CHAPITRE V
Mardi 12 avril
— Revivez le siège de Sébastopol dans votre chambre à coucher ! Succès garanti, un vrai miracle : il suffit d’enduire vos bois de lit de mon vernis à l’aide d’un pinceau, et les punaises tomberont raides ! Six sous le flacon, monsieur, une affaire !
Victor se détourna afin d’esquiver la liqueur jaunâtre qu’un camelot campé rue de Bretagne secouait sous son nez, et aborda le marché des Enfants-Rouges, dont l’entrée s’encastrait entre une boucherie et une charcuterie.
Ce fut comme s’il pénétrait dans sa chambre noire, tant la lumière de cette matinée maussade était voilée par la verrière poussiéreuse reposant sur d’épaisses poutres sombres. Les immeubles ouvriers qui le surplombaient de leurs six étages figuraient les parois d’un gouffre où il se sentait englué. L’agitation des commerçants installant leurs éventaires accrut son malaise. Où qu’il portât les yeux, la mort lui faisait la nique : carcasses de mouton sanguinolentes, abats de porc, mous de veau qu’un tripier gonflait en maniant un soufflet.
Nauséeux, il s’assit sur une caisse, son matériel calé sur les genoux. Il s’était muni d’un appareil à main, solide, peu encombrant, chargé d’avance d’une dizaine de plaques qui se succédaient automatiquement à chaque prise de vue, lui permettant d’opérer rapidement, en étant assuré d’une mise au point exacte.
— Monsieur le photographe, t’as l’estomac vide… tu veux un remontant ? Une lampée d’absinthe de Pontarlier ? Quinze centimes, ça va pas t’ruiner. Le beignet est en prime.
Il refusa d’un signe, évitant de croiser le regard de
la grosse femme moustachue qui tenait ces propos tout en rissolant des saucisses au-dessus d’un brasero.
— Ben, te sauve pas, mon prince, j’vais pas t’faire un lardon, ma parole, vous l’avez zieuté ? Il est plus crayeux qu’une communiante !
Sous les rires gras des chalands, il eut tôt fait d’atteindre la sortie, le marché était minuscule. La physionomie bienveillante d’une fleuriste ambulante lui rendit foi en l’humanité, il ne s’aperçut pas que la sacoche contenant ses châssis bâillait. Désireux d’enjamber un tas d’épluchures au milieu de l’étroite rue des Oiseaux, il rajusta la courroie de son appareil. Il y eut un fracas, des fragments de bois et de verre jonchèrent le pavé. Des mains tentèrent de s’en saisir, Victor n’eut que le temps de les écarter.
— Attention tu vas te couper ! lança-t-il à une fillette maigrichonne accoutrée d’une robe trop large.
— Vivi ! Va pas t’entailler les doigts ! cria simultanément un homme juché sur une carriole tirée par un âne.
Cet équipage s’était engagé dans la ruelle à la suite de Victor.
— Si c’est un miroir, sept ans de malheur ! remarqua l’homme en sautant sur la chaussée.
— Rien que du verre blanc, répondit Victor avec un
sourire qui s’accentua lorsque la gamine caressa sa chambre noire.
— Elle est belle votre lanterne magique, murmura-t-elle. Vous êtes illusionniste, comme M. Méliès ? Je passe souvent devant son théâtre, il donne des matinées enfantines, ce que j’aimerais y aller !
— Non, non, je ne suis qu’un simple photographe, mademoiselle. Je me nomme Vivi… Victor Legris.
— Moi c’est Yvette, pas Vivi.
— La v’là qui joue les duchesses offensées parce que son vieux papa lui sert son p’tit nom en public. Léonard Diélette, placier.
— Placier ?
Victor éprouvait de la sympathie pour ce visage que mangeaient des cheveux, une moustache et une barbe anthracite. Seuls émergeaient les yeux pâles et le nez fleuri.
— Oui, monsieur, placier et fier de l’être. C’en est fini d’arpenter Pampeluche la nuit, le cachemire d’osier20 arrimé aux épaules et le crochet à la main. J’ai longtemps été piqueur, les vicissitudes de l’existence ça me connaît ! Je parcourais mes vingt kilomètres quotidiens à la recherche de détritus où puiser ma nourriture, mon loyer et mes frusques. Pas question de lambiner, parce que j’peux vous jurer qu’j’étais pas solitaire, on se bousculait à plus de vingt-cinq mille à gratter notre pitance parmi les déchets. J’rentrais au bercail lessivé. À l’aube, c’était le triage suivi de la revente. J’étais aussi purotin que Job, mais libre, sans horaires. Quand la Vivi est née, j’ai dit à ma bourgeoise : faut qu’on se sorte de la brême. C’est après la mort de ma pauvre Loulou, il y a cinq ans, qu’à force d’économies j’ai réussi à racheter la place du père Gaston.
— C’est bientôt terminé, ces discours sur la voie publique ? J’dois livrer mes pratiques ! brailla un poissonnier attelé à une voiture à bras.
Léonard Diélette se percha sur son siège et claqua de la langue. Aussitôt, l’âne se mit en route.
— Lui, c’est Clampin, expliqua Yvette en flattant l’animal. Il est bancal, il boite un peu, mais il est vaillant, il ne renâcle jamais, même si c’est plein à ras bord.
Victor avait réglé son pas sur celui de la gamine. Ses cheveux noirs accentuaient le teint blafard de sa frimousse. Bien qu’elle fût propre et plutôt coquette, elle lui rappelait les jeunes mendiants des œuvres de Murillo.
Ils enfilèrent la rue de Beauce puis la rue Pastourelle.
— Vous allez loin ? demanda-t-il.
— Rue Charlot. Papa y visite les maisons où il y a des boîtes à ordures, il va les collecter à chaque étage, il les vide dans une grande poubelle, il les nettoie et les remonte. En échange, les concierges l’autorisent à récupérer les choses de rebut.
