CHAPITRE IV

Lundi 11 avril

 

— Complet au rez-de-chaussée ! Tassez-vous sur les sommets ! brailla le conducteur11 en secouant sa sacoche afin d’encaisser les trois sous du trajet.

Victor se fût volontiers dispensé d’escalader l’impériale par ce froid mordant. Il regrettait de n’avoir pas hélé un fiacre et de s’être étourdiment précipité dans l’omnibus Clichy-Odéon. Se glissant près d’une jeune femme qui se poussa d’un air ennuyé, il releva le col de son veston avec l’espoir de flouer le vent coulis.

— Il faut que je me procure une bicyclette, marmonna-t-il, une fesse dans le vide.

Une image s’efforçait de prendre forme, un songe de la nuit écoulée. Impossible de le cerner, il s’enfuyait, se désagrégeait sous les conversations voletant d’une banquette à l’autre.

« C’est pire qu’un parloir ambulant », songea-t-il avec irritation, entraîné malgré lui dans le dialogue de deux bourgeois d’âge mûr aux bouches cernées d’une pilosité poivre et sel.

— … devient fort alarmant, on n’osera plus mettre le nez dehors ! N’importe quel étudiant en chimie peut se ravitailler en cornues dans le quartier des Écoles et jouer les artificiers sans que ses voisins nourrissent le moindre soupçon !

— D’accord, réglementons ce commerce, mais surtout il est impératif de contrôler l’emploi des cartouches explosives au fond des mines et des carrières. Si ce Ravachol n’avait pas volé de la dynamite au dépôt de Soisy-sous-Étiolles…

— Le gouvernement nous promet des mesures, il assaisonne le mot sécurité à toutes les sauces ! Ce n’est pas l’expulsion d’une quarantaine d’anarchistes étrangers qui va…

— Pourtant, mon cher, c’est un début, des étrangers il n’y en a que trop, ce Ravachol lui-même est d’ascendance hollandaise par son père, il se nomme Kœningstein , ne l’oubliez pas.

Un cahot bouscula les voyageurs, un haut-de-forme tomba, il y eut un bref concert de sabots, de sonneries, de ferrailles, qui couvrit les voix des deux hommes. L’omnibus s’arrêta. La jeune femme se leva et manqua s’écrouler sur Victor, qu’elle foudroya du regard. Il entrevit une affiche écarlate exaltant les vertus du Tamar Indien Grillon, fruit laxatif et dépuratif, et ressentit une angoisse aiguë à l’idée que Tasha pourrait être chassée de France, qu’il ne la reverrait jamais.

« Imbécile, cesse de divaguer ! Tasha ne fréquente pas les anarchistes. »

Au moment où le véhicule démarrait, un rond-de-cuir chaussé de bottines à élastiques s’échoua près de lui et les bouches des deux bourgeois se mirent de nouveau en branle.

— Êtes-vous allé rue de Clichy ? L’immeuble du 3912 fait froid dans le dos. La totalité des vitres a volé en éclats, l’escalier s’est effondré, les appartements sont éventrés, les façades seules restent debout. Ce qui est curieux, c’est qu’à côté d’objets réduits en miettes, vous en avez certains intacts.

— D’après un des mes amis, les meubles sont superposés de manière si bizarre qu’ils évoquent les pierres encombrant les cratères des volcans.

Pierre, pierre, il y avait des pierres dans le rêve dont Victor cherchait à se souvenir. Je suis belle, ô mortels ! Comme un rêve de pierre, pierre qui roule n’amasse pas mousse, un jour à marquer d’une pierre blanche… Le reflux des paroles submergea ses réflexions.

— … quinzaine de blessés, un miracle ! Ce qui ne l’empêche pas d’avoir assassiné au moins trois personnes dans la Loire. Pour l’ensemble de ces forfaits nous devons lui souhaiter la guillotine.

— J’ai confiance, mon cher. Et puis, à l’avenir, la méthode de Bertillon nous préservera sûrement de tels fléaux. Désormais, le fait de connaître les signes distinctifs d’un meurtrier suffit à le confondre. C’est une chance que les policiers de Saint-Étienne, qui avaient déjà bouclé Kœningstein en 79 sous l’inculpation de vol, aient utilisé le bertillonnage. Ils ont envoyé les mensurations exactes du lascar au service d’anthropométrie de la préfecture de police, qui les a transmises à la presse. Moyennant quoi, Lhérot, le garçon du restaurant Véry, a identifié Ravachol grâce à ses cicatrices à la main et au visage, et permis son arrestation. Alphonse Bertillon n’a eu qu’à mesurer et photographier son client, établissant ainsi que lui et Kœningstein ne faisaient qu’un. Appréciez la logique de cet engrenage.

