans être passionné de littérature, un cambrioleur qui prend la peine de fabriquer des clés pour s’introduire dans une librairie aurait dû au moins se laisser tenter par les trois superbes tomes in-huit des Roses, de Pierre-Joseph Redouté, exposés en vitrine, ne fût-ce que pour leur valeur marchande. Quant à l’arrière-boutique consacrée aux périples en terres étrangères et abritant le saint des saints où M. Mori conservait une précieuse collection d’objets exotiques, elle n’avait subi aucun dommage.

Il essaya de résoudre cette devinette, mais les déambulations au-dessus de sa tête détournèrent le cours de

ses cogitations. Cela faisait plus d’une heure que M. Mori et sa fille piétinaient là-haut et Iris n’avait pas trouvé moyen de s’échapper cinq minutes alors qu’il brûlait de la revoir. Elle ne l’aimait pas, voilà. Une tristesse infinie lui serra le cœur. Pourtant, la lettre… Sa lettre.

« Ils la surveillent, c’est ça, surtout M. Legris. Depuis qu’il sait qu’elle est sa sœur il se sent une âme de duègne ! »

Il ébaucha le geste de remiser l’échelle et s’arrêta net. Ce parfum…

— Mon pauvre Joseph, toujours de corvée. Allons, venez, je vous ai apporté des babioles de Londres.

— Iris ! Vous, enfin ! s’écria-t-il d’une voix enrouée.

 

— Je suis perplexe, dit Kenji. On ne m’a dérobé que deux volumes, l’un fort rare : Le Pastissier françois, un Elzévir de 1655 dont la cote varie entre quatre et cinq mille francs, l’autre sans le moindre intérêt : Règles du savoir-vivre, par la baronne Staffe, acheté vingt centimes sur les quais. C’est bizarre.

Il fit coulisser le fusuma qui séparait son bureau de sa chambre à coucher. Si la natte, la courtepointe et l’oreiller de bois occupant le plancher surélevé de l’alcôve avaient été déplacés, on n’avait pas découvert la cache contenant ses papiers personnels, ménagée sous les lattes du sommier. Il en fut soulagé, mais déchanta en constatant que les ferrures du coffre japonais en bois foncé qui faisait face au lit étaient sorties de leurs gonds.

Victor se tenait à distance, afin de souligner sa discrétion. Ce coffre renfermait des souvenirs intimes et son propriétaire détestait qu’on s’insinuât dans son jardin secret.

Kenji fit la grimace et rejeta la mèche grise qui lui barrait le front.

— J’aurais besoin d’une dose de thé vert, murmura-t-il.

— Je vais vous en préparer, proposa Victor en s’éclipsant.

Penché sur la rampe de l’escalier intérieur, il observa un moment Iris et Joseph assis sagement côte à côte derrière le comptoir de la librairie. Il toussota et fit signe à sa sœur de le rejoindre.

— Votre inventaire, Joseph ?

— Impeccable, patron, tous les bouquins sont présents à l’appel, il ne me reste qu’à empaqueter les commandes à livrer demain et je ferme. M. Mori a-t-il une idée ce qu’on lui a volé ?

— Pas la moindre. Bonsoir, Joseph.

— Bonsoir, patron ! Bonsoir, mademoiselle Iris !

 

Victor et Iris s’attablèrent dans la cuisine autour d’une théière fumante. Kenji garda le silence, les yeux braqués sur sa tasse, puis déclara :

— Décidément c’est une énigme. Hormis ces deux volumes, on m’a chapardé dans mon coffre une coupe qui n’avait qu’une valeur sentimentale. Il y a quelques années j’ai reçu un colis en provenance d’Écosse, accompagné d’une lettre. Je vais vous la lire :

 

Brougham Green, le 14 octobre 1889

Cher monsieur Mori

Afin de respecter les volontés de mon frère qui vous portait une indéfectible affection, je vous envoie plusieurs objets qu’il désirait vous léguer en mémoire de vos explorations dans le Sud-Est asiatique. Il tenait particulièrement à vous remettre une coupe qui, selon lui, recèle un mystérieux envoûtement. Vous connaissez son sens de l’humour et le scepticisme qu’il affichait envers les croyances animistes. Ne voyez par conséquent dans ce don aucune intention désobligeante. En dépit de la laideur de ce calice, mon cher frère était convaincu qu’il vous porterait chance tout au long de votre vie. C’est pleinement persuadée de cette vérité que je reste votre amie dévouée.

Lady Fanny Hope Pebble

 

— Quel dommage que vous ne m’ayez jamais montré cette coupe, j’aurais tant voulu la voir !

