CHAPITRE XIV
Dimanche 17 avril
Joseph traversa en sifflotant le marché des Enfants-Rouges. Des ménagères, soupçonneuses, bardées de sacs et de filets, furetaient parmi les travées. Un camelot proposait d’une voix lugubre un onguent contre les piqûres de punaises. Le temps s’était remis au beau, Joseph avait le cœur léger et se sentait plein d’allant, car Iris l’avait assuré de son amour indéfectible. Il lui semblait qu’il avait rompu les amarres avec l’immuable quotidien. Il ne put résister à l’envie d’acheter deux saucisses à une grosse femme moustachue qui insista pour lui verser une lampée d’absinthe de Pontarlier. Il refusa poliment, il devait garder la tête froide. L’estomac lesté, il tripota l’enveloppe confiée par le patron.
« Ouvre-la », susurra le génie des limiers.
Il obéit. C’était un catalogue de photographies destinées aux peintres et aux sculpteurs : une brochette de dames posant nues de face, de dos, de profil, debout ou allongées.
« Y a de quoi avoir les quinquets affolés », se dit-il. Inutile de gaspiller les munitions. Puisqu’il se préparait à cuisiner le vieux sapajou, autant lui distiller les récompenses. Une bonne réponse, une page, voilà un marché équitable. Il dépouilla soigneusement le catalogue d’une demi-douzaine de feuillets et reprit sa route.
— Hé ! Vous ! L’homme à la casquette !
Joseph adressa un sourire tout en dents au roquet coiffé d’un galurin monumental en faction au débouché de l’hôtel particulier.
— Maman m’envoie. « Tu diras comme ça à Mme Bertille que les topinambours seront livrés ce soir. »
Le mot de passe fit son effet. Michel Crevoux, ex-tirailleur colonial, blessé à Lang Son au service de la
France, lui laissa le passage.
« Sacristi ! pensa Joseph. S’agit de retrouver mon chemin, ces couloirs sont un vrai dédale. »
Il monta au premier étage, s’égara, tourna en rond, poussa une porte et se retrouva coincé dans une antichambre aux murs tapissés de masques grimaçants, cousins orientaux des mascarons du Pont-Neuf. Il entendit des voix en provenance du hall, chercha une issue et avisa une entrée latérale drapée d’une tenture. Il l’entrebâilla. Un couple se tenait au milieu d’un salon.
— Ma chère Gaby, dit l’homme, un grand type nonchalant à l’expression éreintée, vous devez admettre que c’est plutôt comique.
— Qu’est-ce qui est comique ? demanda la femme en s’installant à un piano.
— Que vous affectiez un tel accablement en présence des domestiques… Ah, non ! Pas la Marche funèbre, je déteste Chopin !
La femme referma le couvercle de l’instrument et le dévisagea, amusée.
— Qu’en est-il de votre sens de l’humour, Alexis ? Vous êtes d’une morosité !
— Je ne songe pas à le nier. Impossible de vous retourner le compliment, vous paraissez ravie de me condamner à l’abstinence. Cette sinistre galéjade commence à m’échauffer les nerfs.
— Vous n’avez aucun sens de la mesure, mon pauvre ami. Antoine est à peine en terre et vous ne pensez qu’à…
— Eh bien, oui, chère pharisienne. Pourquoi ne pas faire au grand jour ce que tout le monde est persuadé que nous faisons depuis longtemps sous le manteau ?
— Je… Oui ?
Un homme dont Joseph n’entrevit que le dos pénétra à l’intérieur de la pièce.
— Vous désirez, mon petit Dorsel ? demanda la femme.
— Je dois m’absenter cet après-midi…
Joseph n’entendit pas la suite. Quelqu’un approchait. Il s’écarta de la porte et se planta devant un masque nô. Les pas diminuèrent. Joseph coula un œil dans le corridor, il était désert. Il prospecta avec défiance l’itinéraire hasardeux qui le mènerait à la chambre de Fortunat de Vigneules. Il n’eut aucune peine à la repérer, guidé par des éclats de voix.
— Monsieur Fortunat, votre fille m’a transmis des ordres précis : il vous est interdit de priser, et aussi de fumer, elle va vous mettre à l’amende.
— Silence, goton. J’aimerais mieux crever que de lui donner un fifrelin !
— Moi, je m’en contrefiche ! lança Bertille Piot en tournant les talons, seulement le jour où il y aura le feu…
Joseph attendit qu’elle s’éloigne et toqua.
— Par les griffes de Satan ! Vade retro, souillon ! Va récurer tes chaudrons ! Me traiter de pyromane !
