CHAPITRE X

Vendredi 15 avril

 

Le roucoulement des pigeons saluait la pointe du jour. Anna se pelotonna dans sa couverture en la maintenant aussi serrée que possible, il faisait si froid ! Au-dessus de sa tête, la tabatière cernait un rectangle gris, des gouttes frappaient de petits coups au carreau.

Anna gémit. Que ne pouvait-elle être transportée par magie jusqu’à la baie de Naples où elle s’éveillerait environnée d’une agréable chaleur ! Il fallait se lever, sortir, pousser l’orgue à travers la ville, glaner quelques sous, survivre. Une seule façon de réagir : s’extraire brutalement de son cocon et se vêtir en hâte. Elle enfila ses vêtements, frissonnant à leur contact glacé, bien qu’elle les ait enfouis la veille sous sa paillasse. puis elle enflamma une poignée de copeaux et ses deux boulets de coke au fond du poêle, luxe réservé au petit déjeuner. Elle se tailla une tranche de pain rassis et la mangea à petites bouchées pour la faire durer. Tandis que la casserole chauffait, elle se lava le visage et se brossa vigoureusement les cheveux qu’elle recouvrit de la coiffe. Elle s’apprêtait à verser l’eau chaude sur le filtre de la cafetière et se désolait de n’avoir qu’une ultime cuillerée du précieux moka acheté à grand prix chez le brûleur, quand un claquement sec à ses pieds la fit sursauter. A croupetons, elle libéra l’orifice d’où elle espionnait le logement du vieux et y ajusta son œil. Elle devina une mêlée confuse, puis elle distingua Achille Ménager aux prises avec une forme floue agrippée aux revers de sa redingote.

Achille s’écroula. La forme recula hors de son champ visuel. Ce fut le silence.

Les seuls sons qu’elle percevait étaient les martèlements désordonnés de son cœur. Elle pria la madone qu’ils ne trahissent pas sa présence et se retint de respirer. Il y eut un grattement régulier, étouffé, prudent. Quelqu’un furetait d’une pièce à l’autre sans se soucier du brocanteur affalé en une posture grotesque. Était-il juste sonné ? Était-il mort ?

S’enfuir, vite !

Elle s’étendit à plat ventre, allongea un bras, souleva la trappe pouce après pouce. Elle n’eut qu’un rétablissement à opérer pour se retrouver en équilibre sur un barreau de l’échelle et rabaisser l’abattant en douceur. Elle se laissa glisser, s’écorchant les paumes aux montants rugueux, et atterrit sur le palier.

Elle resta là, figée plusieurs minutes, avant de s’engager dans l’escalier. Accrochée à la rampe, elle enjamba la cinquième marche qui grinçait, car si elle pouvait entendre ce qui se passait chez Ménager, la réciproque était vraie.

Ce ne fut qu’en atteignant l’angle des rues de Nice et de Charonne qu’elle reprit son souffle. Elle fut aussitôt secouée d’un tremblement nerveux.

L’averse s’était calmée. Derrière les palissades du terrain vague, des accords de guitare ponctuaient un flamenco déchirant.

 

Lorsque Kenji était fatigué, ses yeux s’étrécissaient en deux fentes qui le faisaient ressembler à un chat. Appuyé au dossier de la banquette, il caressait négligemment le pommeau de sa canne en observant une compagnie de gardes républicains à cheval devant la caserne de la place Monge.

— Je ne parviens pas à saisir pourquoi vous m’avez averti si tard de cette expédition, marmonna-t-il, penché à la vitre du fiacre qu’il venait d’ouvrir afin d’échapper à l’odeur du tabac.

Victor exhala une longue bouffée de cigarette. Dès qu’il avait appris que Clovis Martel déballerait ce matin-là rue Saint-Médard, il lui était apparu que seul Kenji serait apte à authentifier la coupe. Il avait donc décidé de lui téléphoner à vingt-deux heures, et pour éluder le rôle joué par Yvette, s’était enferré dans un récit tarabiscoté d’où il ressortait qu’au cours d’une visite à la famille du Houssoye, la cuisinière lui avait révélé avoir remis un bol étrange repêché parmi les ordures à un revendeur de vieilleries.