— Eh oui, monsieur, ça va, à la douce, je suis un privilégié ! Sans compter que j’m’arrange pour obtenir les faveurs des cuisinières. Si on compare, le concierge, c’est Dieu le père et les cuisinières ce sont les anges gardiens de l’immeuble, elles me réservent toujours les restes de nourriture et les croûtes de la maisonnée. Donnant-donnant, je vais leur tirer d’l’eau à ces braves filles, je s’coue les tapis, je joue les facteurs quand parfois y a des idylles entre l’une d’elles et un cocher !
— Vous permettez que je vous tienne compagnie ? Je voudrais réaliser des clichés de vous et de Vi… Yvette.
— Aucun problème, seulement n’espérez pas que j’prenne la pose, j’ai du pain sur la planche.
« La providence me les a envoyés », songea Victor, qui possédait dorénavant un prétexte pour s’introduire chez les du Houssoye. Il ferait ainsi d’une pierre deux coups en complétant sa série de photographies d’enfants au travail.
— Et où vous porterai-je les épreuves ?
— C’est gentil de nous les offrir. Vous n’aurez qu’à passer cité Doré, à mi-chemin de la rue Jenner, du boulevard de la Gare et de la place Pinel, à dix minutes du Jardin des Plantes, tout près de la cité des Kroumirs. À côté de notre cahute, y a celle d’une diseuse de bonne aventure, elle se fait appeler Sibylla, en fait son nom c’est Coralie Blinde.
— Moi, les après-midi, je vends des épingles à tête noire rue Montmartre, face au bar du numéro 32, celui où on peut boire à des distributeurs automatiques, ajouta Yvette.
Tandis que son père toquait à la loge d’une maison, elle constata d’un ton grave :
— J’ai pas l’ droit.
— Le droit de quoi ?
— De vendre des épingles. Pour les agents on est des mendigotes. La semaine dernière, ils ont embarqué Phonsine, c’est mon amie, elle pleurait, elle refusait d’aller au poste. Ils lui ont dit que si elle continuait à racoler les passants avec sa camelote, elle deviendrait une fille perdue. C’est pas vrai, elle vole personne, elle gagne honnêtement sa vie. Moi aussi. J’tiens ça de papa. Un jour, il a trouvé un billet bleu oublié dans la poche d’un vieux paletot, une jolie somme ! Eh ben, il l’a rapporté au concierge qui lui en avait fait cadeau.
— Où te procures-tu tes épingles ?
— J’les achète aux Halles très tôt le matin, ensuite je rejoins papa. À midi, je garnis mon panier et je vais au travail, voyager en omnibus, j’adore ! Quand je repère les cognes, je me planque dans le bar automatique, derrière les tonneaux. Je ne propose mes épingles qu’aux dames. Des fois, y en a qui m’en prennent pour quinze sous.
Léonard Diélette remit à sa fille plusieurs paquets qu’elle rangea à l’intérieur de la charrette. Il y avait deux côtelettes à moitié entamées, un morceau de gâteau de riz enveloppé de papier journal, des bouchons, des bocaux, des fioles et des éponges, provenant d’une pharmacie occupant le rez-de-chaussée.
— Visez-moi cette paire de bottines ! Ouais, d’accord, les semelles ouvrent une gueule d’alligator, mais le cuir est beau, je les écoulerai chez un savetier.
L’immeuble voisin s’avéra être une mine de rognures de flanelle, de lambeaux d’étoffe, de lisières de draps, issus d’un atelier de couture. Cela tombait à pic, Léonard Diélette était en cheville avec un fabriquant de courtepointes.
Sa trogne rubiconde témoignait qu’il n’avait su décliner des godets de bistouille.
— Papa a toujours la pépie, déclara Yvette. Le pire c’est que le fil en quatre21 du rogomiste qui le ravitaille finira par lui ronger le foie.
Une femme blonde, grassouillette, vêtue d’une robe de faille noire, les dépassa, en proie à une émotion qui la poussait à soliloquer.
— Bonjour madame Bertille ! s’écria Léonard Diélette.
— Oh ! Excusez-moi, je ne vous avais pas vu, je suis toute tourneboulée.
— Des tracas ?
— Un grand malheur, monsieur Léonard, un très grand malheur ! Qui aurait pu se douter… Je me presse, j’ai abandonné le vieux pour aller en courses, l’heure de sa collation approche.
— Qui est-ce ? demanda Victor en désignant la femme qui se hâtait, le bonnet de guingois et la démarche saccadée.
— Bertille Piot, la cuisinière d’une famille huppée qui crèche au 28. Les du Houssoye. Où pourrait-on dégoter une femme si vaillante ? Tête de lard, cœur d’or. Y a deux jours, grâce à elle, Vivi et moi on s’est régalés d’un demi vol-au-vent et d’un pot-au-feu qu’elle nous avait…
— Je file devant, l’interrompit Victor. J’aimerais jeter un coup d’œil à la maison de ces du Houssoye.
Il atteignit le 28 au moment où Bertille Piot traversait une cour pavée et s’engouffrait dans un corps de bâtiment du XVIII° siècle. Avant qu’il ait pu poser la main sur le heurtoir, le concierge surgit de la loge sise à l’entrée de l’hôtel particulier.
— Je devine à votre air surpris que vous vous interrogez sur ma vélocité. Don de prescience, monsieur, cela permet de détecter les importuns et d’épargner aux propriétaires moult désagréments.
En dépit d’un couvre-chef monumental, l’homme n’était pas plus haut qu’un enfant de douze ans, ce qui ne le privait nullement de toiser Victor de façon fort incivile.
— Je ne suis pas un importun, riposta Victor.
Il allait invoquer son amitié avec Léonard Diélette quand, le menton pointé vers l’appareil photographique, le concierge enchaîna :
— Vous vous imaginez avoir affaire à un jobard ? Vous venez pour l’assassinat. Vous sentez le pisseur de copie à cent mètres.
— Tant que ça ? plaisanta Victor qui avait du mal à contenir son excitation à l’annonce d’un meurtre. Chapeau ! Vous avez gagné ! s’exclama-t-il. J’espérais effectivement être le premier à décrire les lieux aux fidèles lecteurs du Passe-partout.