— Monsieur de Vigneules, je suis l’employé du photographe, j’ai un modeste présent.
— Oh, c’est vous, manant, je suis ravi que vous soyez venu ! Entrez, petit valet, et remettez-moi la réponse de messire votre chevalier. Je constate que la maritorne a promptement délivré ma babillarde.
— J’avoue que mon chevalier n’en a point saisi la teneur.
Joseph tendit une page du catalogue à Fortunat qui la contempla, l’œil émoustillé.
— Galbeuses créatures ! Hélas, le poids des ans me rouille, que ne puis-je encore brandir ma javeline ! Ne bougez pas, petit valet, je dois me concentrer, décréta Fortunat.
Il s’agenouilla au pied du profil de Louis XVI, marmonna une courte oraison et se redressa, le front creusé de rides.
— Je suis très préoccupé, petit valet. Promettez-moi de rapporter mot pour mot à votre chevalier ce que je vais vous révéler.
— Parole d’homme.
— Je manque désespérément de quibus, pas un gramme de tabac, on me nourrit avec un lance-pierre, on me séquestre. J’implore de l’aide ! Mais il y a plus grave…
Fortunat alla farfouiller dans un tas de vêtements et en tira une pièce rappelant un instrument de torture.
— Voyez, petit valet. Que vous en semble ?
— Euh, c’est un… corset ?
— Gagné. Vous avez sous vos yeux ce que l’on nomme une ceinture suissesse. Coupe gracieuse, n’est-ce pas ? Et qui amincit à merveille. Celle qui l’a portée ne devait guère dépasser les cinquante centimètres de tour de taille, j’aurais pu l’enserrer de mes deux mains.
— Où voulez-vous en venir ?
— Patience, petit valet, chaque détail compte. Grâce à cette ceinture, les hanches restent très en valeur. Palpez le bustier. Quoique rigide, il s’incurve afin de rebondir sur l’abdomen dont il épouse la rotondité. Il rehausse les seins et… Vous ne m’écoutez pas !
— Mais si, je vous assure.
— Je le répète, petit valet, chaque détail est vital. Le tissu, par exemple, broché de soie mauve, sa couleur. Ah, combien de fois l’ai-je vue, à travers la fente de ce mur, se dévêtir, le soir ! Elle savait que je l’épiais, la drôlesse, elle mouchait exprès sa chandelle avant que d’ôter ses dessous. Puis un homme la rejoignait, et je me bouchais les oreilles pour ne point entendre les halètements de leur fornication ! Observez, insista Fortunat en lui fourrant le corset sous le nez.
— Je ne distingue rien de particulier.
— Là, cette coccinelle brodée agrémentée de sept points noirs ! Sept, parce qu’elle est originaire de Sète.
— La ville de Sète ?
— Oui, non loin du fief des cathares, ces hérétiques ! Ce corset lui appartient, je le sais. D’ailleurs, elle a une coccinelle identique tatouée sur l’épaule gauche.
— Mais de qui est-il question ?
— De Dalila la perverse qui coupa la chevelure de l’infortuné Samson. Ah ! petit valet, la danse des voiles !
— Mille excuses, mais…
— Je m’égare. Petit porcher, comment expliquez-vous la présence de ce jupon que voici, de cette jarretière que voilà, de cette ceinture suissesse, et du livre d’heures marqué du chiffre L. R. que j’ai découvert au fond d’une cave de la rue du Poitou lors de ma dernière expédition souterraine ?
— Je ne me l’explique pas.
— Heureux de vous l’entendre dire, car moi non plus. Et cela fait cinq jours qu’elle a disparu.
— Mais qui ? bêla Joseph.
— Lucie Robin, la camériste de ma fille. Ah ! C’est obélisqual. Par quel tour infernal cette gaine et ces jupons ont-ils échoué sous terre, justement à l’endroit où l’on a retrouvé la carcasse d’ un maître de l’ordre ? Éclairez-moi, petit porcher.
Joseph faillit répliquer qu’il préférerait être qualifié de petit valet. La conversation prenait un tour inquiétant, ce vieux toqué était-il sincère ou lui jouait-il du violon ? Il demeura coi, son regard accrocha un visage en forme de poire, encadré au-dessus de la cheminée : feu Louis-Philippe. En même temps il pensait :
« Il faut que je sorte d’ici. »
— Je ne peux fournir de solution rationnelle, répondit-il. Pour semer ainsi ses vêtements en un tel lieu, cette Lucie Robin doit avoir perdu la boule.