— Ma chère enfant, ayant eu vent de votre habileté à sonder mes cachettes, j’ai pris soin de verrouiller mon coffre, dit Kenji en adressant un clin d’œil à Victor.

— Sous-entendez-vous que je suis curieuse ?

— Aussi sourd soit-il, le vieux renard a l’ouïe fine lorsque la belette rôde près de son terrier. Hélas, j’ai eu beau ajouter un cadenas, la ténacité de notre cambrioleur a déjoué mes précautions. L’animal a eu le nez creux, la coupe était emmaillotée dans un furoshiki.

— Un furoshiki ? répéta Victor.

— Une de ces étoffes de soie qui enveloppent les cadeaux, selon la coutume japonaise. Celui dont je m’étais servi me venait de l’oncle Hanunori Watanabe. J’en possède heureusement un second identique.

— Décoré de cigognes aux ailes déployées, il est superbe ! Je l’ai admiré quand…

Iris devint pivoine, consciente de s’être trahie.

— Quand… ? demanda doucement son père. Comme elle demeurait muette, il poursuivit d’un ton égal :

— Quand vous avez soulevé les lattes de mon sommier… Pour y débusquer la poussière, je suppose. N’en parlons plus.

— Revenons-en à cette coupe. Pouvez-vous la décrire ? Je prierai Tasha d’en exécuter un croquis, proposa Victor.

— C’est une singularité. La calotte crânienne d’un singe – sans doute un gibbon –, fixée sur un petit trépied de métal enjolivé de trois brillants et d’un minuscule faciès de chat aux prunelles figurées par deux agates jaspées.

— Il y a là un paradoxe, remarqua Victor. On vous ravit deux livres et une coupe de bazar, on néglige d’emporter vos estampes, on dédaigne la librairie.

— Un vrai casse-tête chinois, dit Kenji, pince-sans-rire. Je pencherais plutôt pour les premières armes d’un apprenti monte-en-l’air. Venez Iris, nous allons mettre de l’ordre, demain nous aviserons.

 

Profondément absorbé, Joseph s’échinait à traduire un article du Times, et cet exercice ne se faisait pas sans douleur. Une concentration farouche plissait son front, car les mots refusaient de se plier à la force de son intelligence.

— Eh bien, Joseph, vous êtes encore là ?

Joseph releva la tête. Victor le considérait avec une expression moqueuse.

— C’est un cadeau de Mlle Iris. Apprendre par tous les moyens fait partie des leçons d’anglais qu’elle me…

Il se mordit la langue, pour un peu il vendait la mèche. Un sourire niais illumina son visage.

— Patron, en français, ça veut dire quoi pebble ?

— Votre accent est épouvantable, épelez.

— P, e, deux b, 1, e.

— Pierre, galet, caillou. Allez donc accrocher les contrevents, nous partons.

— Et murder, patron ?

— Meurtre, assassinat, au choix. Bon, ça suffit, vous élaborerez vos intrigues criminelles en dehors des heures de travail.

— J’n’élabore pas, patron, je traduis.

— Vous avez raison, Joseph, étudiez, armez-vous de persévérance, peut-être les cours de Mlle Iris porteront-ils leurs fruits.

Radieux d’avoir obtenu la complicité tacite du patron, Joseph replia son journal, mais sa félicité se mua en inquiétude lorsque Victor lui lança d’un ton sévère avant de franchir la porte :

— Un conseil en passant : ne brûlez pas les étapes.

L’atelier était vide. Victor regarda le chevalet, puis ses yeux se posèrent sur la table. Elle avait laissé un mot.

Chéri, je rentrerai tard : un coup de feu chez l’éditeur. Ne m’attends pas. Euphrosine a préparé un excellent ragoût, il n’y a qu’à réchauffer. Je t’aime, je t’embrasse partout. Tasha.

 Tes photos d’enfants sont splendides.

Par la verrière, il aperçut le ciel gris ardoise. Il allait pleuvoir.

Il s’affala sur le lit. Face à lui, Mme Pignot, debout, son parapluie pressé contre sa poitrine, contemplait la ligne bleue des Vosges. Le tableau, presque achevé, ressemblait à certaines compositions de Berthe Morisot.

Il se réveilla en sursaut au milieu de la nuit, tiraillé par une pensée qui flottait dans son rêve. C’était important, il lui semblait que cela avait un rapport avec les événements de la veille. Il eut beau se creuser la cervelle, il ne réussit pas à se rappeler de quoi il s’agissait.

Quand Tasha arriva rue Fontaine vers trois heures du matin, il dormait tout habillé en travers de la courtepointe.