— Le premier, vous l’êtes. Et sûrement aussi le dernier, répliqua le petit homme en croisant les bras, vibrante allégorie de l’injonction : « Halte là ! Qui vive ? »
— J’abdique, grommela Victor, qui jouait son va-tout. Dommage, ça aurait fait sensation, une gravure à la « une » d’après votre photographie, légendée de ce commentaire : « Le portier du domicile de la victime. »
Alors qu’il tournait les talons, une voix de roquet jappa :
— Crevoux !
Victor pivota.
— Plaît-il ?
— Crevoux Michel, c’est mon nom. Faudra qu’il figure en toutes lettres.
— Ça peut s’arranger, dit Victor, satisfait d’avoir remporté la victoire.
— Bon, notez, notez ! Je suis responsable ici depuis 86. Avant j’étais soldat. Ah, j’ai roulé ma bosse ! La Cochinchine, le Tonkin, l’Annam, Formose, les Pescadores. J’ai combattu les bandes de Pavillons noirs chinois. Blessé au siège de Lang Son. Il m’a fallu deux ans pour réapprendre à marcher, parce que je porte une prothèse, je vous montre ma jambe de bois ?
— Non. Placez-vous là, au pied du perron. Ne souriez pas, ne bougez pas. Épelez-moi votre nom… Crevoux, avec un x ?… Et celui de la victime ?
— Du Houssoye, Antoine. Deux s, o, y, e. Vous y êtes ?
Le cœur de Victor fit un bond.
« Antoine du Houssoye, assassiné ! Te voilà lancé sur une nouvelle enquête !
— Ses proches sont là ? demanda-t-il d’un ton détaché.
— Convoqués à la morgue, sauf l’ancêtre, le père de Madame, il est un peu fêlé, il ne se rend pas compte du drame. Pauvre Mme Gabrielle, heureusement que le cousin de Monsieur habite chez elle, il se chargera des obsèques. Quel monde ! Un homme si instruit, un savant du Muséum ! Les flics ont débarqué ce matin de bonne heure, ils ont pris des gants, j’étais là, j’ai tout entendu, Monsieur était parti vendredi très exactement, il avait prévenu son épouse et son secrétaire qu’il allait à Meudon. Et on le découvre mort hier soir, une balle en pleine poitrine ! Mme Gabrielle s’est évanouie, j’ai aidé M. Wallers à l’allonger sur le sofa.
— Où était le corps ?
— Dans une cave du quartier des Halles. On lui avait dérobé son portefeuille, par chance une vieille facture de blanchissage était coincée dans la doublure de sa redingote. Sans ça, pour l’identifier, ç’aurait été la croix et la bannière !
— À quel étage demeurent les du Houssoye ?
— Au premier. La cuisinière, le majordome et la valetaille résident à l’entresol. Le rez-de-chaussée appartient à un éditeur de partitions musicales. Ici, c’est le petit hôtel dit de Bérancourt, en réalité il a été aménagé en 1705 par M. de La Garde, faudra le marquer à côté de mon nom.
Victor braqua son objectif vers la façade en pierre de taille blonde, et s’immobilisa sur une fenêtre. Il entrevit un visage flou sous la mousseline des rideaux.
— Sac à papier ! Un espion…
Fortunat de Vigneules s’écarta promptement de la croisée et alla se planter face à une psyché piquetée de chiures de mouches. Il rajusta sur les rares mèches décolorées collées à son crâne un haut-de-forme marron et échancra la jaquette de son habit qui révéla un gilet jaune ravaudé en maints endroits.
— Fière allure, ce preux chevalier. Palsambleu, nous bouterons les sycophantes hors du royaume ! Majesté, je creuserai s’il le faut le sol de mes dents, mais je jure sur la sainte croix de restituer le trésor des Templiers à votre descendance. Que votre exécution soit vengée !
Il s’agenouilla devant un portrait de Louis XVI sous lequel se consumaient des moignons de bougies et s’étiolait un bouquet de roses. Des reproductions des souverains de France tapissaient les murs. Des plans du Marais tracés à la main, ainsi qu’une lithographie de l’ancien enclos du Temple festonnaient une toilette de marbre. Hormis ces ornements, son appartement évoquait davantage la tanière d’un ours des Carpates que celui d’un aristocrate parisien. Il semblait que le plafond fendillé eût dégorgé une pluie d’objets. Il y avait un tas d’épées rouillées entassées près du lit, des piles de vêtements, de bouquins, et un véritable déluge de paperasses aux destins multiples : minutieusement pliées, en boulettes, froissées, ou réduites à l’état de confettis.
Le vieil homme se redressa en se massant les reins. On frappa.
— Qui va là ?
Sans un mot, la cuisinière entra, porteuse d’un plateau qu’elle déposa sur le coin d’un bureau.
— Votre chocolat est servi, buvez chaud. Vous devriez me laisser faire le ménage, c’est pas raisonnable. Une bauge !
— Silence, maritorne ! Votre balai ne franchira jamais le seuil de ce sanctuaire, dussé-je afin de le chasser livrer mon ultime combat !
Il brandit une rapière ébréchée en rugissant :
— « Et merde pour la reine d’Angleterre qui nous a déclaré la guerre !
Habituée à de tels éclats, Bertille Piot haussa les épaules et sortit. À peine la porte close, elle colla son œil au trou de la serrure. Le spectacle qui allait suivre lui remonterait peut-être le moral, en berne à cause de la mort de Monsieur.
Après avoir rôdé plusieurs minutes autour du bureau, comme s’il tentait d’évaluer les forces ennemies, Fortunat de Vigneules se cana dans un fauteuil gris de poussière. Simulant l’indifférence, il prit sur le plateau le pot de chocolat et en emplit une tasse, puis, la lippe dégoûtée, il inclina celui de crème fouettée au-dessus du liquide fumant. À la jubilation de Bertille Piot, le vieil homme apostropha son breuvage.