— Je serais beaucoup plus tranquille si notre ministre de l’Intérieur13 nous évitait le destin funeste de l’Allemagne et de l’Italie, terrorisées par des fanatiques, et faisait en sorte que Paris ne se transforme pas en camp retranché. La peur suinte des murs…

Carrefour de l’Odéon, Victor quitta avec soulagement la voiture jaune qui repartit en brimbalant. Les explosions du boulevard Saint-Germain14 et de la rue de Clichy, proches l’un de la librairie, l’autre de son domicile personnel, l’avaient certes remué. Cependant il n’en avait pas éprouvé l’émoi des deux bourgeois. À présent une menace précise pesait sur sa vie, et sur les êtres qui lui étaient chers, en particulier Tasha : qu’adviendrait-il si elle se trouvait sur les lieux d’un attentat ? Parmi toutes les appréhensions qui l’assaillaient parfois, celle-ci était inédite, et redoutable.

 

— Faut toujours qu’il commence à flotter juste à l’heure des commissions, on dirait qu’les nuages me guettent !

Convaincue d’être la victime d’un complot général, Euphrosine longea le bureau sans accorder attention à son fils affairé auprès d’une jolie cliente au nez retroussé. Depuis la veille, elle s’autorisait à reprendre ses allées et venues dans la librairie, prête à se plaindre à M. Mori au cas où Victor lui en ferait reproche. Elle tira brusquement du porte-parapluies une grosse ombrelle de madapolam violet. Un bout de papier voltigea vers le sol. Elle se baissa en bougonnant.

— J’vais me casser les reins si ça continue. Tiens, une carte de visite, en v’là un endroit pour laisser son adresse…

Du coin de l’œil Joseph vit sa mère manipuler des

dossiers sur le comptoir.

« Pourvu qu’elle ne se mêle pas des ventes, ce serait le pompon ! »

Il lui tourna ostensiblement le dos alors que Victor arrivait.

À peine entré, Victor avisa le bristol calé contre un pot contenant des ciseaux. Il parcourut rapidement les trois lignes tracées d’une écriture régulière :

 

Cher monsieur Mori,

Je dois vous rencontrer au plus vite. Lady Pebble m’a communiqué votre adresse en m’assurant de votre coopération.

Dans l’espoir d’obtenir votre appui.

Antoine du Houssoye.

 

Il lui fallut plusieurs minutes pour assimiler ce texte. Pebble… Pebble… Quand avait-il entendu ce nom ? Il tripota machinalement le bristol :

ANTOINE DU HOUSSOYE

Zoologiste

Professeur

Au Muséum d’histoire naturelle

Et tandis qu’il s’appuyait au comptoir, le déclic se produisit.

— Peste ! Mon rêve !

Une pluie de cailloux s’abattait sur l’appartement de Kenji changé en une décharge où se traînaient de malheureuses tortues égarées parmi des tas de gravats. Et tout s’ordonna. Le mot « caillou » se raccrocha, comme un wagon, à son équivalent anglais « pebble ». Les questions de Joseph relatives à un article du Times rapporté par Iris lui revinrent en mémoire :

— Patron, en français, ça veut dire quoi murder ?

— Meurtre, assassinat, avait-il répondu.

Il demeura immobile, envahi par un sentiment d’irréalité. Le Times ! Il fallait qu’il consulte le Times, immédiatement.

— Joseph, avez-vous le journal anglais que vous tentiez vainement de traduire ?

Délaissant un instant la jeune femme blonde, Jojo accourut.

— M’essayais pas, j’me débrouillais très bien !

— Puis-je vous l’emprunter ?

De mauvaise grâce, Jojo tendit le journal roulé en cylindre qu’il avait rangé en compagnie de son calepin.

— Faudra me le rendre, hein ?

— Rassurez-vous. Dites-moi, cette carte de visite, quand a-t-elle été déposée ?