— Insinuez-vous que je suis sénile ? Non, non, non, j’ai toute ma tête, petit porcher. Aucun membre de cette smala n’étant digne de confiance, je réclame assistance. Et puis foutre, manant ! Vous allez finir par me mettre en rogne. Que diriez-vous d’une bonne dose d’ arquebuse ?
« Je sens que si ça continue, je vais être contraint de sauter par la fenêtre, songea Joseph. Non, j’ai une mission à accomplir ! »
— Puisque nous en sommes aux spéculations, monsieur le baron, misons d’abord, nous trinquerons ensuite, suggéra-t-il.
— Quel est l’enjeu ?
— Des réponses contre ceci, dit Joseph en produIsant une seconde page du catalogue imprimée recto verso de nymphes dénudées.
— Accordé, petit valet. Je suis tout ouïe.
— Qui parmi vos proches a récemment séjourné à Java ?
— Tous, par les cornes du boulanger ! Ils m’ont abandonné aux mains de la valetaille quatre mois durant pour partager la vie quotidienne des primates. Gibbons et orangs-outans valent davantage à leurs yeux que le fondateur de leur lignée !
— Je veux des noms.
— Ma fille Gabrielle, son époux Antoine – le démon le patafiole ! –, le cousin Maxime, un mou, Charles le secrétaire, un brave garçon, et la prostituée de Babylone !
Joseph offrit une troisième page à Fortunat.
— Sont-ils allés en Grande-Bretagne ?
— Ah, malheureux ! Buvons un coup, buvons-en deux à la santé du roi de France. Ne prononcez jamais devant moi le nom de la perfide Albion, mon grand-oncle a été coupé en deux à Trafalgar ! Merde à l’Angleterre, Antoine s’y rendait de temps à autre, il donnait des conférences sur les singes, encore et toujours les singes ! Ah, petit valet, quand je manque de tabac, je suis incapable d’aligner deux idées. Ma fille Gabrielle a été envoûtée. Je vais vous chuchoter une confidence, tout roturier que vous soyez. Je me révolterai, j’ai de quoi : rapières et pistolets
— Vous savez tirer ?
— Ha, ha, croquant ! J’ai canardé les insurgés en 1830. Couic ! J’ai aussi appris à ma fille à manipuler la gâchette. Allons, vite, où est mon arquebuse ?… Eh bien, petit valet, retirez-vous, je dois retrouver ma meute, l’hallali a sonné, c’est l’heure, taïaut !
— Un dernier point. En dehors de votre fille, quelqu’un d’autre se sert-il d’une arme à feu ici ?
— Je me suis laissé dire qu’à Java, leur passe-temps favori à tous était de cribler des melons plantés sur des piques, oui, même la prostituée de Babylone ! Moutardiers du pape, je vous écrase de mon mépris. Des melons…
Joseph prit la poudre d’escampette sans attendre la suite.
L’émissaire vit surgir le commis à midi pétant et fonça droit vers une boucherie dont la vitrine lui servit de miroir. Sans doute le blondinet venait-il relever l’associé, en planque dès potron-minet.
Les passants s’attroupaient devant l’étal où le premier garçon, manches retroussées, sculptait au grattoir un bloc de saindoux représentant un cochon de lait. De son poste d’observation, l’émissaire ne lâchait pas des yeux les deux compères, tout en fixant des gigots cravatés de cols Médicis. À cette distance, impossible d’entendre quoi que ce soit, mais le blondinet avait sûrement soulevé un gros lièvre car il ponctuait son discours de gestes grandiloquents. Que pouvaient-ils se raconter ? L’émissaire tremblait de fureur.
« Par pitié, Seigneur, faites que mon calvaire prenne fin ! Que ces sales types me conduisent à la flétrissure, amen ! »
— Alors patron, l’Italienne, vous l’avez vue ?
— Non. Je fais le pied de grue depuis six heures du matin. Plusieurs femmes sont sorties du numéro 3, mais pas l’ombre d’une joueuse d’orgue de Barbarie. Je suppose qu’elle démarre sa tournée l’après-midi. Et votre visite à M. de Vigneules, Joseph ?
— Arrimez-vous, patron, Antoine du Houssoye portait les cornes. J’ai surpris un tête-à-tête qui ne laisse subsister aucun doute. Son épouse et un certain Alexis sont amants. Pourquoi cette tête longue comme un cercueil ?
— En voilà une nouvelle ! C’est tout ?
— Non, le vieux sapajou m’a rendu à moitié cinglé, répliqua Joseph avec aigreur. La prochaine fois, vous irez lui rendre hommage en personne, parce que moi nibergue !