— Vous voilà de nouveau, messire au blanc toupet ! Je vous avais pourtant défendu de reparaître à ma table. C’est le comble de l’inouïsme ! Comment ? Vous protestez ? Tout beau, mon cher. Vous savez pertinemment que vous m’êtes interdit. Mon foie et mes artères pâtissent de votre arôme. Chercheriez-vous chicane à ma santé ? Je vous tourne le dos.
Il affecta de se plonger dans la lecture d’un manuscrit, mais très vite reprit l’offensive.
— Qu’insinues-tu, pendard ? Tu ne serais venu que pour prendre définitivement congé de moi ? Allons donc, hier tu l’affirmais… Tu insistes ? Assez de palabres ! Disparais, boisson néfaste, tu ne me changeras pas en valétudinaire ! Que le démon te patafiole !
Bertille Piot riait tellement qu’elle s’en étranglait. Elle vit la main du vieillard se tendre, hésiter, saisir l’anse de la tasse.
— Soit, je serai magnanime, c’est la dernière fois, entends-tu ? Si tu oses te montrer demain, je te flanquerai au fond des latrines !
Fortunat de Vigneules savoura son chocolat avec componction, se pourlécha et soupira.
— Ah ! Canaille, c’est que tu es diablement délectable…
La représentation était terminée, Bertille Piot décampa. Presque aussitôt la porte s’ouvrit sur le vieil homme qui se dirigea à pas de loup le long du couloir aboutissant à l’escalier. Au rez-de-chaussée, il se hâta en direction d’un vestibule où s’alignaient trois entrées menant aux caves. Il se glissa dans la première. Sur une tablette l’attendaient un candélabre et une boîte d’ allumettes.
Au bas des marches, l’odeur de moisi le fit éternuer. Il traversa une salle voûtée encombrée de malles et de meubles estropiés, actionna une grosse clé dans un barillet et se retrouva à l’intérieur d’un caveau étroit où la puanteur était telle qu’il dut appliquer un mouchoir sur son nez.
— Une bonne petite prise, et ça ira mieux. Il renifla bruyamment deux pincées de tabac.
— Me voici, mes braves compagnons, au pied mes gaillards, au pied… Nogaret ! Artois ! Mortimer ! Toujours fidèles. Évreux est encore allé courir la gueuse, je parie. Taïaut ! Rompez !
Il s’adressait à quatre chiens empaillés, trois épagneuls et un setter, figés à l’arrêt sur un autel piqué de bougeoirs, de buis et d’images pieuses. Il s’approcha d’une bassine. Au milieu de blocs de glace à moitié fondue était recroquevillé le cadavre d’un retriever en état avancé de décomposition. Des gouttes de cire tombées du candélabre grésillèrent à la surface de l’ eau.
— Mon pauvre Enguerrand, courage, il faut tenir le coup deux ou trois jours de plus. J’ai beau vendanger en catimini la totalité des porte-monnaie de la maison, il me manque des picaillons pour le taxidermiste. Aujourd’hui : pouic ! Mais patience…
Il revint sur ses pas.
— Ce n’est pas tout ça, je dois absolument me fournir en tabac… Allons, six sous ne grèveront guère mon magot !
Regagnant la première cave, il s’achemina vers une bonnetière dissimulée derrière une armoire bretonne. Sa main effleura un objet enveloppé de tissu, qu’il ramena à lui. Le candélabre fut posé sur une chaise, l’objet démailloté. À sa vue, Fortunat de Vigneules émit un coassement horrifié. Non ! Impossible, c’était une plaisanterie. Quel esprit pervers avait pu…
— Vade retro, Satana ! Malédiction ! C’est… C’ est…
Fortunat de Vigneules ne pouvait formuler les mots susceptibles de traduire la terreur qu’il ressentait en cet instant. Avec un frisson, il observa de près la chose immonde.
— Non ! glapit-il, secoué d’un mouvement de répulsion.
Sans prendre le temps de refermer la bonnetière, il empaqueta l’objet dans sa cangue de tissu, attrapa le candélabre et se rua hors de la cave.
Revenu dans son appartement où il eut soin de se boucler, Fortunat de Vigneules plaça le paquet maléfique au centre d’une page du XIXe Siècle. Il s’apprêtait à replier le journal, lorsqu’il se ravisa.
— Tiens, ceci pourrait agrémenter ma vêture. Il déroula le tissu qui protégeait l’abomination et le balança sur son lit.
— Cette fois, Fortunat, les carottes sont cuites, il faut agir et sans tarder, sinon… Sodome et Gomorrhe !
Alors il acheva son emballage et se faufila jusqu’à la cuisine qui, par chance, était déserte. Le couvercle de la boîte à ordures fut prestement soulevé, le paquet disparut sous des épluchures de légumes et une carcasse de poulet.
Le pas cadencé de Bertille ébranlait le plancher quand Fortunat accéda à sa chambre, le cœur battant la breloque. Son intrépidité avait préservé la maison d’un sort épouvantable. Il se lava soigneusement les mains afin de se débarrasser des émanations damnées, alla vider la cuvette d’eau savonneuse dans le seau hygiénique et remarqua le tissu bouchonné sur l’édredon.
— Jolie lavallière !… Cependant précaution, précaution, don d’ennemi, don funeste ! Prémunissons-nous.
Il se courba au sud, à l’orient, en mâchonnant un rituel conjurateur :
— Ada ada ada. Per ada. Perdidi. Festina. Dulco. Ignoto. Felix22.
Il cracha dans ses paumes qu’il agita, avant de se décider à nouer autour de son cou l’étoffe imprimée. Il en paracheva le nœud devant la psyché où il jaugea son reflet, puis, satisfait, se mit en vigie au coin de la fenêtre.
Tandis que, sous l’œil inquisiteur du concierge, l’espion photographiait la gamine efflanquée du placier, celui-ci garnissait sa carriole du butin prélevé sur les poubelles.
— Vade retro, consume-toi en enfer, relique démoniaque, murmura Fortunat de Vigneules en le voyant emporter l’objet entouré de papier journal.