— Quelle carte de visite ? Ah oui ! Celle du pékin de vendredi qui voulait l’adresse de M. Mori.

— Et vous la lui avez donnée ?

— Ben, ça tombe sous le sens puisqu’il crèche au-dessus de la librairie !

— Ça va être encore long ? ajouta Victor avec un léger mouvement du menton vers la cliente qui s’impatientait.

— C’est une amie de Salomé de Flavignol, une passionnée de Pierre Loti, qui vient d’être reçu à l’Académie française. Nous échangions nos impressions artistiques à propos de Pêcheur d’Islande.

— J’ignorais votre inclination envers la pêche à la morue. Demandez donc à M. Mori, qui descend, de prendre le relais, il sera ravi de gloser sur Madame Chrysanthème pour le bénéfice de cette aimable personne, et allez à la réserve me chercher l’Abrégé de l’Histoire générale des voyages de La Harpe.

— Mais il y en a trente-deux volumes, et on ne les a sûrement pas tous !

— Contentez-vous de ceux que vous dégoterez, je les ai promis à un marchand.

La mine lugubre, Joseph obtempéra. Victor déroula

fébrilement le Times. L’édition du 8 avril 1892 relatait une information macabre sous le titre :

LADY FANNY HOPE PEBBLE ASSASSINÉE

DANS SON MANOIR DE BROUGHAM GREEN

« Le 5 avril, vers 21 heures, Dame Olivia Montrose, la camériste de Lady Fanny Hope Pebble, a découvert sa maîtresse inanimée. Aussitôt prévenu, le Dr Barley, médecin traitant de Lady Pebble, n’a pu que constater le décès et a conclu à un homicide perpétré par une arme à feu. Le sergent John Dumfrie de la police locale, les officiers Dennis Blyth et Peter Starling de Scotland Yard, mènent l’enquête. D’après les témoignages recueillis auprès du personnel du manoir de Brougham Green, Lady Pebble aurait reçu un visiteur peu de temps avant le meurtre…»

La tête vide, Victor contemplait les lignes en s’évertuant à se remémorer qui le premier avait prononcé le nom de Pebble.

« Suis-je bon pour l’asile ? »

Soudain, il se redressa, frappé d’une idée subite.

« Kenji ! La lettre concernant la coupe ! À vérifier. » L’amie de Salomé de Flavignol jacassait face à Kenji, qui l’écoutait, un sourire de circonstance aux lèvres. La conversation risquait de s’éterniser, Victor

décida de l’interrompre.

— Excusez-moi de vous enlever mon associé, jeta-t-il à la blonde entichée de Loti. Avez-vous noté la disparition d’autres objets ? souffla-t-il à Kenji, qu’il avait attiré près du buste de Molière.

— Non. Rien, hormis l’Elzévir, la baronne Staffe, et cette coupe à laquelle je tenais beaucoup.

— Vous connaissez la femme qui vous l’a envoyée ?

— Lady Pebble ? Je n’ai pas eu le plaisir de la rencontrer, c’est la sœur de John Cavendish.

— Le naturaliste assassiné il y a trois ans à l’exposition coloniale15 ? J’étais persuadé qu’il était américain !

— C’est exact. Sa sœur a épousé un lord anglais, les dernières années il s’était installé chez elle. J’aurais préféré éviter ce sujet douloureux, cela ranime de lointaines émotions, j’ai retrouvé cette lettre. Tenez.

Très cher ami,

Si vous lisez ceci, c’est que j’aurai rejoint les mânes de mes ancêtres en compagnie desquels je vous attendrai patiemment de l’autre côté de l’Achéron.

En 1886, j’ai monté une expédition au Krakatau pour étudier la flore qui avait repoussé après l’explosion du volcan. A Surabaya, j’ai acheté cette coupe en songeant à vous. C’est l’œuvre d’un sculpteur malais de la région de Trinil. Bien que les brillants qui l’ornent vaillent des cacahuètes, nul doute qu’elle ne vous évoque les jours heureux passés ensemble, notamment cette traversée mouvementée en mer de Chine à bord du rafiot commandé par le capitaine Finch, amateur de scrimshaw16. Vous admiriez fort sa collection de mâchoires de cachalots gravées, certaines illustrant une campagne de pêche aux cétacés. Je me rappelle qu’il vous avait offert une dent de morse décorée en creux d’une gravure rehaussée de couleurs, relatant le débarquement du commodore Perry sur les côtes nippones, l’avez-vous conservée ? Considérez ce présent comme un gage de fidélité posthume (je n’ai pas la moindre idée de son usage, je suppose que c’est un crachoir ou un brûle-encens).