— Ce n’est qu’hier que j’ai réussi à localiser le bonhomme, répondit-il, soulagé d’avouer enfin la vérité.

— Vous menez vos enquêtes à des heures indues. Quand ce n’est pas la nuit, c’est aux aurores !

— Si le hibou veut manger, il doit veiller, vous me l’avez assez servi, celui-là.

— Ne retournez pas mes proverbes contre moi, protesta Kenji, plutôt flatté de constater que son fils adoptif avait retenu ses leçons. Ainsi vous êtes allé chez le propriétaire de la carte de visite, vous auriez pu me mettre au courant, elle m’était destinée. Comment avez-vous obtenu son adresse ? Elle n’y figurait pas.

— Très aisément, je vous l’ai expliqué au téléphone, je me suis renseigné au Muséum d’histoire naturelle.

— Vous lui avez parlé ?

— Il était absent, je me suis rabattu sur la domesticité, voilà pourquoi je ne vous ai rien dit de ma démarche, répliqua Victor, préférant ne pas lever le voile sur l’assassinat d’Antoine du Houssoye. Désireux d’éviter le pavage caillouteux, le cocher les déposa près de la petite église Saint-Médard flanquée de son square peuplé de clochards et de moineaux effrontés. À mesure qu’ils gravissaient la montueuse rue Mouffetard dominée par le dôme trapu du Panthéon, ils croisaient des passants de plus en plus nombreux. Les bacheliers désertant les collèges des Jésuites troussaient des galanteries aux petites bonnes qui bayaient aux devantures des magasins de confection.

Kenji affichait une expression préoccupée. Contrairement à ce qu’imaginait Victor, il ne songeait pas à leur quête. Le jour précédent, au lieu de se rendre chez son tailleur, il avait fait un saut rue Monsieur-le-Prince où Pierre Andrésy tenait son commerce de relieur, l’attitude sournoise de Joseph lui ayant mis la puce à l’oreille.

Coincée entre une bâtisse de quatre étages et un

garde-meuble, la modeste échoppe se signalait aux chalands par une enseigne suspendue au-dessus d’une vitrine minuscule abritant un fouillis d’échantillons de cuir. Lorsqu’on en franchissait le seuil on était surpris de se trouver face à une salle de belles dimensions, encombrée de tables massives, d’une presse à percussion et d’un étau à endosser. Il y flottait une senteur de peaux tannées et de colle qui prenait à la gorge. Une multitude d’outils encombraient des étagères : plioirs en buis, en os, scies à grecquer, cousoirs, poinçons. frottoirs, compas, tous voués à la réalisation de chefs-d’ œuvre.

Le maître de céans, un homme d’une soixantaine

d’années, le chef auréolé de neige, les yeux bleu-vert. l’allure juvénile, régnait sur ce royaume dédié au papier, qu’il fût de Hollande ou du Japon, chiffon ou vergé, format in-douze ou in-folio. Il avait accueilli Kenji avec une bonne humeur qui, alliée à son talent, lui valait la fidélité des plus célèbres libraires. À la question de Kenji concernant deux volumes précieux de La Fontaine, confiés à ses soins par Victor Legris, il s’était étonné : « Je ne les ai jamais eus en main, j’ignore à quoi ils ressemblent. » Devant l’insistance de son client, il avait secoué la tête d’un air chagrin, troublé que l’on pût mettre en doute sa probité. Kenji s’était excusé, son commis avait probablement omis de les lui porter.