Et Joseph entama un récit emberlificoté d’où il ressortait que chacun des locataires de la rue Charlot cachait probablement un cadavre dans son placard. Victor s’interrogeait. Ces dessous féminins trouvés au sous-sol d’un immeuble de la rue du Poitou posaient un problème.
— Ils appartiennent à la camériste ?
— C’est ce, qu’affirme le vieux. Elle s’appelle Lucie Robin. Il m’a montré son chiffre brodé, et puis il y avait aussi une coccinelle à sept points. Je n’en démords pas, patron, il fait danser son monde en simulant la folie douce. Il m’a jeté tout ça en vrac comme un os à un chien dont on veut se débarrasser. Et il s’y connaît en cadors, ce vieux libidineux. Et il y a…
Victor inclina la tête. Quelque chose de stupéfiant venait de le frapper. En dépit de ses sages résolutions de ne plus prêter foi à son intuition, il venait de se souvenir d’une remarque de Mme du Houssoye à propos de la camériste. «… partie en coup de vent, soigner…» Soigner qui ?
— Oui, c’est ça… le secrétaire lui a demandé si…Quand ? Quand est-elle partie ! marmonna-t-il en caressant sa moustache.
Partagé entre la stupeur et l’exaspération, Joseph dévisageait son patron sans pouvoir prononcer un mot. Visiblement, M. Legris se contrefichait de ses efforts. Sentant l’épaisseur du silence, Victor découvrit le visage indigné de son commis et grimaça un sourire.
— En définitive, le seul élément neuf est que la camériste est peut-être l’assassin, dit-il d’un ton conciliant. Elle aura fait semblant de disparaître. Bon, je retourne rue des Saints-Pères. Ouvrez l’œil, Sherlock Pignot, je serai de retour à dix-huit heures !
— Hé ! Attendez, ils sont tous- allés à… Et puis j’ai les crocs, moi ! protesta Joseph.
— Suivez les principes de M. Mori : quand on a faim, on mange, lui lança Victor en sautant sur le marchepied d’un omnibus.
Joseph le regarda s’éloigner. Il trouvait un plaisir mélancolique à son état de victime exploitée par un tyranneau. Durant quelques minutes, il s’attendrit à la vision de son corps pantelant, trépassant sur le macadam au milieu de la foule. Il ne vit pas sortir Anna et son orgue.
L’inspecteur Raoul Pérot avait enfin réintégré son bureau. Il s’étira, ôta ses souliers et se massa la plante des pieds, constatant que ses chaussettes n’étaient que deux trous enrichis d’un feston de laine. Il desserra son nœud de cravate et se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Il aurait volontiers bu un cordial. Une phrase de Jules Janin lui vint à l’esprit : « Le journalisme mène à tout à condition d’en sortir. » Il remplaça « journalisme » par « police », songeant qu’il ne ferait pas long feu au sein de cette administration, même si son activité rémunérée mille huit cents francs par mois était une sinécure qui lui laissait le loisir de s’adonner à la littérature.
Une curiosité morbide l’avait saisi lorsque les deux gardiens de la paix étaient apparus à l’entrée de la cour, porteurs de leur sinistre fardeau. Il n’avait pu se retenir de soulever la couverture masquant le cadavre et s’était senti défaillir. C’était la première fois qu’il contemplait la mort en face. Cette confrontation avait définitivement douché son enthousiasme pour la carrière policière.
Il chaussa ses souliers en savate et ferma la fenêtre.
Le poste de police dont il était responsable se situait au fond du sombre boyau d’un immeuble habité de familles nombreuses. Il comportait une salle de garde où un gros poêle ventru occupait le quart de la surface, un comptoir derrière lequel Chavagnac et Gerbecourt disputaient des batailles navales, et une cellule, vide la plupart du temps. Pour accéder aux commodités, il fallait gravir un étage et redescendre chez le père Arsène, tenancier d’un bouillon où ils avaient leur chopine et leur rond de serviette. À la suite de l’erreur d’un rond-de-cuir, on avait installé un téléphone au mur de son bureau, un cabinet minuscule qu’il avait arrangé à son goût.
Nommé à ce poste depuis seize mois, l’inspecteur Pérot s’efforçait de prendre au sérieux ses responsabilités, quoique son secteur peuplé d’artisans et de petits commerçants fût d’un calme plat. Les seules affaires intéressantes qu’il avait rencontrées avaient été l’effraction d’une librairie rue des Saints-Pères et l’internement d’un pauvre diable qui cherchait sa femme dans une chaussette.