Certain que le chiffonnier, sa fille et leur âne quittaient les lieux, il entrebâilla prudemment sa porte.
Sur le point de partir, Victor aperçut un étrange vieillard sautillant dans sa direction.
— Qui est-ce ? souffla-t-il au concierge.
— Le beau-père du défunt.
La main tendue, Victor s’empressa à la rencontre du personnage en tenue d’équitation des années 1850 : habit cintré de drap vert, gilet canari, pantalon blanc à rayures beiges, bottines munies d’éperons.
— Mes condoléances, cher monsieur.
— Merci, vous êtes trop bon, mais ne le plaignez pas, il a émigré au royaume des taupes sans souffrir. En attendant le naturaliste, il repose au frais, la glace est renouvelée chaque matin.
Victor s’interrogea avec stupeur sur les méthodes régressives de la morgue, et allait approfondir ce sujet, quand il avisa le foulard cravaté au col du vieil homme.
« On dirait… On dirait…»
C’était comme s’il avait vécu cet instant. Il se souvint vaguement d’une conversation chez Kenji à propos d’un carré de soie japonais.
— Ces oiseaux… Ce sont des grues ou des… des cigognes ?
— Chut ! N’attirez pas l’attention du grand maître de l’ordre, car c’est à Jacques de Molay23 que je dois ce cadeau empoisonné. Rien à craindre, je l’ai exorcisé. Réalisez-vous des études d’après nature ? chuchota-t-il en louchant vers Bertille Piot qui déboulait, furibarde.
— Monsieur Fortunat, vous n’avez pas le droit de sortir ! gronda-t-elle.
— Ah, sac à papier ! Je suis séquestré, mon gendre et mon neveu, ces moutardiers du pape, se sont ligués contre moi ! Faites-le savoir au monde, monsieur, et procurez-moi des nus, des nus féminins pour compléter ma collection. Je possède de fort belles épreuves d’Henry Voland réservées aux peintres. Ah, les années soixante ! En ce temps-là les femmes étaient plantureuses, sans mauvaise graisse ! lança-t-il en décochant un regard lourd de sous-entendus à la cuisinière qui s’ impatientait.
— Monsieur Fortunat…
— Oui, je viens. J’avais l’habitude de me fournir chez Alfred Culait, un marchand d’estampes de la rue… la rue… Pensez à moi, monsieur ! Des nus, des nus !
Déjà Bertille Piot l’entraînait.
— Serviteur, monsieur. N’oubliez pas, des nus ! cria-t-il.
Victor regroupa son matériel et rejoignit le concierge qui avait assisté à la scène.
— Vraiment, le corps de M. du Houssoye va être embaumé ? lui demanda-t-il au passage.
— Je vous avais prévenu que le vieux a un grain. Il parlait de son chien, voyons !
Victor atteignit la rue au moment où un fiacre se garait le long du trottoir. À l’abri d’un tombereau de gravillons, il vit descendre deux femmes portant voilette, habillées à la mode russe, l’une plus élancée et mince que sa compagne. Elles précédaient un homme en frac qu’il identifia aussitôt : le cousin d’Antoine du Houssoye croisé la veille au Muséum.
Il attendit qu’ils se fussent engouffrés sous le porche avant de continuer son chemin. Rue de Picardie, près des vestiges de la tour d’angle de l’enclos des Templiers, il profita d’une brève accalmie de la circulation et se précipita sur la chaussée. Un cycliste pressé l’évita de justesse avec un « Gare ! » furieux. Il ne s’en soucia pas, obnubilé par le souvenir d’une lavallière imprimée d’oiseaux blancs à longues pattes.
Après un salut rapide à Joseph, pris d’assaut par trois clients, Victor monta. Il frappa chez Kenji, mais ce fut Iris, vêtue d’un kimono d’homme en soie noire, qui lui ouvrit.
— Père est en ville, un achat de livres, j’allais rincer la baignoire. Vous en faites une tête ! Entrez donc, je suis décente. Du thé ?
Il la suivit dans la cuisine. Elle emplit la théière, il n’osa dire qu’il eût préféré du café. Il observa la jeune fille disposer au cordeau napperons, tasses et soucoupes puis s’asseoir face à lui. L’année précédente, il eût parié son âme qu’elle était la maîtresse de Kenji, et voilà qu’elle s’était métamorphosée en une ravissante sœur impertinente, dont le tempérament, mélange de pragmatisme et de mystère, le troublait. Il éprouva un soudain élan d’affection qu’il se refusa à traduire en gestes et que seul trahit le tremblement de sa voix.
— Il est déconcertant de songer que nous avons la même mère et que grâce à vous j’ai aussi des attaches au Japon.
— Oh ! Je ne me sens pas l’âme japonaise ! Très anglaise en ce qui concerne les us et coutumes, très française côté idéaux. Savez-vous que père caresse le projet d’obtenir ma naturalisation ? Il a entrepris des démarches.
— C’est une excellente initiative, ainsi nous demeurerons soudés les uns aux autres. La destinée est une sacrée aventure, elle nous ménage des surprises, ne trouvez-vous pas ? Nous avons des parents à la mode de Bretagne qui vivent à des milliers de kilomètres d’ici. L’empire du Soleil levant ! Étonnant, non ? Un pays qui s’est tenu volontairement isolé depuis le XVII°siècle.
— Il faut vous inscrire aux cours du soir, mon cher frère. Vos informations sont caduques. Le Japon se modernise. En 1889, l’empereur Mutsuhito a octroyé à son peuple une Constitution imitée de la Constitution anglaise, mais il reste beaucoup à faire car la situation des femmes est loin d’être acceptable. Buvez votre thé, il va refroidir.
— Quelle érudition ! Ça alors, vous m’épatez ! Une si séduisante jeune fille…
— Séduisante ! Seriez-vous pareil à la majorité des hommes qui estiment qu’une femme devrait se contenter d’être séduisante ?
