CHAPITRE XIII
Samedi 16 avril, après-midi
Mme Ballu avait revêtu son manteau en peau de lapin et goûtait un repos bien mérité sur sa chaise, devant l’immeuble, juste dans l’axe d’un rayon de soleil. Euphrosine Pignot arriva, peinant à porter un panier empli de pommes qu’elle posa brusquement au milieu du trottoir.
— Ma pauvre, vous allez vous ruiner les rognons !
— M’en parlez pas. J’voulais demander le soutien de mon fils, mais monsieur a joué la fille de l’air.
— C’est normal à son âge, faut lui lâcher la bride !
— Est-ce que j’le retiens, moi ? Il peut prendre ses cliques et ses claques si ça lui chante, bougonna Euphrosine en se massant les lombes.
— Allons, allons, dites pas ça, il vous manquerait. Au fait, il paraît quand son prochain feuilleton ? Je m’régale d’avance.
— Fainéant comme il est ! Au lieu de travailler, il fait le joli cœur auprès de la fille de M. Mori, j’ai pas les yeux dans mes poches, y a anguille sous roche.
— Non !
— Si ! Vous vous rendez compte s’ils font des bêtises ? Ah, ce serait du propre ! Je s’rais grand-mère d’un rejeton à moitié charentais, à moitié japonais !
— Parce que vous êtes de la Charente ? C’est beau
là-bas, y a des huîtres.
— La Charente tout court, pas la maritime ! Vous et la géographie, ça fait deux.
— C’est égal, vous avez de beaux fruits, y en a pour une petite somme. Moi qui vous cause, j’ai un trou sous l’ nez qui m’ coûte cher !
— Eh ben, servez-vous, c’est une ancienne relation des Halles qui m’les a données.
Mme Ballu ne se fit pas prier. Le giron encombré de pommes elle se rassit, tandis qu’Euphrosine soulevait son panier.
— J’vous aurais prêté la main, seulement j’me sens toute mollasse, j’ai astiqué mes cuivres et mon dos n’est plus d’accord, précisa la concierge.
— Pardon mesdames, je cherche un atelier de photographe.
Euphrosine et Mme Ballu examinèrent la femme en paletot de laine noire qui s’adressait à elles et secouèrent la tête.
— C’est pas ici.
— Pourtant j’ai noté : 18, rue des Saints-Pères !
Les deux commères s’entre-regardèrent.
— On vous a enduite en erreur, affirma Mme Ballu.
— Ah, non ! Je suis positive, j’ai là une lettre destinée au photographe qui loge au 18.
— Attendez voir ! Il s’pourrait qu’ce soit M. Legris, dame, la photo c’est son dada, non ? demanda Euphrosine à Mme Ballu.
— Pire qu’un dada, une marmotte, grommela la concierge.
— Vous voulez dire une marotte ? Donc je ne me suis pas trompée. C’est à quel étage ?
Euphrosine doutait que le libraire fût là, puisqu’il avait émigré dans le IX° arrondissement rejoindre celle qu’elle nommait pudiquement « l’objet de sa flamme ». Toutefois, si cette dame voulait avoir l’obligeance de la suivre, elle remettrait son pli à l’autre libraire, M. Mori, « le futur beau-père de mon fils », mâchonna-t-elle en aparté.
Iris délaissa un instant le chevet d’Yvette et alla leur ouvrir. Son père s’était absenté, elle lui donnerait la lettre. Mue par la curiosité et une sympathie instinctive envers cette femme accorte qui lui ressemblait, Euphrosine sollicita la permission de lui offrir un café. Iris la pria de se considérer comme chez elle et s’excusa de devoir retourner auprès de sa petite malade.
— Vous venez de loin ? s’enquit Euphrosine.
— J’ai marché depuis la rue Charlot. C’est le jour où je visite ma mère, elle est chaisière au Luxembourg, on l’appelle la mère Ticket. Je me suis dit : « Bertille, tu feras coup double. »
— Bertille, c’est un beau nom. Moi c’est Euphrosine. J’étais marchande de quatre-saisons, maintenant je suis cuisinière.