John Ruskin Cavendish

P.-S. On prétend qu’un brillant perd son éclat lorsque son possesseur vient à mourir. Je suis persuadé que ceux-ci ne se terniront pas avant que le xxe siècle soit largement entamé.

 

— Vous comprenez qu’il m’est pénible de remuer ce passé. Je n’ai jamais accepté la mort tragique de mon ami. Cette coupe représentait un signe de l’au-delà, dit Kenji en repliant soigneusement la lettre.

Victor secoua la tête avec affliction, feignant la compassion, alors que son esprit s’échauffait tel un moteur emballé. Il resta immobile, le regard fixé sur le buste de Molière.

Lassée de faire le pied de grue, la cliente quitta la librairie à l’instant précis où, couvert de poussière et chargé de bouquins, Joseph réapparaissait.

— Voilà vos rossignols17 patron, il manque trois tomes.

— A qui est destinée cette camelote ? demanda Kenji.

— Au père Maubèche.

— Le bouquiniste du quai Conti ?

— Il a des trous à boucher dans son étalage et ne veut que des in-huit. Joseph, fourrez-moi ça dans une toile, j’en ai pour une grande heure.

— Une heure, c’est toujours une heure, j’vois pas comment ça peut avoir du rabiot… Hé ! Patron, mon journal ! cria Jojo en désignant la poche de Victor.

 

La toile verte pesait lourdement sur son épaule, mais Victor n’en avait cure. Il devait marcher afin de s’éclaircir les méninges et s’était servi du premier prétexte susceptible d’être gobé par Kenji et Joseph.

Le temps s’était radouci, un ciel lessivé à fond tendait sa percale bleue au-dessus des quais où, à cette heure matinale, seuls quatre ou cinq étalagistes avaient ouvert leurs boîtes.

Accoudé au parapet du quai Malaquais, il observa les enfants des mariniers occupés à disputer sur la berge une partie de Mère Garuche. A l’abri d’un cercle de craie, un gamin, les doigts entrelacés, hurla :

— La mère Garuche sort du camp !

Puis il s’élança à la poursuite d’un de ses camarades et tenta de le toucher à l’aide de ses mains jointes. Durant cette course ponctuée d’appels et de rires, la mère Garuche essuya une grêle de coups de mouchoir, fut refoulée, vaincue.

Malgré le vacarme ambiant, Victor se concentrait sur deux énigmes : que signifiait la visite de cet Antoine du Houssoye ? Le mot griffonné au dos de sa carte de visite ne laissait planer aucun doute, il était en relation avec Lady Pebble. Se pouvait-il que le cambriolage fût lié de quelque manière à l’assassinat de cette femme ?

Cette seconde théorie étant très séduisante Victor se soumit aussitôt à l’invite du mystère. Vivre ne suffisait pas, bien que vivre fût en soi un fait plutôt énigmatique. Il fallait oser s’aventurer au milieu des ténèbres, tâtonner le long d’un tunnel, discerner à l’horizon une faible clarté qui irait en s’élargissant jusqu’à ce que l’ombre ne fût plus qu’un souvenir, assorti d’un regret.

Par quel bout saisir cette étrange histoire ?

 

Horace Tenson, dit Grand-Corps, dit Petits-Formats, spécialisé dans la vente des Cazin18, un des derniers

bouquinistes à ne pas posséder de boîtes scellées à demeure au parapet, était en train de vider sa charrette des casiers composant son étalage. Il gratifia Victor d’un salut de gladiateur.

— Ave César, Legris. Information cruciale ! J’ai enfin réussi à publier mon livre, La Pieuvre accapareuse ! Je vous engage à signer ma pétition exigeant la destruction immédiate de tous les grands magasins, question de vie ou de mort ! Il s’agit de sauver le commerce individuel. Le poulpe du monopole étend ses tentacules sur Paris et, si nous n’y prenons garde, nous serons étouffés avant d’avoir pu crier « maman » !