— Non, non, vous vous méprenez. Je constate simplement que vous êtes très cultivée pour une personne qui résiste avec tant d’énergie à ceux qui s’efforcent de l’intéresser à la lecture… Avez-vous conservé des relations avec votre grand-oncle ? Celui qui a donné ce… ce fukorishi à Kenji.
— Furoshiki ! Tonton Hanunori Watanabe est passé sur l’autre rive à l’âge canonique de quatre-vingt-dix-neuf ans.
— Désolé. Pourriez-vous me montrer son jumeau ?
— J’ignorais l’existence d’un oncle jumeau.
— Vous m’avez parfaitement compris, petite finaude, je faisais allusion au furoshiki.
— Ah, tout s’éclaire. Vous voulez étudier les motifs de cette étoffe afin d’offrir une robe orientale à Tasha.
Victor fronça les sourcils, plissa le front.
— Comment avez-vous deviné ?
— Inutile ! Vos manières de gros toutou candide ne m’impressionnent nullement. Menteur ! Menteur ! Menteur !
Elle s’était levée et ponctuait chacune de ses interjections d’une bourrade dans les biceps de son frère. Il se mit à rire, heureux de goûter pour la première fois la complicité agressive de la fratrie.
— Help ! Assez ! Iris, vous êtes impossible. Vous me prêtez des intentions…
— Mon cher Victor, impossible n’est pas français. Pourquoi vous défendez-vous ? Vous n’avez pas la conscience tranquille ? Quoi qu’il en soit je vous pardonne, venez.
Ils pénétrèrent chez Kenji. Tandis qu’Iris déplaçait le matelas de coton et les lattes du sommier, Victor contempla le tableau de Tasha, représentant les toits de Paris à la pointe du jour. Il était reconnaissant à Kenji de l’avoir accroché au-dessus de son lit. Iris lui tendit un paquet.
— Les papiers relatifs à ma naissance y sont emballés avec des lettres de ma mère… de notre mère.
Très ému, Victor fixait le furoshiki sans ressentir le besoin de le déplier. Aucun doute, les cigognes blanches sur fond turquoise s’accordaient exactement à celles du foulard qui enserrait le cou de Fortunat de Vigneules. Sans un mot, il rendit le paquet à Iris qui le remit en place.
— Je vous sais gré de votre… concours.
— De mon indiscrétion, qui vous a permis d’admirer un tissu semblable à celui qui enveloppait la coupe dérobée à mon père. N’essayez pas de me mener en bateau, brother !
— De quoi parlez-vous ? demanda-t-il d’un air innocent.
Iris soupira.
— Pauvre Tasha ! Elle sera fâchée d’apprendre que vous êtes tenté d’enquêter à nouveau.
— Vous allez cafarder ? s’écria-t-il, alarmé.
— Hum… Cela dépend. Je serai muette, à condition…
— Du chantage ?
— À condition que vous nous souteniez, Joseph et moi.
— Cette idylle dure encore ? Voyons, Iris, ce n’est pas sérieux, Joseph est notre commis.
— Je l’aime. Un commis vaut autant qu’une femme peintre !
— Mais c’est radicalement différent, nous…
— Vous vous aimez, nous nous aimons, ce verbe est conjugué, à tous les temps, par tous les individus, en toutes les langues.
Elle lui ébouriffa les cheveux.
— Un secret nous unit, toi et moi. Autorise-moi à te tutoyer un instant, l’Anglaise que je suis a du mal à s’habituer au formalisme du « vous » français. Je jure de me taire parce que tu es mon grand frère et que je t’aime, murmura-t-elle.
Il sentit s’effondrer ses ultimes réticences. Iris était à la fois si frêle et si forte, probablement plus déterminée que lui. Cependant un trait de caractère commun favorisait entre eux une certaine complicité : lorsque les sirènes de l’interdit modulaient leurs chants, ils y répondaient tous deux par une curiosité effrénée qui les poussait à forcer les entrées les mieux barricadées.
— Je vous soutiendrai, concéda-t-il. D’ailleurs, Joseph fera un libraire de haut niveau.
— Et un écrivain de talent.
Il eut une moue ironique et alla rejoindre son commis qui se frottait les mains, heureux d’avoir réussi à vendre les œuvres incomplètes de Delille.
— Jojo, je suis intrigué. Décrivez-moi l’homme qui a déposé la carte de visite que vous avez omis de me remettre.
— Oh ben, patron, vous en avez de bonnes, je n’ suis pas photographe, moi.
— Vous vous targuez d’écrire, vous devriez cultiver votre sens de l’observation.
— C’est la fiction qui me captive, pas la réalité ! Laissez-moi réfléchir. Il était tout ce qu’il y a de normal. Il me semble qu’il portait un melon, des lunettes, la dégaine d’un bourgeois ou d’un cogne en civil. Désagréable, avec ça.
— Je suis bien avancé. Que vous a-t-il dit au sujet de ses recherches ?
— Il voulait rencontrer M. Mori. Elles visent quoi, ses recherches ?
— La zoologie.
— Il dirige un zoo, ce loustic ? C’est quoi son nom ?
— Antoine du Houssoye, grommela Victor en s’installant au bureau où il feignit d’étudier les catalogues de la salle des ventes.
Par quel tour de passe-passe le vieux Fortunat de Vigneules était-il en possession du furoshiki ? Ce ne pouvait être lui qui avait cambriolé l’appartement de Kenji et volé la coupe ! Alors qui ? Un de ses familiers ? Mais à quelle fin ? Victor sentait qu’il avait allumé une fragile petite flamme propre à éclairer toutes ces étranges coïncidences. Il mourait d’envie de retourner rue Charlot tirer l’affaire au clair.