— Pas possible ? Moi aussi, chez les du Houssoye.
— Et vous avez combien de bouches à nourrir ? Bertille compta sur ses doigts.
— Six, non, cinq, parce qu’il y en a un qui est mort. Sans omettre la domesticité.
— Mais c’est le bagne ! Moi qui me plaignais…
— Vous tracassez pas, je m’en tire sur des roulettes.
J’ai plusieurs cordes à mon arc, des platées genre daube ou bourguignon, ou alors des méli-mélo de restes ! Tout l’art réside dans la liaison. Vous connaissez le proverbe : c’est la sauce qui aide le poisson à passer.
— Vous m’en direz tant ! Et personne ne rechigne ?
— Pensez-vous, ils en reprennent et ils engraissent.
Avec un bon jus aux oignons épaissi de farine, il n’y a point de fainéants à table !
— Encore faut-il avoir droit à la viande. La jeune fille que vous venez d’voir fait la saint-difficile, elle ne mange que des légumes, confia Euphrosine à voix basse.
— Arrosez-les d’une lichette de moelle et tout le monde se tapera la panse, conseilla Bertille qui repoussa sa tasse et se leva malgré les protestations d’ Euphrosine.
« Ventre affamé n’a pas d’ oreilles », songeait Joseph, saoulé d’entendre les romances de l’Italienne. Car elle était italienne, ça ne faisait pas un pli.
« Amo… e disperato è l’amor mio ! »
La filature avait été longue, du faubourg Sainte-Marguerite au Quartier latin. Ils avaient atteint la place de la Bastille où, installé aux abords de la gare, l’orgue avait égrené une première rengaine, puis les quais de la Seine, avec trois étapes près de ponts, ensuite le parvis de Notre-Dame, que l’Italienne s’était empressée de fuir à la vue de deux sergots.
Elle avait fini par se planter rue de l’École-de-Médecine, au numéro 1, face à un magasin de vieux vêtements dont le propriétaire, le père Blancard, surnommé père Monaco, avait parlementé un moment avec elle. Il avait placé sur l’orgue un petit écriteau annonçant :
À la trompette de Jéricho
Friperie de premier choix
Joseph supposait que cela équivalait pour la goualeuse à un permis de stationner aussi longtemps qu’elle le souhaiterait, moyennant un pourcentage sur sa recette.
Dissimulé derrière la carriole d’une marchande de fleurs qui débitait des violettes à deux sous, Joseph poireautait depuis une heure, alternativement victime de la faim et du froid. Peut-être eût-il supporté ces inconvénients avec stoïcisme si la scène morbide de la rue de Nice ne se fût sans cesse rappelée à son esprit. L’idée de la mort ne l’effrayait pas trop, tant que cette mort était naturelle, car il croyait en Dieu et s’en remettait au ciel en ce qui concernait la prise en charge des âmes défuntes. Mais un assassiné, c’était une autre paire de manches ! Il se sentait coupable d’avoir abandonné le cadavre d’Achille Ménager.
« Elle remet ça, si je fais vinaigre, j’ai le temps. »
L’émissaire se rejeta dans l’ombre d’un porche. Cet abruti de commis avait-il le diable à ses trousses ? Où courait-il ? Un grand café du boulevard. Une envie pressante, sans doute.
L’émissaire s’en voulait. Quelle bêtise d’avoir sondé le deux pièces du brocanteur et d’avoir négligé l’appentis ! L’orgue, c’était dans l’instrument, au fond de la boîte à cylindres, que se trouvait la flétrissure.
Face au téléphone en bois cloué au mur de l’arrière-salle, Joseph appuya sur le bouton afin d’obtenir la communication avec le poste central et demanda son correspondant. La réponse était lente à venir. Il concentra son attention sur l’appareil, lui trouvant une frappante ressemblance avec les petites boîtes distributrices de papier hygiénique. La sonnerie lui déchira les tympans. Il décrocha l’écouteur, se pinça le nez entre le pouce et l’index et récita d’un ton de fausset devant le récepteur la tirade préparée à l’intention de l’inspecteur Pérot.