Quand il quitta la boutique, les soupçons qui lui empoisonnaient la vie le poussèrent à téléphoner aussitôt à Mlle Bontemps afin de s’assurer qu’elle avait bien reçu Iris le mercredi matin. La stupeur embarrassée de son interlocutrice mit un point final à ses conjectures. Si Joseph et Iris lui avaient débité des coquecigrues le même jour, pratiquement à la même heure, c’est qu’ils étaient ensemble.

La nuit passée à ruminer cette évidence s’était écoulée de façon chaotique entre insomnie et cauchemars. Pour couronner le tout, Victor lui avait fixé rendez-vous à six heures. Et maintenant, il bâillait ou serrait les mâchoires selon que l’épuisement ou la colère l’emportait.

Ils enfilèrent une ruelle encaissée bordée de maisons basses. Les biffins du quartier la considéraient comme leur fief et investissaient en fin de semaine ses cours médiévales aux poutres apparentes. Les portes cochères béaient sur des montagnes de détritus où venaient se ravitailler les chineurs qui, moyennant finance, glanaient la manne récoltée par les piqueurs et les placiers pour la proposer aux particuliers :

— ’Chand d’habits, chiffons, ferrailles !

À moins qu’ils ne fournissent un maître chiffonnier, la crème de cette humanité nocturne, le seul qui eût une chance réelle de s’enrichir en vendant ces rebuts aux industriels du retraitement.

Tout ce qui offrait encore une utilité quelconque atterrissait sur des lambeaux de toiles étendus le long des trottoirs étriqués, et se voyait attribuer une valeur rarement supérieure à quinze sous. Des chapeaux de femmes avoisinaient des coquilles Saint-Jacques vides ou des fers à friser. Près d’une collection de clous rouillés s’amoncelaient des strates de lingerie, de robes, de manteaux effrangés que pétrissaient furieusement des ménagères mal fagotées. À en juger par la rapacité de leurs mains plongées au sein de ces nippes âprement disputées, on pouvait supposer qu’elles n’avaient plus rien à se mettre et que leur pudeur dépendait de ce qu’elles pourraient arracher à leurs rivales. Kenji songea qu’il préférerait adopter la tenue adamique plutôt que de se colleter à ces harpies. Un escogriffe attifé d’une pelisse et d’une chapka de lapin lui exhiba un assortiment de produits pharmaceutiques aux vertus éprouvées.

— Cui-là, y raffermit les clous d’girofle39 Adieu bobos ! Les chaises de votre salle à manger40 s’tiendront au garde-à-vous. Cui-là, c’est numéro un rapport aux coups d’ grisou sous la citrouille les lendemains de rigolboche. Cui-là vous lubrifie la tuyauterie mieux qu’un lavement. Cui-là, y fait r’pousser le mouron sur la cage. Cui-là…

Il se dégagea et parvint à rejoindre Victor occupé à sonder un monceau de romans incomplets d’où s’échappaient parfois des images pieuses et des coupures de journaux illustrés. La marchande, une Martiniquaise coiffée d’un madras à cornes, vantait sa drouille d’une voix de baryton.

— J’ai nettoyé le palace d’un rentier qu’a passé l’arme à gauche, c’est du premier choix ! Décide-toi, mon coco, j’te fais le tiers du prix marqué. Fouille, fouille !

— Où est l’emplacement de Clovis Martel ? demanda Victor.

— Là-bas, à côté des vieilles copies conformes, aucun danger de le louper, il a un blair à pas s’promener les jours de pluie.

Ils jouèrent des coudes à travers la foule, mais la rue était barrée d’un attroupement devant l’étalage des deux vieilles mentionnées par la Martiniquaise, des sœurs jumelles affligées d’un strabisme convergent. Le mégot collé à la lippe, une petite gouape, un foulard rouge sang entortillé autour du cou, grasseyait en brandissant une lame de couteau.

— Elles appellent ça un surin ! Vrai que c’est une antiquaille, il doit dater du Cro-magnon, leur eustache, parce que le manche, ben c’est tout simple, j’y ai à peine touché, il a taillé la route !

Les badauds s’esclaffèrent.