« Attention, tu t’exposes à rencontrer les flics, ou à être reconnu par le concierge à la jambe de bois, sans compter le cousin du Muséum qui ne manquera pas de s’étonner de ta présence. »
Incapable d’adopter une ligne de conduite, il s’empara d’un crayon et, sur un buvard, griffonna un oiseau maigre doté de pattes grêles. « Tu es aussi doué pour les déductions que pour le dessin, ça ressemble à une cigogne comme toi à… à une communiante ! »
Le gibus de travers, la lavallière dénouée flottant sur ses épaules, Fortunat de Vigneules balançait un encensoir en marmonnant des formules cabalistiques, quand il entendit des allées et venues à l’extérieur. Le crépuscule tombait, le ciel s’alourdissait de nuages. Il écarta légèrement le rideau de sa fenêtre et distingua au milieu de la cour deux sergents de ville et un homme de haute stature emmitouflé dans un dolman à brandebourgs, en train de parlementer avec le concierge. L’homme au dolman rajusta sa toque de fourrure et escalada rapidement les marches du perron.
— Sac à papier ! Un hussard de la garde flanqué de ses mouchards !
Sans lâcher son encensoir, Fortunat de Vigneules ôta ses savates, longea le vestibule, gagna en tapinois l’extrémité du couloir et risqua un œil par la porte entrouverte du grand salon.
Il vit sa fille Gabrielle alanguie sur le sofa dans la posture d’une mater dolorosa. A son côté, Lucie, sa camériste et confidente, le visage crispé, se tamponnait les paupières d’un mouchoir.
— Prostituée de Babylone ! marmotta Fortunat qui n’affectionnait guère la camériste.
Alexis Wallers et Charles Dorsel, debout devant la cheminée, faisaient face à l’homme au dolman. Celui-ci s’approcha de Gabrielle.
— Mes sincères condoléances, madame du Houssoye, je me présente, inspecteur Lecacheur. Je sais combien cette épreuve vous est douloureuse, mais je suis contraint de vous poser quelques questions, formalité élémentaire. Ainsi, votre époux a quitté le domicile vendredi dernier de bonne heure ?
— Oui, il part toujours tôt. Ce jour-là il devait récupérer un dossier au Muséum et aller séjourner quatre jours à Meudon chez le professeur Guéret. Je me suis levée à huit heures. Nous avons déjeuné.
— Nous ?
— M. Wallers, M. Dorsel, Mlle Robin et moi. Mon père s’est cloîtré. Il est très âgé, il n’a plus sa tête. Il ne supporte que la compagnie de Bertille Piot, notre cuisinière, elle lui prépare ses repas à part.
Tapi dans l’ombre, Fortunat cracha de dégoût, mais en silence.
« Ah ! Elle est belle la reconnaissance filiale ! Gâteux, moi ! Les pendards ! Ils dilapident ma fortune et m’acculent à vivre de rapines ! Et cet olibrius en dolman, qu’est-ce qu’il traficote ? »
L’inspecteur avait tiré une boîte de cachous de sa poche et la faisait machinalement passer d’une main à l’ autre.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’avais une séance d’essayage chez… Oh, c’en est trop ! Je suis épuisée ! Lucie…
— Je suis sortie vers neuf heures, enchaîna Lucie Robin, c’est moi qui expédie le courrier de Monsieur. À onze heures, j’ai rejoint Mme Gabrielle rue Richer, chez Mme Coussinet. Madame a commandé deux toilettes de printemps. Nous avons pris un en-cas en ville et nous somme allées faire des emplettes. À dix-sept heures nous étions de retour. M. Wallers et M. Dorsel travaillaient ici même à la rédaction d’un mémoire. Augustine, la femme de chambre, nous a servi une collation, après j’ai fait un saut en fiacre chez le bijoutier de Madame, place des Victoires, je suis rentrée à l’heure du souper. Oh, mon Dieu ! Pauvre M. du Houssoye, penser qu’il a affronté tant de dangers lors de ses lointains voyages et qu’on l’a assassiné à Paris ! C’est affreux ! Affreux ! Inspecteur, pouvons-nous nous retirer ? Madame est fatiguée.
— Je vous en prie, répondit l’inspecteur. Mes hommages, mesdames.
Fortunat de Vigneules déglutit avec difficulté.
« Antoine ! Trucidé ! C’est obélisqual ! Sac à papier, la malédiction a fait son œuvre ! »
— Monsieur l’inspecteur, dit Alexis Wallers, soupçonneriez-vous l’un des membres de cette famille d’avoir supprimé mon cousin ?
— Non, certes non, cher monsieur, mais vous savez ce que c’est… Je dois rédiger un rapport complet, je suis un fonctionnaire, et on ne plaisante pas avec l’administration… Selon le médecin légiste, la mort de M. du Houssoye remonte à environ soixante-douze heures, ce qui nous ramène à vendredi. En préciser le moment exact est aléatoire. Donc vendredi vous étiez ici.
— M. Dorsel et moi avons classé les notes d’Antoine toute la sainte journée.
— Pardonnez-moi de vous contredire, Alexis, vous vous êtes absenté le matin, rappelez-vous, murmura Charles Dorsel.
— Ah oui ! C’est juste. Je suis allé voir un collègue boulevard Saint-Germain, il confirmera.
— Et vous, monsieur Dorsel ? demanda l’inspecteur.
— Je n’ai pas bougé. Cuisinez les domestiques !
— Parfait, parfait, approuva l’inspecteur en enfournant une poignée de cachous dans sa bouche, je ne vous importunerai pas davantage. À mon avis, M. du Houssoye a été la victime d’un crime crapuleux, et…
— Excusez-moi, l’interrompit Alexis Wallers en ouvrant la porte.
D’abord il ne vit rien, puis il discerna une silhouette plaquée au mur.
— Fortunat, qu’est-ce que vous fricotez ?
Fortunat de Vigneules sursauta violemment, sa lavallière glissa sur le plancher. L’encensoir pressé contre sa poitrine il recula lentement. Alexis se mit à rire.
— Qu’est-ce que cette odeur ? De l’opium ?
— Il s’agit bien de pasquinade, monsieur le matamore, c’est du sérieux gravissime ! rétorqua Fortunat.
— Décidément, grand-père, ça ne s’arrange pas ! On en reparlera, en attendant filez vous coucher, ordonna Alexis en lui saisissant le coude.