— Allô ? Le poste de police ? L’inspecteur Pérot, vite… Ilest absent ? J’ai un message urgent. Allez au 4, rue de Nice, quartier Popincourt, vous y cueillerez un macchabée.
Il raccrocha, alla payer, avala d’un trait un verre de grenadine et se précipita rue de l’École-de-Médecine.
« Ouf, elle est toujours là. Ma parole, elle a récolté une sacrée cagnotte. Je rêve, on dirait qu’elle lève le camp… Noël ! »
Son supplice, hélas, n’était pas terminé. Il lui fallut suivre l’Italienne jusqu’à l’étroite et sombre rue Saint-Séverin où il surveilla de loin ses diverses emplettes. Des senteurs de cuisine s’échappaient d’une boutique peinte en marron. Il fit quelques pas et saliva à la vue des grosses marmites où les clients se servaient eux-mêmes. Adossé à un réverbère il ne quittait pas des yeux l’Italienne. Elle regagna le trottoir, posa un paquet sur son orgue, alla acheter un pain de quatre livres, entra chez un bougnat, en ressortit porteuse d’une bouteille de vin et d’un sac de boulets. Après quoi, elle traversa la place Saint-Michel où les cafés s’emplissaient d’étudiants en goguette et de filles à la recherche de clients. Elle louvoya entre les fiacres et les omnibus assiégés de voyageurs brandissant leurs numéros, s’arrêta près de la fontaine aux dragons, rangea ses achats à l’intérieur de son orgue et se dirigea place Saint-André-des-Arts.
Au début de la rue portant le même nom, elle s’engouffra sous le porche d’un immeuble de guingois.
Joseph demeura indécis. Monter à la suite de la fille ? L’accoster ? Sous quel prétexte ? Attendre ? Rentrer rue des Saints-Pères ? Puisque mourir d’inanition mettrait un terme définitif à l’enquête, il opta pour la rue des Saints-Pères.
Enfin débarrassé de l’indésirable commis, l’émissaire se coula dans la maison. Son souffle s’accéléra. L’orgue était au pied de l’escalier. Prêtes à saisir l’immonde flétrissure, ses mains soulevèrent le couvercle. Rien, juste des cylindres.
Des pas… Des voix à l’étage. Détaler, privé de son butin !
Très ému à la pensée que non seulement Anna était revenue, mais encore qu’elle avait chanté des heures au fil des rues afin de le sustenter, Mathurin Ferrant engagea une clé dans la serrure d’un cagibi. Il y enserra l’orgue et s’empressa de remonter. Déjà, les pommes de terre cuisaient sur le poêle crapaud aux flancs rouges, il régnait une douce chaleur.
— Déballez les côtelettes, coupez du pain, débouchez le vin. Il reste peu de pétrole, j’en achèterai demain.
— Vous êtes une fée du logis, une princesse, aïe ! Oubliant la pente du plafond, Mathurin venait de se cogner la tête.
— Asseyez-vous, mangez, ordonna-t-elle en lui tendant un plat.
Pendant un moment seuls s’activèrent le poêle et leurs mâchoires. Lorsqu’ils eurent torché leurs assiettes, repus, ils se dévisagèrent et cédèrent au fou rire.
— Sapristi, je mourais de faim ! Je ne m’en rendais pas compte. Depuis plusieurs jours je me serrais la ceinture en tâchant de me convaincre qu’à brebis tondue, Dieu mesure le vent, vous êtes ma bonne étoile.
Une étoile qui tombe de sommeil ! s’écria-t-il en la voyant dodeliner de la tête. Mettez-vous au lit, zou !
Il se tourna le temps qu’elle ôte ses vêtements et se glisse sous la couverture. Elle se laissa aller sur l’oreil]er. étonnée que surgît un souvenir enfoui : Luigi lui embrassant le front puis soufflant la chandelle.
— Bonne nuit, murmura Mathurin, débordant du fauteuil où il s’était recroquevillé.
Frappée de plein fouet par un rayon de lune tombant du chien-assis, la coupe d’Achille Ménager, posée au milieu de la table, émettait une vibration nocive. Anna eut beau serrer les paupières, la prunelle orangée refusait de disparaître. Une peur panique s’empara d’elle.