— Quand on ne sait pas ouvrir un cran d’arrêt, on se sert d’un couteau à huîtres ! Ici on n’a que la fleur de la fine farine, rétorqua l’une des sœurs.

— La farine, tu m’as roulé dedans, madame Pète-sec ! hurla le titi. Rends-moi mon pognon !

— Compte là-dessus et bois d’l’eau, claironna sa jumelle.

— Toi, le double de l’autre, numérote tes abattis, j’vais te mettre les yeux en face des trous, raclure de macadam !

Victor et Kenji évitèrent de justesse l’ouverture des hostilités. Dès qu’ils se furent dépêtrés de la bousculade, la rue reprit un aspect débonnaire. Identifier Clovis Martel ne posa guère de problème, tant son nez protubérant, dont la teinte violacée trahissait la fréquentation assidue des caboulots, se signalait de loin.

Grand, maigre, coiffé d’un galure cabossé, le menton en galoche souligné d’un bouc, il suivait l’algarade d’un regard accablé en mordillant une allumette. Kenji étudia le fatras d’objets hétéroclites alignés à ses pieds : deux rabots, un vase de nuit, une dent de narval, des épingles à cheveux, une mauvaise copie de la Joconde, une paire de croquenots aux fissures emplies de poix.

— Quand ces momies auront fini de se crêper le chignon, j’pourrai enfin étrenner. Des fesse-mathieux comme elles, ça court pas la ville, elles feraient suer les picaillons des murs, tandis qu’moi, je suis carré, jamais d’réclamations, et si vous trouvez pas votre bonheur ici, j’ai une foultitude d’occases en stock.

— Une coupe, par exemple, consistant en une boîte crânienne de singe, sur un trépied décoré de brillants et d’une tête de chat, dit Victor.

Clovis Martel les considéra avec stupéfaction.

— En voilà une sévère ! Et où que j’aurais décroché ce genre de timbale ? Chez Christofle41 ?

— Vous l’avez achetée à la gamine d’un certain Léonard Diélette. Or elle appartient à Monsieur, précisa Victor en désignant Kenji.

— Moi ? J’ai rien acheté du tout. Diélette connais pas. Et quand bien même ? Le libre échange est interdit ?

— Où est cette coupe ? insista Victor.

— Je n’ sais d’quoi vous causez. Où est-elle, où est-elle, quelque part en France ! aboya Clovis Martel en affectant d’arranger l’ordonnance de son étalage.

Il se redressa tout d’une pièce. Ses petits yeux porcins lui sortaient de la tête, son teint avait viré au vermillon

— Et puis merde, quoi ! Laissez-moi turbiner, j’suis

pas là pour compter les mouches, nom de Dieu, éructa-t-il.

Nullement impressionné, Kenji fit deux pas en avant.

— Je reprends. Cette coupe m’a été dérobée lors d’un cambriolage. La détention de biens volés porte le nom de recel, et le recel est puni par la loi, expliqua-t-il posément.

—  h ! le v’là-t-y pas qu’il y va d’son sermon d’curé ! Ça fait plus de dix ans que j’déballe ici et personne ne m’a jamais suspecté d’recel. Alertez les cognes si ça vous chante, on s’expliquera. Hein, Abel, t’entends ça ? brailla-t-il à l’adresse d’un marchand de vin à la panse énorme sur laquelle une escadre aurait navigué à l’aise. L’architecte de l’univers m’en soit témoin, j’ sais bien qu’j’ai la mémoire qui bat de l’aile, mais jamais en affaires. C’est toute la profession qu’vous insultez !

Un attroupement s’était formé et approuvait vigoureusement les propos de Clovis Martel.

— Est-ce qu’on est dans un pays libre ? gronda un chiffonnier genre armoire à glace.

—  C’est vrai, ça, on est dans un pays libre, oui ou non ? vociféra Clovis Martel.

Victor murmura à Kenji :

— Ce type nous embobine.