La vie suivait son cours, annihilant le passage du temps, et semblait n’être qu’une longue journée, ponctuée de querelles de voisinage, de batailles navales, du contrôle régulier du registre de trois hôtels miteux et des steeple-chases de tortues.
Aussi quand, ce matin du 17 avril, une délégation de laveuses et de pêcheurs à la ligne investit le poste de police, Raoul Pérot et ses quatre subalternes eurent-ils l’impression qu’un cataclysme venait perturber leur train-train quotidien. À l’aube, le père Figaro, un tondeur de chiens familier des quais de Seine, avait repéré un ballot battant une pile de la passerelle des Arts.
« Loi des séries », en conclut aussitôt Raoul Pérot. En effet, la veille, un coup de téléphone anonyme annonçant la présence d’un cadavre dans le XI° arrondissement l’avait contraint à se présenter à son chef hiérarchique, boulevard du Palais, car les gardiens de la paix du susdit arrondissement avaient effectivement trouvé le corps troué d’une balle d’un antiquaire de la rue de Nice. Raoul Pérot s’était perdu en conjectures, tout comme son supérieur, le grand manitou Aristide Lecacheur : pourquoi prévenir un fonctionnaire de la rive gauche pour un crime perpétré rive droite ?
On frappa. Anténor Bucherol, entra, tout pâle, le képi de travers.
— Sale corvée, chef, le corps va partir à la morgue. Il s’agit d’une femme, vingt-cinq, trente ans. Jolis dessous marqués du chiffre L. R. Porte un tatouage à l’épaule, une coccinelle. Le docteur est formel, elle a été tuée avant d’être jetée à l’eau, une balle de revolver au niveau du cœur.
— Pauvre petite créature, elle devait avoir un faible pour les coléoptères ! murmura Raoul Pérot qui rima illico un quatrain :
Bête à bon Dieu
Ferme les yeux
Face au déclin pourrissant
De ce siècle décadent.
— C’est bien senti, chef ! Y a là un quidam qui veut vous voir.
— Introduisez-le.
Raoul Pérot s’empressa de lacer ses souliers. Son visage s’éclaira à la vue de Victor.
— Monsieur Legris ! Avez-vous établi une liste des objets volés ?
— Vous pouvez classer la plainte. Je tenais à vous offrir ce relié, en remerciement de la levée d’écrou de la gamine.
— L’Imitation de Notre-Dame la Lune, de Jules Laforgue ! Merci, merci beaucoup, ce recueil est magnifique ! Quel dommage que nous ne puissions bavarder tranquillement ! Je suis débordé. Un meurtre.
— Un meurtre ? Cela explique l’attroupement devant le poste.
— On a balancé le corps à la Seine. Pauvre femme, sa bête à bon Dieu ne l’a pas protégée. Je dois filer à l’institut anatomopathologique. Je m’en serais passé.
Elle a été tuée d’une balle. Ah ! Nous sommes peu de chose.
— Une coccinelle ! s’exclama Victor.
— Oui, tatouée sur son épaule. Cet indice permettra peut-être d’identifier cette inconnue.
Soudain fébrile, Victor se pencha vers l’inspecteur.
— Accordez-moi une faveur, inspecteur. Je rédige un roman d’investigation criminelle, pourriez-vous me tenir au courant de la progression de vos déductions ? Je ne citerai pas mes sources, cela va de soi.
— Vous écrivez aussi, monsieur Legris, quelle coïncidence ! Je verrai ce qu’il est possible de vous révéler sans entraver l’enquête, vous pouvez compter sur moi.
Il avait enfin accepté de quitter ]’Hôtel de Pékin en plein jour après que Tasha l’eut convaincu qu’il ne courait aucun danger.
— Qui se soucierait de toi dans cette ville qui accueille des milliers d’étrangers ? Tu te donnes une trop grande importance !
Bien que fraîche, la journée était suffisamment ensoleillée pour qu’ils se baladent au hasard, ainsi qu’ils en avaient autrefois l’habitude. Ils remontèrent le boulevard de Ménilmontant et traversèrent le XI° arrondissement sans s’arrêter, tout à leur discussion. Ce ne fut qu’en atteignant le canal Saint-Martin qu’ils ressentirent le besoin d’une pause. Ils s’installèrent sur un banc du quai de Jemmapes, près de l’hôpital Saint-Louis.
Ils restèrent là, silencieux, à contempler les reflets dorés brassés par les coups de battoir des blanchisseuses. Plus loin des grues mobiles déchargeaient des chalands, taches noires sur ciel clair zébré de cheminées d’usines.