Victor allégua un rendez-vous urgent et promit de revenir parapher. Ployé sous le poids de sa toile, il reprit le chemin de la librairie. C’était décidé, il ferait un saut l’après-midi même au Muséum, où il espérait rencontrer ce fameux Antoine du Houssoye.

— Ben, ces bouquins ? dit Joseph, laissant en plan le paquet qu’il ficelait.

— Le père Maubèche n’était pas là, je retournerai le voir, je les dépose dans ce coin.

— Ça valait vraiment la peine de m’bousiller une vente ! Avec ça qu’elle était gentille, cette dame-là. Il aurait mieux fait d’aller au poste de police, le patron, Raoul Pérot va se demander ce qu’il fricote…

— Au lieu de marmonner dans la barbe que vous n’avez pas, allez donc lui vanter la prose de Jules Laforgue, à ce confrère en littérature, je présume que vous avez beaucoup à lui dire, rétorqua Victor.

— Oh ! Patron !

 

Victor ne prisait guère la fréquentation des squelettes, et la demi-douzaine de monstrueux cétacés aux ossatures d’ivoire qui peuplaient la nouvelle galerie du Muséum n’était pas pour le rassurer. À côté d’eux, les trois groupes centraux de mammifères empaillés, pachydermes, antilopes et girafes, faisaient figure d’animaux de compagnie. Il se perdit dans les étages supérieurs parmi des collections de reptiles, d’oiseaux et d’œufs, avant d’atteindre des vitrines contenant des insectes qu’il dépassa en vitesse, écœuré par la vue d’une termitière avoisinant un gigantesque nid de guêpes. Il s’enquit d’Antoine du Houssoye auprès d’un gardien, qui le renvoya à la galerie d’anthropologie, où il avait déjà erré trois quarts d’heure.

Il retrouva sans aucun plaisir une série de têtes de Kabyles décapités par le yatagan, séchées au soleil d’Afrique, puis des momies péruviennes accroupies, surmontées de crânes ricanants. Le moulage de la Vénus hottentote, pauvre femme arrachée à son Afrique natale, exhibée dans une baraque foraine et morte misérablement à Paris, lui inspira de la pitié. Un second gardien, en faction près d’un globe de verre sous lequel était exposée une mâchoire préhistorique humaine découverte aux environs d’Abbeville par Jacques Boucher de Perthes, lui apprit que M. du Houssoye assistait probablement à la conférence dispensée par le paléontologiste Albert Gaudry dans le grand amphithéâtre.

Une foule d’étudiants et de professeurs discutaient à l’entrée de la salle.

Ballotté de groupe en groupe, Victor finit par aborder un homme de forte stature âgé d’une quarantaine d’années, dont la chevelure abondante et la barbe en fer à cheval encadraient un visage non dénué de charme, bien que ses traits trahissent une certaine mollesse. Sa voix nonchalante dominait celle des autres.

— Je me permets de vous déranger car on m’a adressé à vous… Je cherche M. Antoine du Houssoye.

L’homme le détailla avec curiosité.

— Il n’est pas encore là. Cela lui ressemble peu… Attendez… Charles !

Un homme jeune s’approcha. En dépit de son costume dernier chic, il était presque déplacé en ce haut lieu du savoir. Son teint bronzé, son menton dépourvu de pilosité, ses yeux d’un bleu presque transparent, sa démarche longue, souple et ferme, mais peu élégante dans un salon, lui donnait l’allure d’un rustaud égaré en ville.

— Je vous présente Charles Dorsel, le secrétaire de mon cousin Antoine. Je suis Alexis Wallers, professeur de géologie. À qui avons-nous l’honneur ?

— Victor Legris, libraire, 18, rue des Saints-Pères. Votre cousin est passé chez moi, il désirait parler à mon associé M. Kenji Mori. J’ai pensé qu’il s’agissait peut-être d’une bibliothèque à vendre…

— Je m’étonne qu’il ait l’intention de se séparer de ses livres. Quelle mouche l’a piqué ? Charles ?

— Je ne crois pas, non, il me l’aurait dit.

— Il est étrange que mon cousin soit en retard. Bien que nous partagions le même hôtel particulier, nos horaires sont différents. D’habitude Antoine est d’une ponctualité militaire. À moins qu’il n’ait eu un rendez-vous. Charles ?