— Mathurin, vous dormez ?
— Hum… oui.
— Cela vous ennuierait de vous allonger à côté de moi ? J’ai froid.
— Vous… Vous êtes sûre ?
— Oui.
En dépit de ses efforts, il ne pouvait éviter de la toucher. Il ne savait que faire de son bras qu’il leva au-dessus de sa tête.
Apaisée, elle commença à raconter ce qui l’oppressait, la mort de son père, la vie affreuse auprès du vieux porc, le meurtre auquel elle avait assisté, le vol de la coupe.
— Réchauffe-moi, chuchota-t-elle.
Le bras de Mathurin s’abaissa lentement. Elle frissonna au contact de sa main sur son épaule. Elle plaqua son corps contre le sien, le serrant dans une chaude étreinte. Le sommier se mit à tanguer.
— Nous allons chavirer, souffla-t-il.
Elle posa un doigt sur ses lèvres.
« On devrait élever une statue à l’inventeur de la frite », se disait Joseph, heureux de s’alimenter enfin.
Il piochait allègrement dans son cornet de papier journal en longeant une file de fiacres boulevard de Clichy.
Rue Fontaine, l’allumeur de réverbères venait de passer. Il s’arrêta sous un bec de gaz et, après avoir essuyé ses doigts gras, succomba à la tentation qui le tenaillait depuis qu’Iris lui avait confié la lettre apportée par une dame, cuisinière rue Charlot.
« J’ai le droit de savoir, on fait équipe, eux et moi c’est tout comme. »
Il ouvrit le rabat de l’enveloppe et lut
Monsieur le photographe,
Venez céans, j’ai des divulgations de première importance à vous transmettre. Donnant, donnant, cela vaut au bas mot cinq ou six postérieurs aussi pharaoniques que celui dont vous m’avez déjà honoré.
Serviteur.
Baron Fortunat de Vigneules.
Joseph siffla.
— En voilà un qui a dû être un sacré trousseur de jupons !
Il rangea la lettre et se hâta de rejoindre le domicile de Victor qu’il se serait volontiers soustrait de visiter au terme de cette journée harassante, mais il estimait primordial de l’informer, d’autant que M. Mori était sorti. Il revit Iris, vêtue d’une exquise tenue japonaise, le lui annoncer, et échanger avec lui un tendre baiser. Sans doute profiterait-elle de l’absence de son père pour taper sur l’intouchable Lambert le prologue de La Coupe de Thulé.
Victor avait enfilé une chemise bleue à col et manchettes amidonnés, un pantalon étroit de laine, et il se préparait à endosser un gilet de velours imprimé lorsque Joseph frappa.
— Vous êtes pourri de chic, patron ! C’est rare que portiez un nœud papillon.
— Je suppose que vous n’êtes pas venu dans le but d’admirer ma tenue. Avez-vous réussi à rencontrer Ménager ? Qu’en est-il de la coupe ?
— J’ai réussi patron mais… Chou blanc.
— Qu’entendez-vous par cette métaphore légumière ?
— Ben j’veux dire… La coupe : néant. L’appartement du brocanteur ressemblait à l’hippodrome après une course de chars romains. En plus…
— En plus ? il a reçu une balle en pleine poitrine. J’ai téléphoné anonymement à l’inspecteur Pérot, je ne pouvais pas laisser ce pauvre type sans sépulture.
— Vous avez bien fait, murmura Victor. Ça va ?
Vous vous sentez mieux ? Je suis désolé, Joseph. Vous voulez un remontant ?
— Non merci patron. Il y a autre chose. Quand j’étais chez Ménager, une fille est arrivée. En découvrant le corps, elle s’est affolée, elle est repartie illico en poussant un orgue de Barbarie, elle l’a mouliné toute la sainte journée. Elle est italienne parce qu’elle chantait des romances napolitaines, j’en ai la tête farcie. Je l’ai suivie. Elle habite au 3, rue Saint-André-des-Arts. J’ignore si elle est mêlée à ce meurtre.
