CHAPITRE VI

Mercredi 13 avril

 

Affriandée par un alléchant tas d’immondices déversés dans un recoin du quai de Gesvres, une assemblée de mouettes se disputait mollement des arêtes de poissons. L’une d’elles inclina la tête vers le fleuve. A la lueur de l’aube naissante, elle devina une masse sombre ballottée au milieu du courant qui jouait à saute-mouton. La mouette s’envola, décrivit plusieurs cercles autour de cette épave insolite. Elle hésitait. Se percher sur ce qui semblait être un bipède ? Fouailler du bec cette seconde peau chiffonnée qui cuirassait sa chair ? Et si ce spécimen n’était pas réellement mort ? Trop hasardeux. La mouette choisit de se cantonner à l’amas de détritus, tandis que le cadavre dérivait lentement en direction du Pont-au-Change.

 

Une tache de lumière rose faisait miroiter les lambris de la chambre plongée dans la demi-pénombre. Des mains feuilletèrent un cahier couvert d’une écriture enfantine et s’arrêtèrent sur une page marquée d’un buvard.

Seigneur, vous avez dressé de nombreux obstacles en travers de ma route, est-ce afin de mettre ma détermination à l’épreuve ? J’ai passé une partie de la nuit à veiller et je me trouve comme un passereau qui est tout seul sur le toit d’une maison. Je ne faillirai pas. J’ai d’ores et déjà résolu le problème du mal. C’en est fait, l’auxiliaire cupide qui m’a prêté concours dérive maintenant vers l’étang de feu et de soufre. Quant à l’autre, quelques deniers lui ont délié la langue, il m’a révélé la voie qui conduit à la flétrissure. Désormais, la peur lui tiendra les lèvres scellées. Je brandis mon glaive, je m’élance, jetez un regard favorable sur votre émissaire…

 

Si quelqu’un avait prédit à Joseph qu’il finirait par conter une fable à M. Mori afin de s’échapper momentanément de la librairie, il aurait passé un mauvais quart d’heure.

Et pourtant, ce commis modèle était sur le point de débiter un mensonge dont il se repentait d’avance. Redoutant un lapsus, il enfouit son visage dans son mouchoir et annonça d’un trait :

— Bonsieur Bori, bonsieur Victor b’a debandé de b’ assurer que…

— Je ne comprends pas un traître mot. Libérez votre nez, parole sans air est un mystère. Vous avez un rhume ?

— Non, répondit Joseph, cramoisi, en écartant son mouchoir. M. Victor m’a demandé de récupérer les volumes du La Fontaine qu’il a portés chez le relieur il y a deux semaines. Je peux faire un saut rue Monsieurle-Prince ?

— Par la même occasion, remettez mon catalogue de Livres de voyages à M. Andrésy, il apprécie mon travail. Ne bayez pas aux corneilles, je dois partir à dix heures, un rendez-vous important.

Joseph se hâta d’endosser sa veste et de coiffer sa casquette. Il tendit l’oreille. Un heurt de casseroles attestait la présence d’Euphrosine à l’étage. Tranquillisé, il sortit.

Il eût souhaité avoir le temps de vérifier que le logement qu’il partageait avec sa mère rue Visconti était en ordre, mais dès qu’il l’eut atteint on toqua à la porte de la remise. Il s’empressa d’accueillir Iris.

— On vous a vue ?

— Et après ? Ôtez-moi ce masque de conspirateur, on va nous suspecter de fomenter un attentat.

— Ne restons pas ici, c’est glacial.

— Que de bouquins et de revues ! C’est votre collection personnelle ?

— L’héritage de papa.

Il allait l’entraîner vers sa chambre quand l’inconvenance de la situation le frappa. Se réfugier chez Euphrosine prêtait également à équivoque. Seule la cuisine constituait un terrain neutre.

Cependant, lorsqu’elle en eut fait le tour, ce qui fut rapide étant donné l’exiguïté de l’espace, et qu’elle eut admiré la pierre à évier, le réchaud et la marmite de fonte, elle voulut explorer les chambres. Joseph la retint par la manche.

— Il serait peut-être bienséant de… Enfin, je… Ce serait mieux de…

Elle lui lança un regard espiègle, souriant de son embarras.

— Joseph, expliquez-moi, en quoi une chambre serait-elle plus dangereuse qu’une cuisine ?

Elle courut chez Euphrosine.

— Une bonbonnière ! Votre mère a mis de la cretonne partout, elle doit en raffoler !

— C’est une cotonnade économique et solide, approuva-t-il, soulagé de constater que le plancher était propre. Attendez ! cria-t-il alors qu’elle se précipitait chez lui.

Trop tard. La vision effroyable d’un sommier en pagaille où deux oreillers en tapon côtoyaient un trognon de pomme et un peigne en deuil le paralysa. Un « c’est donc là que vous rêvez de moi ! » balaya le cauchemar. À mi-chemin entre l’armoire et le lit impeccable qu’il se rappela avoir refait trois fois avant le petit déjeuner, Iris s’extasiait sur ce qu’elle qualifia d’ermitage en plein Paris.