— Avez-vous oublié qu’il est à Meudon chez le professeur Guéret ? Il rédige son mémoire pour All Round the World, répliqua celui-ci avec une pointe d’agacement. Profitez-en, Alexis, M. Legris est libraire, ne vouliez-vous pas bazarder vos bouquins sur les gemmes ?

— Bazarder ! Quand apprendrez-vous à vous exprimer correctement ? Je veux m’en défaire.

Charles Dorsel fixa Alexis Wallers avec audace, comme un accusé fort de son innocence. Il avait un léger accent dont Victor fut incapable de définir l’origine.

— Vous en défaire, mais pas à n’importe quel prix, répliqua Charles Dorsel en clignant de l’œil à Victor. Oh ! Monsieur Legris, regardez, s’exclama-t-il en désignant un bonhomme voûté, un portefeuille noir sous le bras, c’est M. Lacassagne, un surveillant à la retraite, il recherche désespérément Les Pierres précieuses ridicules de J. B. Pocquelin, vous n’auriez pas ce joyau en

réserve ?

— Rien n’est impossible, rétorqua Victor en riant,

j’ai bien un client qui m’assure mordicus que le véritable auteur du Discours de la méthode est non point

Descartes, mais un certain Cartèse.

— On aura tout vu, laissa tomber Alexis Wallers.

M. du Houssoye ne devrait plus tarder, ses élèves ont

cours d’ici une heure.

—  En ce cas, je reviendrai, annonça Victor en prenant congé.

Au moment de gagner la rue Cuvier, il se ravisa et,

adoptant une expression stupide, agrippa un appariteur

par la manche.

— Une si belle montre… Je l’aurais volontiers

conservée, mais mon voisin m’a soutenu qu’elle appar-

tient à M. du Houssoye. Il est de mon devoir de la lui

restituer.

— Vous n’avez qu’à patienter, sa leçon débute à

quinze heures.

— Justement non. Pas aujourd’hui. Il est rentré à

son domicile au milieu de la conférence de M. Gaudry,

parce qu’il souffrait d’une migraine.

— Déposez-la ici, je la lui remettrai, grommela

l’ appariteur.

— Pour qui me prenez-vous, mon brave ? Non que

je n’aie confiance en vous, seulement je me sens

investi d’une responsabilité morale…

— Et qu’est-ce qui prouve que vous n’allez pas la

garder, cette tocante ?

— Comment ? s’écria Victor en haussant le ton.

Vous osez douter de la probité de Guillaume Elzévir, le spécialiste de la vie des termites ? Je vous interdis de…

— Bon, bon, montez pas sur vos grands chevaux, bougonna l’appariteur en allant consulter un registre. » Il loge rue Charlot, numéro 28.

Victor s’empressa de filer car il venait d’apercevoir Alexis Wallers.

 

Tasha entendit la clé fourrager dans la serrure et

escamota précipitamment la lettre. Elle la connaissait

par cœur, les pliures du papier se déchiraient à force

d’avoir été manipulées. Plantée devant son chevalet,

elle simula une profonde concentration. Son cœur tambourinait contre ses côtes. Demain ! Demain, elle se blottirait dans ses bras, après tant d’années !

Elle sentit les lèvres de Victor effleurer ses cheveux,

sa nuque, et n’osa pas se retourner de crainte qu’il ne devinât son trouble.

— Chérie, change-toi, nous dînons au restaurant. Tu tires le portrait de Mme Pignot ? J’ignorais que tu la faisais poser.

Victor avait lancé sa question au vol avant d’aller se rafraîchir à l’évier.

Le visage enfoui dans une serviette, il la rejoignit et la prit par la taille.

— Je t’offre un voyage. Que dirais-tu de la Bretagne ? La lumière y est belle, tu pourrais peindre en extérieur.

— Je ne…

Elle ne termina pas sa phrase et eut un peu honte de son attitude.

— Victor, je vais m’absenter plusieurs jours, c’est une opportunité, une exposition, à Barbizon, et…

— Depuis quand le sais-tu ?

— C’est très récent.

— Je peux venir ? Je ferais des clichés de paysages.

— Tu as ton travail à la librairie.

Il hocha la tête et accentua son étreinte.

— De quoi parles-tu ? Barbizon n’est pas l’Amérique.