Scandalisé, Clovis Martel, beugla de plus belle :

— Vous êtes de sacrés emmerdeurs, vous autres ! Vous voulez quoi pour me croire ? Que j’me tranche la

gorge ? À moins que j’monte en haut du clocher d’ l’église Saint-Médard et que je saute ?

Kenji l’écoutait, un léger sourire flottait sur ses lèvres.

— Toi l’Chinois, te paye pas ma fiole ou j’te fais bouffer tes dents en guise de casse-croûte. Maintenant, du balai, j’veux plus voir vos gueules ! Non mais, j’agonise et ça les réjouit !

— Laissez tomber, dit la Martiniquaise qui s’était approchée, il est si plein de picrate qu’ça suffirait pour faire flotter un baleinier. On n’est pas tous de son acabit, n’allez pas aux flics, ça nous ferait du tort. Vous cherchez quoi ?

— Un objet volé.

— On peut dire c’ qu’on veut du Clovis, sauf l’accuser d’vol.

— Il l’a peut-être revendu en toute bonne foi, suggéra Victor. Vous savez avec qui il traite d’habitude ?

— Je réfléchis. Si c’est un objet de valeur, il a pu le monnayer à son pote.

— Son pote ? Il est là ?

— Lui ? Ah non, c’est un aristo du déchet, il a pignon sur rue.

— Quelle rue ?

— Maman Doudou, moucharder ? grommela-t-elle en lorgnant le portefeuille que Kenji venait de tirer de sa veste.

— Un petit effort, madame.

— C’est qu’à moi aussi il arrive d’avoir des absences, surtout au saut du lit, murmura la Martiniquaise en enfouissant prestement un billet bleu dans son giron. Il a une boutique. Son prénom c’est celui d’un Grec d’autrefois, un guerrier, un brave d’entre les braves, qui s’est fait bêtement refroidir parce que son armure ne couvrait pas son talon. Je l’ai lu dans un d’mes bouquins. Il y a de quoi se tordre, parce que l’Achille Ménager il est pas du genre « avec qui voulez-vous lutter ? ». Sa boutique elle est rue de Nice, près de la rue de Charonne, c’est drôle, ça vient juste de m’revenir. Le numéro j’ai oublié, mais vu que c’est le seul commerce…

— Vous devriez manger du poisson, c’est souverain pour la mémoire, conseilla Kenji.

Lorsqu’ils repartirent en sens inverse, l’agitation s’était calmée, les sœurs jumelles cajolaient un antiquaire lancé sur la piste de la perle rare, et l’homme à la chapka, affalé dans un fauteuil défoncé, offrait aux chalands des tubes scellés contenant le seul, le vrai, l’unique élixir de jouvence.

— Ça occit les cheveux gris, m’sieu, cinq sous, et mort à la patte-d’oie !

Kenji se laissa attendrir. Victor s’étonna.

— Vous gobez ces fadaises ?

— Je gobe bien les vôtres. Au fait, Diélette… Ne serait-ce pas le patronyme de cette enfant que vous avez confiée à Iris ?

Amusé par l’expression catastrophée de Victor, il ajouta :

—  Je crains fort qu’il ne vous faille reprendre du début le récit que vous m’avez débité au téléphone, sans négliger le moindre élément… Vous n’avez pas l’air d’être dans votre assiette, Victor, un régime carné vous remettrait les idées en place. Rien ne vaut une entrecôte pour retrouver son allant. Je vous invite à déjeuner chez Foyot. Mais d’abord, passons rue des Saints-Pères prévenir Joseph, ensuite nous irons faire un brin de causette avec Achille Ménager.

 

L’émissaire avait perdu toute notion du temps.

« J’ai échoué, je suis indigne de ta confiance, Seigneur. »

Le logis et la soupente du vieux avaient été retournés sans résultat. Détail troublant : à qui appartenaient ces dessous féminins ? Brasser le foutu bric-à-brac de cette boutique représentait un travail de titan. Comment venir à bout de cet amoncellement de saletés ? Une escouade de portefaix aurait déclaré forfait, même équipée de pincettes.