— Tu as froid ? demanda-t-il. Tu mènes une vie de patachon, ma petite Tasha.
— Tu ne sais rien de ma vie, répondit-elle en refoulant son agacement.
Une péniche glissa doucement devant eux. Deux gamins, en équilibre sur le rebord, se pourchassaient de la poupe à la proue.
— Je redoute le voyage qui m’attend. Que n’ai-je le pied marin ! Si j’étais un de ces marmots, je profiterais mieux de cette croisière, remarqua-t-il en riant.
Mais il s’assombrit aussitôt.
— Vains regrets, puisque je ne suis pas près d’embarquer.
— Je suis désolée, malgré mes démarches je n’ai pu réunir que le quart de la somme. Je te promets que tu auras ton billet d’ici la fin mai. Mon éditeur m’a assurée qu’il me réglerait dès que je lui aurais fourni la moitié des illustrations du Poe, et j’ai bon espoir de vendre une toile à la galerie Boussod et Valadon. Évidemment, si tu reconsidérais ma suggestion, cela résoudrait le problème.
— Je t’ai répondu non.
— Il a les idées larges, il t’avancerait l’argent.
— Je refuse.
— Ce portefeuille d’actions, ce n’est pas lui qui l’a constitué, il l’a hérité de son père ! Il m’a déjà proposé plusieurs fois de monnayer des coupons.
— Et tu t’imagines qu’il le fera ? Mets-le au pied du mur, dis-lui à qui tu destines cet argent, tu comprendras ta douleur.
— Il est plus généreux que tu ne le penses ! s’écria-t-elle.
— Tu es d’une naïveté ! De toute façon, je ne toucherai pas à son argent, il est sale. La Bourse est aussi obscène qu’un bordel.
— Tu es blanc comme neige, hein ? Toi qui as abandonné ta femme et tes filles pour la bonne cause !
— Ne mélange pas la sphère privée et l’engagement politique.
— Ah oui ? Tant que les hommes n’appliqueront pas à la maison les théories révolutionnaires qu’ils prônent dans la rue, rien ne bougera en ce monde ! Elle s’était dressée, subitement hors d’elle.
— Tu es ravissante quand tu perds ton sang-froid, katzele45.
— Cesse de me traiter en gamine !
Elle s’éloigna vivement, gagna des alignements de fabriques que surmontaient les mâts des chalands amarrés aux quais du canal. Aux environs du bassin de la Villette, une senteur fade mêlée aux relents de vase lui emplit les narines. Il la rattrapa, le souffle court.
— La colère te donne des ailes, feigele46.
— Pardonne-moi, c’est que… Tu es injuste. Victor est peut-être un bourgeois au sens social du terme, mais il a du cœur, c’est grâce à lui que j’ai trouvé ma place en France.
— L’amour t’aveugle, tu l’idéalises. Ton Victor s’accommode parfaitement de la situation : tu passes à la casserole, et lui ne prend aucune responsabilité.
— Mensonge ! Il me supplie de l’épouser, c’est moi qui ne veux pas.
— Pourquoi ? Tu deviendrais une matrone boursicotière.
— Décidément tu ne changeras jamais.
Ils débouchèrent devant les abattoirs. Cette odeur douceâtre qui imprégnait l’air, c’était celle du sang des bêtes égorgées. Une cohorte de bouchers, des carcasses de bœufs jetées sur l’épaule, allaient et venaient le long des ruelles sales et tristes. Tasha lutta contre une envie de pleurer.
Il était environ vingt heures lorsque Victor avisa une jeune femme poussant un orgue de Barbarie. Elle contourna la place et pénétra au numéro 3 de la rue Saint-André-des-Arts. Il hésita sur la conduite à tenir. L’interpeller ? Non. Elle était leur ultime chance pour retrouver la coupe. En la voyant reparaître au bras d’un lascar chevelu coiffé d’un feutre Rembrandt, il décida de les suivre.
Parmi les étudiants correctement vêtus qui s’aggloméraient autour des brasseries se détachaient quelques bohèmes à la mise surannée ou sensationnelle. Rebelles au formalisme, ils refusaient de s’embrigader dans une carrière fatale à leur goût de la liberté, tournaient le dos aux conventions et gravitaient au sein d’un univers parallèle. Le compagnon de l’Italienne appartenait de toute évidence à ce microcosme marginal. A grands coups de chapeau, il saluait des individus étiques, fagotés à la mode 1880: vestons cintrés et pantalons moulants, ou des potaches hirsutes adeptes du béret et de l’ample pèlerine décolorée, qui faisaient la retape pour un bock.