— Bravo, Joseph, vous êtes digne de Sherlock Holmes. Se pourrait-il qu’elle détienne la coupe ?
— Allez savoir. Il faudrait se mettre en planque demain très tôt et ne pas la perdre de vue. Ah, j’allais oublier !
Joseph tendit la lettre de Fortunat.
— Je vous préviens, patron, je l’ai lue, jeta-t-il d’un air de défi.
Victor parcourut la missive et se gratta la tempe.
— Il va falloir se partager les tâches. Que diriez-vous d’un petit saut chez ce vieillard libidineux ?
— C’est encore sur moi qu’ça tombe ! Il a la cafetière ébréchée, le baron. Il m’inquiète, patron, ces cadors empaillés ça me flanque la chair de poule !
— Bon, si vous avez peur, je m’en chargerai.
— Peur, moi ? Après tout ce que j’ai affronté !
— Donc, vous y allez, vous lui offrez un cadeau que je déposerai à la librairie, vous recueillez sa confession. Tant que vous y êtes, tâchez de savoir si la famille compte un tireur d’élite et si l’un de ses membres a séjourné récemment en Grande-Bretagne. De mon côté j’irai monter la garde rue Saint-André-des-Arts, vous me relèverez à l’heure du déjeuner. Ça marche ?
— À vos ordres, patron, c’est ce que j’appelle de l’organisation. Maintenant j’vous laisse, sinon maman va m’chanter pouilles !
Victor avait pris des décisions rapides, mais il était préoccupé. Tasha ! Elle serait bientôt là. Pourrait-il réussir à se délivrer de ce qui lui pesait sur le cœur ? Quelle serait sa réaction ?
« Cela ne sert à rien de spéculer. Mon côté faible _est que je suis trop adroit à tout analyser, j’examine, je soupèse, j’interprète selon mes propres critères et je finis par me fourvoyer. Nous mettrons les choses au Point, se dit-il. S’il y a des questions à régler, nous le ferons. »
Il allait et venait dans son appartement, le gilet à la main. La peine qui l’oppressait persistait. Finalement, il traversa la cour et s’installa dans l’atelier où le crépuscule étirait des ombres. Il alluma une petite lampe à la lueur si ténue qu’elle dispensait juste un halo bleuté autour du globe. Debout près de la fenêtre, il observa les gamines du menuisier. Elles jouaient à chat perché, leurs rires résonnaient entre les façades et prenaient des accents étranges. Il n’avait pas faim. À neuf heures, il ôta son nœud papillon et s’allongea dans l’alcôve. La vue de l’oreiller lui serra la gorge, il l’envoya valdinguer. Et la colère l’envahit soudain, une colère contre Tasha qui le rendait malheureux.
« Que lui dire ? J’ai lu, je sais, mais sois sans crainte, ma chérie, tu es libre de rejoindre ton ancien amant, je comprends parfaitement…» Foutaises ! Il s’obligea à concentrer ses pensées sur un crâne de singe orné d’une tête de chat. Y avait-il là de quoi voler la vie de son prochain ?
Négligemment assis dans un fauteuil, jambes croisées, un livre à la main, une ébauche de sourire aux lèvres, Kenji Mori semblait sur le point d’émettre un de ses proverbes favoris. Victor se détourna du tableau peint par Tasha deux ans auparavant. Quelle idée saugrenue de l’avoir suspendu face à l’alcôve ! Exaspéré, il se leva, attrapa une blouse et alla dissimuler la toile.
À neuf heures et demie, Tasha ouvrit la porte. La lampe brûlait toujours, fanal tremblotant dans la vaste pièce obscure. Elle s’approcha du lit. Étendu sur le dos, Victor dormait. Il n’avait même pas enlevé ses chaussures. Elle resta à le contempler, emplie de tendresse, puis lui toucha l’épaule. Il grogna, battit des paupières et se redressa.
— C’est toi… Il est tard ?
Elle secoua la tête.
— Barbizon, ton expo ?
Elle aurait tant voulu se confier à lui, c’était impossible, elle avait promis.
— Je n’ai rien vendu, dit-elle.