Rien. Toujours rien. Le biffin au gros pif du marché Saint-Médard aurait-il raconté des bobards ? Le billet bleu assorti de menaces précises avait pourtant produit son petit effet, le bonhomme s’était lâché sans retenue :

« Rue de Nice. Achille Ménager. Il m’a refilé trois ronds pour peau de balle, cette chose, c’est du toc. »

Seulement voilà, Achille Ménager était passé ad patres, impossible de lui soutirer l’once d’un renseignement. Ç’avait été une erreur de le tuer.

L’émissaire envoya valdinguer une rangée de pots à moutarde.

« Imbécile, tu t’es fait avoir ! »

Des coups ébranlèrent le chambranle de la porte, une voix d’homme cria :

— Monsieur Ménager, vous êtes là ?

L’émissaire se rencogna entre le mur et la vitrine opaque.

— C’est fermé, dit une seconde voix masculine. Inutile d’insister, il n’y a personne, nous reviendrons.

Prudemment, l’émissaire se courba vers l’un des carreaux englués de toiles d’araignées.

Deux silhouettes se détachèrent.

L’émissaire se rabattit vivement en arrière. Cette impression de déjà-vu…. Non, un souvenir, pas une impression ! C’étaient eux ! Qui les avait informés ? Le type au gros pif ?

« J’aurais dû l’éliminer, mais il y avait trop de monde… Ces deux-là en savent plus que moi. »

Le Japonais et son associé s’éloignèrent.

Sauter sur son vélo. Ne pas les perdre de vue. Sa dernière chance.

 

En proie à la panique, Anna Marcelli s’était enfuie sans songer à se vêtir chaudement. Elle grelottait le long des rues du quartier Popincourt. Les boulangers ôtaient les contrevents de leurs boutiques, imités par les crémiers et les fruitiers. Des femmes en cheveux se hâtaient, le cabas au bras, des gamins faisaient emplir de lait leur pot de fer-blanc, les ouvriers entamaient leur journée au zinc des mastroquets avec une dose de piquette ou de vieux marc.

Encore sous le coup de l’émotion, Anna marchait à l’aveuglette, déroutée de ne pas sentir au bout de ses bras le poids rassurant de son orgue de Barbarie. Il lui semblait parcourir un territoire inconnu, dont chaque habitant dénigrait sa lâcheté.

Neuf heures sonnèrent. Elle entra dans l’église Sainte-Marguerite. C’était là que Luigi et elle venaient prier. Après la mort de son père, elle avait pris l’habitude de se recueillir chaque semaine à l’intérieur de cet édifice à l’aspect peu engageant. Protégé par cette façade rébarbative se dissimulait un sanctuaire paisible orné de peintures attribuées à des artistes italiens, notamment à Salviati, à Luca Giordano, à Brunetti. Elle aimait particulièrement méditer au creux de la chapelle des Âmes du Purgatoire, décorée de fresques camaïeu en trompe l’œil. A l’arrière-plan d’une colonnade corinthienne se dressait un groupe de statues. L’une d’elles lui évoquait son père. Agenouillée à ses pieds, elle lui confiait ses espoirs et ses doutes. Ce jour-là, paupières closes, elle lui conta la scène affreuse qui s’était déroulée le matin. Quand elle eut le courage de lever la tête et d’ouvrir les yeux, elle crut voir la statue dessiner un geste familier, une main pointée vers elle, l’autre dressée en l’air. C’est ainsi que Luigi exprimait sa dérision envers les angoisses de la petite Anna. Réconfortée, elle songea qu’il lui fallait retourner rue de Nice, récupérer son orgue et une partie de ses affaires avant qu’on ne découvre le corps du brocanteur et qu’on ne la charge du meurtre. Puis elle se convainquit qu’Achille Ménager n’était qu’évanoui. On l’avait frappé, il était tombé, voilà tout, il allait reprendre ses esprits.