L’Italienne tenait à l’évidence les cordons de la bourse, car à chaque sollicitation elle secouait négativement le chef. Victor n’avait guère de peine à filer le couple au milieu de la foule du boulevard Saint-Michel sillonné de crieurs de journaux, de femmes en quête d’un gogo qui leur offrirait à souper, de fonctionnaires et de calicots venus s’encanailler.
Au coin de la rue des Écoles, les tourtereaux s’engouffrèrent à l’intérieur du café Vachette. Indécis, Victor piétina devant la porte, constamment malmenée par de nouveaux arrivants, puis il la franchit à son tour.
Peu de tables inoccupées. Il aurait pu s’installer à celle où ronflait un ivrogne affalé en travers d’une banquette de moleskine, derrière l’Italienne et son compagnon, mais la vue du poivrot dont le galurin rabattu dissimulait les traits l’écœura. Il réussit à se faufiler non loin du couple et, en dépit d’une assemblée vociférante, parvint à saisir leurs propos.
Un type au visage aussi mangé de poils qu’une tête de-loup vint s’échouer à leur côté. L’homme au Rembrandt le présenta à l’Italienne sous le qualificatif de Trimouillat, poète. Ce dernier s’enquit des progrès de La Vierge de Lutèce.
— Elle va bientôt repousser l’envahisseur. En cet hiver 451, les Huns campent à Melun, ils bivouaquent à Argenteuil et Créteil, l’étau d’Attila se resserre. À Lutèce, la panique est à son comble, on veut fuir, c’est là que Geneviève intervient :
Amis, priez !
Vous êtes plus en sûreté que partout ailleurs N’ayez crainte, Paris sera sauvé grâce à votre Ardeur !
« Et grâce à Anna, la muse que voici, déclama Mathurin avec des trémolos dans la voix.
Trimouillat examina l’Italienne en malaxant sa tignasse.
— Mademoiselle, vous êtes le portrait vivant de la Victoire de Samothrace avant qu’on ne la décapite.
— Et toi, tu écris ? demanda Mathurin.
— J’ai commencé une œuvre politique, ça s’intitule : Une crise à l’Élysée.
Lorsqu’un ministère se détraque
Victime d’un parlement rétif
Ça donn’ du tintouin à l’rend’ braque
Au pauv’chef de l’exécutif
Il fait…
Interrompu par le garçon qui déposait deux petits noirs à quatre sous, Trimouillat se troubla et reprit l’exploration minutieuse de son système pileux. Le garçon patientait.
— Qu’est-ce que tu bois ? jeta Mathurin.
— Un guignolet serait-il au-dessus de tes moyens ?
— Nullement. Oscar, un guignolet ! C’est l’abondance. Non contente d’être mon inspiratrice, Anna m’a fait profiter de ses largesses, résultat d’un indéniable talent de musicienne. Figure-toi qu’elle chante divinement. En outre, par ses soins nous est advenue une aubaine imprévue, un truc genre antiquaille qui va nous aider à finir le mois.
Victor tiqua. Cette antiquaille, était-ce la coupe ? Il se tortilla sur sa chaise, prêt à interroger l’Italienne. Le retour du garçon brisa son élan.
— Et un guignolet, un ! gueula Oscar. Vous avez sacrément raison de vous en payer une tranche, ajouta-t-il, le ler Mai approche.
— Et alors ?
— Alors ? Les anarchistes vont nous régaler d’un feu d’artifice général, m’sieu Mathurin, gare aux pétards !
Victor siffla son vermouth-cassis d’un trait. Cette fois, c’était la bonne. Mathurin choisit cet instant pour déballer un paquet issu de sa poche et en partager le contenu avec Anna et Trimouillat.
— Boire l’estomac vide, c’est mauvais.
— Du cervelas ! Tu as touché le pactole !
Tout en mâchant, Trimouillat rectifia l’assertion de Mathurin.
— C’est boire qui est nuisible. Prends Verlaine, il se détruit à petit feu. Cette nuit encore, il était soûl comme la Pologne. Il a fait du chambard à l’église Saint-Séverin, il hurlait qu’il lui fallait la confession, il a cuvé sa cuite au poste.
Admirateur de Jadis et Naguère, Victor voulut sauter sur l’occasion pour se mêler à la conversation. Des vivats retentirent, un personnage imposant, l’œil cerclé d’un monocle, en macfarlane et haut-de-forme, fit son entrée en compagnie d’une bande de braillards et réclama d’un ton impérieux des dominos et une côtelette.