Il la regarda se déshabiller et il sut qu’il ne lui demanderait aucun compte, il l’aimait trop. Il la prit dans ses bras et la tint contre lui.
— Tu m’as manqué, murmura-t-il.
— Je dois y aller, dit Eudoxie, ajustant son chapeau rehaussé de gros nœuds. Fifi Bas-Rhin n’attend pas, en place pour le quadrille !
Elle lança à Kenji un clin d’œil enamouré.
— À jeudi matin ?
Il la fixa d’une expression neutre, puis sourit.
— Je vous téléphonerai, ma douce.
Elle voulut courir se blottir dans ses bras mais se fit violence, il n’appréciait guère les effusions. Elle lui envoya un baiser et disparut.
Sitôt la porte refermée, il sauta du lit, se drapa dans un peignoir et se laissa choir au creux d’un fauteuil. Bien qu’appartenant à une famille convertie au christianisme, Kenji s’était toujours tenu éloigné des dogmes et des rituels. Au cours des années il s’était forgé sa propre métaphysique, alliant sans effort l’expérience vécue à l’irréel, au point de ne plus distinguer parfois la différence entre les deux états. Il se plaisait à passer de longs moments en compagnie des mirages issus de son imagination, sans toutefois leur permettre de lui dicter sa conduite. Manipuler émotions et sentiments prudemment, mais accepter leur flux afin de percevoir l’indicible, était devenu une seconde nature.
Il s’habilla sans hâte, tâta dans sa poche le carnet où il inscrivait proverbes et aphorismes. Le détail qui l’avait frappé à la relecture de la lettre de John Cavendish palpitait en lui sur un rythme binaire : Tri-nil, Trinil… Son intuition lui soufflait de se cramponner à ce nom, de se laisser entraîner à rebours vers un paysage enfoui au fond de l’une des chambres de sa mémoire.
Il ferma les yeux et se souvint. Une expédition en charrette bâchée sous une pluie diluvienne. Un cimetière chinois près duquel on avait failli s’enliser. La réception chaleureuse dans un kampong, où les villageois, après avoir mangé de l’ampo, avaient dansé le tandak. Pati, la ravissante Javanaise qui l’avait initié à l’amour. Ses épaules et ses seins si doux, ses hanches épanouies drapées d’un sarong, sa longue chevelure torsadée piquée de fleurs. Les histoires qu’elle lui avait contées à voix basse et qui toutes concernaient le kriss, long poignard d’origine malaise supposé reconnaître le bien du mal et rendre la justice lui-même. Au chuchotement de la jeune fille se mêlait le bouillonnement du cours d’eau en crue.
— La rivière Solo, murmura-t-il.
Il relut les notes sur son calepin prises le matin même en parcourant Les Contrées mystérieuses et les peuples inconnus de Victor Tissot :
« Trinil. Petit village situé au centre-nord de Java, au pied du volcan Lawu-Kukusan, sur les bords de la rivière Solo. Inondations fréquentes pendant la mousson les derniers mois de chaque année. »
Il soupira. Jamais il n’était parvenu à oublier le fin visage de sa première maîtresse. Il n’avait pourtant passé qu’une seule nuit en sa compagnie. Quand il était reparti, à l’aube, il lui avait promis de revenir. Il ignorait qu’il allait bientôt prendre le chemin d’une île lointaine noyée sous les brouillards de la mer du Nord.
Il se ressaisit, décrocha le récepteur du téléphone qu’il avait fait poser chez Eudoxie. Il demanda un numéro à Londres puis retourna s’asseoir. Il pensa à Iris et Joseph. Pourquoi le penchant de sa fille envers son commis le contrariait-il à ce point ? Était-ce parce que se reproduisait la situation qu’il avait vécue avec Daphné ? Son irritation ne trahissait-elle pas une souffrance personnelle projetée sur les jeunes gens ?
Le téléphone sonna. Il informa son interlocuteur anglais de l’objet de ses recherches et lui donna l’adresse de la librairie Elzévir, désappointé. Il lui faudrait patienter jusqu’au surlendemain pour obtenir les réponses à ses questions.