Rue Basfroi, elle trouva un sou dans sa poche et s’acheta un croissant. Au fond de cours moroses se tapissait le commerce des brancards, des roues, des ressorts d’occasion, des zincs de bistrots. La casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, des ferrailleurs disposaient des poêles de fonte et des chaudrons en bordure du caniveau. L’un d’eux lui saisit le bras et lui demanda d’un ton gouailleur si elle voulait s’offrir du bon temps au comptoir d’un estaminet. Elle s’arracha à son étreinte et pressa le pas. Elle vit au loin un trait noir rayer le ciel maussade, la colonne de Juillet, chapeautée de son Génie doré déployant vainement ses ailes. Rebroussant chemin, elle atteignit le bâtiment de la Compagnie nationale des petites voitures. Sous un marronnier rougeoyait un brasero autour duquel des employés en uniforme à boutons de cuivre tendaient leurs doigts maculés de crasse. Elle considéra ses mains rouges, elle les eût volontiers dégourdies au-dessus des braises, mais elle eut peur de se frotter à ces hommes. Au-delà d’une cheminée d’usine piquée entre deux immeubles, elle avisa la pâle verdure d’un square. Une immense lassitude s’empara d’elle. Elle devait s’accorder une pause, sous peine de s’effondrer.

Les premières gouttes de pluie se mirent à tomber.

 

L’émissaire regardait l’ondée laver la rue de Tournon. De son abri, sous l’auvent d’un magasin d’antiquités spécialisé dans la vente d’instruments anciens de musique à cordes, impossible de deviner si le Japonais et son associé en étaient au plat de résistance ou au dessert. Chaque fois que la porte du restaurant Foyot battait, l’émissaire espérait que son attente serait récompensée. Déception. Cependant, pas question d’abandonner la place, bien qu’il y eût de fortes chances que les deux compères retournent à la librairie.

Son estomac gargouillait. La pluie avait cessé, quelques rares passants s’aventuraient sur les trottoirs.

Enfin, ils sortirent et gagnèrent à pied le carrefour de l’Odéon. En retrait, l’émissaire poussait son vélo, feignant d’admirer les vitrines.

— Pensez-vous que cela soit une bonne idée ?

— Après ce que vous m’avez révélé j’en suis persuadé. Nous ne sommes pas censés savoir qu’Antoine du Houssoye a été trucidé, répondit Kenji. Avons-nous reçu un faire-part ?

— Les journaux l’ont mentionné.

— Nous ne lisons pas les faits divers. Ce monsieur m’a adressé un mot dans lequel il requiert mon appui, il est naturel que je veuille le connaître.

— Et comment avez-vous localisé son domicile ?

— Oh, le plus simplement du monde, Victor, c’est vous qui m’avez renseigné. Tranquillisez-vous, je n’ai nullement l’intention de marcher sur vos brisées, jouer les limiers n’est pas mon fort, je me contenterai de répondre à l’image que les Occidentaux qui, soit dit en passant, confondent l’empire du Milieu et l’empire du Soleil levant, se font des Orientaux.

— Ah ! Quelle sorte d’image ?

— Je serai cauteleux, énigmatique, je multiplierai les courbettes, et j’émaillerai mes propos de phrases exotiques si l’hôtesse m’offre une collation : Arigato okamisan. Grand merci, madame.

Victor leva les yeux au ciel.

— On ne sait quand vous plaisantez ou quand vous êtes sérieux.

— Je suis très sérieux, je veux voir de près ces gens qui me semblent être impliqués dans une drôle d’histoire. Cocher ! Rue Charlot.

— Je vous accompagne, dit Victor.

L’émissaire laissa le fiacre prendre de l’avance et appuya sur le pédalier. Demain, dès l’aube, il retournerait fouiller rue de Nice.