— Qui est-ce ? souffla Anna.
— Jean Moréas, de son vrai nom Papadiamantopoulos, un versificateur grec de génie. Sous son apparence de dandy, c’est un gentleman, répondit Mathurin.
— Il a eu hier, à l’intention d’un flatteur, un mot qui m’a réjoui : « Appuyez-vous fermement sur les principes, ils finiront bien par fléchir ! » Excusez-moi, je veux lui rendre hommage, à la revoyure, dit Trimouillat.
— Vas-y aussi, Mathurin, l’encouragea Anna.
— Non, Moréas m’intimide. Et puis j’ai cru reconnaître Huysmans et Barrès auprès de lui. Et Barrès…
Anna ne comprenait pas. Jamais elle n’avait contemplé un tel dîner de têtes : professeurs dépourvus d’élèves, avocats privés de plaidoiries, médecins sans malades, attablés au milieu d’une tabagie pour discuter de littérature ou de revues à paraître. Dégoûtée par l’odeur des pipes et des crapulos47, elle se détourna. Un regard brun non dénué de charme capta le sien. Qu’avait donc cet homme à la détailler ? Pourquoi se levait-il et s’approchait-il d’eux ?
Victor occupa la place de Trimouillat et, sans préambule, attaqua :
— Je me présente, inspecteur Victor Pérot. Mademoiselle, mon petit doigt m’assure que vous avez un secret à me révéler.
Anna pâlit. Sa main chercha la grosse patte de Mathurin et l’étreignit.
— Je vous somme de ficher la paix à cette demoiselle, gronda celui-ci.
— Je ne l’importunerai pas longtemps. Je sais qu’elle est innocente, aucun crime ne lui sera imputé, à condition qu’elle coopère.
— Qu’est-ce qui nous prouve que vous êtes de la police ? lança Mathurin.
— Souhaitez-vous m’escorter au poste ?
— Que voulez-vous savoir ?
— Ce que vous avez fait de la coupe à tête de chat. Anna et Mathurin échangèrent un coup d’œil inquiet.
— Sur mon conseil, cette jeune fille l’a vendue ce matin à un vieux bonhomme qui sculpte les os. Le cœur de Victor s’emballa.
— Vous êtes sortie ce matin ? Avec votre orgue de Barbarie ?
— Non, puisque je suis allée porter la coupe au sculpteur d’os.
« Imbécile ! se dit Victor. Tu attendais une joueuse d’orgue. Elle t’est passée sous le nez, c’est trop bête ! »
— Le nom de ce sculpteur ? demanda-t-il d’une voix altérée.
— On le désigne sous le pseudonyme d’Osso Buco. C’est un émigré italien, il écoule ses créations aux terrasses des bistrots et il pose parfois pour les peintres.
— Où puis-je le trouver ?
— J’ai beaucoup marché avant de le rencontrer, il était tout simplement devant le Procope, murmura Anna.
— Il a aussi l’habitude de fréquenter l’Académie des Tonneaux, rue Saint-Jacques, ajouta Mathurin, seulement pendant la journée. Dès que le soleil disparaît, il en fait autant, c’est un couche-tôt.
— Où loge-t-il ?
— Je l’ignore. Anna et moi étions persuadés que ce bol était du toc, sinon nous l’aurions rapporté.
— À un trucidé ? ironisa Victor.
— En tout cas on n’en a tiré que trois francs six sous
— Vous avez l’art d’éluder les questions, constata Victor en se levant.
Il jubilait.
— Je suis libre ? demanda Anna.
— Restez 3 rue Saint-André-des-Arts jusqu’à nouvel ordre, vous y serez en sécurité, dit Victor en prenant congé.
L’émissaire vautré sur la banquette se mit prestement debout et, maintenant son galurin devant son visage, se rua vers la sortie, bousculant Victor au passage. La flétrissure était entre les mains d’un sculpteur d’os, quelle ironie ! La détruire serait peut-être inutile si sa forme maudite en adoptait une autre, neutralisant ainsi son pouvoir maléfique.
«… Des torrents d’eaux se précipitent L’abîme fait entendre sa voix
Il lève ses mains en haut
Le soleil et la lune s’arrêtent dans Leur demeure…»
L’émissaire referma le Livre d’Habaquq, éteignit la lampe et resta à méditer. Autrefois, quand l’indicible s’était produit, la voix avait tonné. Aujourd’hui, elle résonnait plus fort que jamais. Il fallait agir.
L’émissaire s’étendit sur le lit.