— Vade retro, intrigant ! C’est à cause de cette relique maudite ! Il ne faut jamais y toucher, jamais ! Ô Dieu, protégez votre humble serviteur ! Aidez-moi à trouver le moyen de nous préserver du maléfice !
Fortunat articulait les mots, mais il avait presque perdu le souffle. Il se dégagea brusquement et clopina vers sa chambre à fond de train.
— Hé ! Fortunat, minute ! Vous avez fait tomber… La plainte de Fortunat retentit à nouveau :
— Dites-leur de ne jamais toucher à ces excrétions de Belzébuth ! Dites-leur !
Alexis se baissa, ramassa la lavallière, la considéra un moment, et la fourra négligemment dans sa poche.
— Le vieil homme est vraiment toqué, murmura une voix de femme.
Alexis tressaillit et se retourna.
— Vous étiez là ?
— Oui. L’inspecteur veut prendre congé.
— Comment va Gabrielle ?
— Elle s’est alitée, je lui ai administré de la cérébrine.
Fortunat se réveilla avec la sensation d’étouffer. Il crut un instant que son retriever pesait sur son estomac, il se figura même percevoir les ronflements du chien. Il voulut caresser le flanc d’Enguerrand, sa main ne brassa que du vide. Il comprit alors que son compagnon préféré reposait à la cave sur des blocs de glace.
« Je suis le dernier. »
Il se sentait abandonné, las, au bout du rouleau. Une vague de nostalgie le submergea.
« Ah ! Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ! »
Qu’elle était charmante cette petite Adeline rencontrée au Théâtre-Français à la première de Chatterton24 ! Et cette adorable Mimi Rose, de l’Opéra-Comique, elle poussait si joliment la romance !
Combien je regrette
Mon bras si dodu
Ma jambe bien faite
Et le temps perdu..25
chantonna-t-il.
Il s’abîma dans un savant calcul mental, s’appliquant à comptabiliser ses innombrables conquêtes féminines, pour en arriver à la triste conclusion de son mariage tardif avec Melaine Le Héron qui lui avait donné une fille insoumise et ingrate.
Ce nom d’échassier suscita un malaise : le carré de soie qu’il avait exorcisé l’après-midi et transformé en lavallière, où était-il ?
Il s’extirpa du lit, alluma les trognons de chandelle alignés sous le profil de Louis XVI, inspecta ses vêtements semés sur le tapis. Rien. Le foulard aux cigognes s’était envolé. Un craquement. Il suspendit son geste.
Il y avait quelqu’un derrière la porte.
— Qui est là ? souffla-t-il.
Pas de réponse. Tout était redevenu tranquille. D’une voix basse, rauque, il dit :
— C’est lui, je le sais. C’est lui.
L’émissaire avançait précautionneusement, un ballot pesait sur son épaule droite. La bougie, tenue à bout de bras, éclairait le sol visqueux jonché de décombres et d’ordures. Il émanait de ce lieu des relents putrides. Ce meurtre lui avait coûté plus que les autres. Se plier à la volonté de l’Éternel était une épreuve aussi pénible à subir que jadis le martinet et les pénitences. L’émissaire avait appris de bonne heure à mortifier sa chair, assisté en cela par la main inexorable de celui à la charge de qui le ciel l’avait confié. Que de pleurs et de révoltes avant d’accepter, et même de jouir des sévices et des humiliations ! Parfois, la révélation divine laissait éclater sa colère et tonnait comme un rappel à la sujétion. Exécuter les ordres devenait une obligation morale. Mais cet assassinat, non, il n’avait pas été facile.
Le cou raidi, les yeux mi-clos, l’émissaire s’était éloigné du fleuve le long duquel bruissaient les arbres sombres. Seuls le clapotis contre les piles du pont et le grincement d’une barque amarrée au ponton d’un bateau-lavoir troublaient la rumeur diffuse de la ville assoupie. Le passage d’une péniche descendant le fil de l’eau vers l’Hôtel de Ville avait étouffé le coup de revolver ainsi que le gros plouf.
Jamais le soulagement d’être parvenu à dompter sa répugnance ne surpasserait cet instant. Pourtant l’acte demeurait inachevé, il fallait à présent maquiller ce meurtre en disparition.
Il marcha longtemps. Le reste du monde s’évanouit jusqu’à l’entrée du souterrain dissimulée au fond d’une cour envahie de pissenlits.
Une grotte. Humide, malodorante. Le bruit courait que lors du percement de nouveaux égouts, sous le terrain qui dépendait autrefois de l’enclos du Temple, on y avait découvert un cercueil renfermant le corps d’un homme revêtu de l’ancien habit des Templiers. L’agrafe qui ornait la chlamyde donna à penser qu’il s’agissait de la dépouille d’un commandeur de l’ordre.
L’émissaire songeait qu’un crime manquait encore, sans cesse repoussé. Le commettre constituerait la victoire suprême. Soudain, quelque chose lui frôla la jambe, un rat, qui se fondit subitement entre deux pierres de taille. Une cachette idéale !
L’émissaire enfonça son ballot dans le chemin étroit emprunté par le rat, ramassa une poignée de boue et colmata l’interstice, puis remonta à l’air libre.
Les ombres inquiétantes de deux dévotes pétrifiées par la prière se projetaient sur les murs de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. L’émissaire se signa, glissa une pièce dans un tronc, prit un cierge, marmonna un Pater, un Ave et agenouillé sur un prie-Dieu s’adressa au ciel…
— Ô mon Dieu, votre seul évangile réglera ma conduite. Puisque l’homme encense l’erreur, le mal sera mon vengeur. Seigneur, armez votre émissaire ! Faites que je mette la main sur cette flétrissure qui déshonore votre œuvre créatrice !
Appuyé contre un pilier, l’émissaire tira de sa poche les Textes et Récits d’histoire sainte26 et lut en remuant les lèvres :
« De la création du monde jusqu’au déluge : 4963-3308 avant Jésus-Christ (durée 1655 ans)
… Alors Dieu prit un peu du limon de la terre et en forma le corps du premier homme ; il lui donna une âme immortelle, et le nomma Adam…»