— Mon chéri, tu fais tes photos, tu mènes tes

enquêtes en solitaire et tu considères que ça va de soi…

Je suis du même bois que toi. Je t’en prie, ne le prends

pas mal, cela n’entame en rien l’amour que je te porte.

— Je comprends, dit-il, penaud. Je voudrais que tu saches combien je te respecte, mais c’est plus fort que moi, je n’ai aucune affinité avec les artistes que tu

côtoies.

— C’est pourquoi il est préférable que tu ne viennes

pas.

Il se rembrunit, pareil à un gosse qui vient de se

faire taper sur les doigts. Il avait toujours cet air buté lorsqu’il voulait obtenir satisfaction. Il observait Tasha sans être capable de résister à la fascination qu’il ressentait à chacun de ses gestes, à chaque intonation de sa voix. Il ne pouvait la regarder sans éprouver un besoin déchirant de possession complète, comme s’il ne parvenait pas à être entièrement lui-même si elle lui échappait.

Les résolutions qu’elle avait prises commençaient à

l’abandonner. Pour la première fois, l’idée qu’elle

pourrait le perdre la frappa.

— Je ne partirai que trois jours, murmura-t-elle.

Ils demeurèrent un instant face à face et elle fut sur le point de lui avouer la vérité. Il trancha son dilemme, il se pencha et l’embrassa sur la joue.

— File t’habiller. Elle lui sourit, il sentit aussitôt une chaleur l’envahir : l’anxiété s’était envolée.

 

M. Rivet s’arrêta devant le portail de l’église Saint-Eustache, se signa, et siffla son chien qui s’attardait au pied d’un réverbère. La digestion de son dîner s’accompagnait d’un sentiment de détente. Il savourait cette heure crépusculaire où, le repas achevé dans l’arrière-boutique de la mercerie qu’il tenait avec son épouse, il devenait, le temps de cette brève escapade, un homme libre. Milord et lui vagabondaient, guidés par la fantaisie de leur humeur. Certains soirs, ils longeaient les Halles et gagnaient la bourse du Commerce. D’autres, ils flânaient du côté du Marais. Cette fois, ils avaient d’un commun accord emprunté la rue de Turbigo. Leur promenade « à la papa », ainsi que la nommait M. Rivet, les conduisit rue de la Grande-Truanderie, où la légende affirmait que, sous le règne de Philippe-Auguste, une jeune fille désespérée19 persuadée que son prétendant la trompait, s’était jetée au fond du puits de l’Ariane. M. Rivet était friand de vieilles histoires tragiques et, tandis que Milord trottait, truffe au vent, à l’affût de senteurs nouvelles, il endossait le costume du héros de mille et un contes.

Il dépassa Milord, la gueule enfournée dans un soupirail, et s’apprêtait à traverser, quand le chien éclata en aboiements frénétiques. Intrigué, M. Rivet fit demi-tour.

Le haut du corps englouti par la bouche d’ombre, Milord battait le tam-tam avec sa queue et poussait à présent des jappements plaintifs.

— Ben ça, le chien, t’es tombé sur un gisement de saucisses ?

Milord fit un saut de carpe, décrivit plusieurs cercles et lança un hululement.

M. Rivet le rejoignit, se plia en deux, s’efforça de voir l’intérieur de la cave. Près d’un empilement de cageots, il perçut un remue-ménage désordonné.

Oui, ça bougeait. Deux rats de l’espèce la plus ordinaire trottinaient autour d’un amas de vieux chiffons, ils cherchaient probablement à manger ou accomplissaient une simple exploration. Un troisième apparut, puis un quatrième. À la lueur du réverbère, M. Rivet vit luire leurs dents aiguës, ils avaient trouvé de quoi festoyer. M. Rivet frissonna. Il avait lu récemment dans La Nature que les rates mettent bas chaque mois une portée d’environs dix ratons. Il se souvint, que, toujours selon la légende, les descendants de la jeune amante noyée dans le puits de l’Ariane étaient dotés de quatre pattes et de longues moustaches, qu’ils se multiplièrent au fil des siècles et s’approprièrent les égouts.

— La ferme, Milord ! Tout ça pour de malheureux

gaspards !

C’est alors qu’il comprit ce que dégustaient ceux-ci de si bon appétit : une jambe recouverte d’une défroque noire en lambeaux, rattachée à un bassin dont on ne distinguait que les pans de la redingote.