— Il y a peu de meubles, non qu’on soit des Spartiates, maman et moi, mais on manque de murs…

— J’aime que l’on se limite à l’essentiel, remarqua-t-elle en se laissant choir sur le lit après avoir noté que l’unique chaise croulait sous une pile de linge.

Gêné, Joseph entrouvrit discrètement la fenêtre, persuadé qu’un soupçon d’essence de chaussette imprégnait l’atmosphère.

— Cessez de vous agiter, j’ai le tournis !

— Je… j’ai promis au patron de rentrer dare-dare.

— De qui avez-vous peur, de lui ou de moi ? Allons, venez.

Il la rejoignit timidement et elle dut s’agripper à son bras pour l’obliger à s’asseoir auprès d’elle.

Confus, il cherchait désespérément une échappatoire.

— J’ai fait des progrès en anglais, dit-il, je vais vous réciter les verbes irréguliers : Arise, arose, arisen, awake…

Il n’eut pas le loisir d’en psalmodier davantage. Déjà, leurs lèvres s’unissaient, leurs doigts s’entrelaçaient. Sans qu’il l’eût prémédité, sa main droite commençait à déboutonner le corsage d’Iris, tandis que leurs bustes s’affaissaient doucement.

Telle un deus ex machina l’image de sa mère, l’œil courroucé, l’index vengeur de Pharaon vouant Moïse à l’exil, lui apparut. Il bondit sur ses pieds.

— Réellement, je dois me sauver ! déclara-t-il avec fougue.

Elle éclata d’un rire joyeux, puis elle remit posément son chapeau qui avait roulé au sol.

— Chéri, vous devez à tout prix convaincre Kenji que nous… que vous…

— J’essayerai. Regagnez-vous la librairie ?

— Non, j’ai menti à père. Actuellement, je suis à Saint-Mandé où je me gave de gâteaux en compagnie de Mlle Bontemps. Je vais tuer la matinée au magasin du Louvre, mais malgré une vente spéciale de robes et de manteaux, je ne penserai qu’à vous.

Joseph avait l’impression de chevaucher un cumulonimbus. Il acheta Le Passe-partout à un petit crieur et d’un pas conquérant aborda la librairie où Kenji s’impatientait.

— Mazette ! Patron, vous êtes sur votre trente et un ! Quelle magnifique cravate jonquille ! Vos bottines brillent tellement que j’ai envie de m’y reluquer ! Et ce parfum… Un champ de lilas !

— De lavande, Joseph, de lavande.

Adoptant la pose, Kenji rajusta son gibus noir et enfila ses gants beurre frais. Saisissant sa canne à pommeau de jade en forme de tête de cheval, il décocha une grimace au buste de Molière.

— Je vous abandonne. N’oubliez pas que nous nous retrouvons à quinze heures rue Drouot pour y rencontrer le colonel de Réauville, le nouvel époux de Mme de Brix. Il désire mon avis quant à l’acquisition d’un manuscrit enluminé. Ensuite nous l’escorterons avenue Foch, où il possède une villa bourrée d’ouvrages militaires que je m’efforcerai d’enlever au meilleur prix.

— Comptez sur moi, patron !

— Au fait, et ces La Fontaine, vous les avez ? Joseph perdit aussitôt contenance, rougit, bafouilla.

— Le relieur a du re… du retard… euh, trop de commandes, il… il est navré.

Surpris de son trouble, Kenji se promit de tirer cette affaire au clair.

Dès que le carillon eut tinté, Joseph profita de l’absence de clients pour feuilleter le quotidien. Un communiqué signé Virus attira son attention.

LE CADAVRE DES HALLES

« Nous sommes en mesure de révéler l’identité de l’homme découvert près des pavillons de Baltard par M. Rivet le lundi 11 au soir. Il s’agit d’un éminent chercheur en zoologie au Muséum d’histoire naturelle. M. Antoine du Houssoye était depuis peu revenu en France après un long séjour d’étude à Java. Il a été tué d’une balle de revolver tirée à bout portant. Nous savons de source sûre que notre brillant limier national, l’inspecteur Lecacheur, a interrogé les proches de la victime, et qu’ils ont tous été mis hors de cause. Nous serions donc confrontés à l’un de ces crimes sordides dont on ne peut que déplorer la recrudescen…

Joseph froissa fébrilement le journal sans découper l’article.

« Zoologiste ! Du Houssoye ! Les titres et nom inscrits sur la carte de visite de l’homme au melon ! Il a été occis !… Et mine de rien, hier, M. Legris me questionne à son sujet ! Il y a anguille sous roche…. Le patron est en chasse ! S’il se figure qu’il va me blouser…»

Il dut interrompre ses réflexions pour vendre à toute vitesse l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson à une dame très triste qui réclamait un livre propre à lui élever l’esprit. Sur ces entrefaites, Victor parut.

— Patron, est-ce que j’ai l’air d’un cornichon ?

— Mais… non, Joseph, pas plus que d’un concombre.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas m’avoir dit qu’il était cuit, votre zoologiste ?

Il brandit le journal.

— Ah ! Vous savez, grommela Victor. Et naturellement, Sherlock Pignot va exiger de collaborer…

— Avec Sherlock Legris. Sûr.

— J’allais vous prier de m’épauler.

— Tu parles Charles… Enfin, parlez, monsieur Victor, je suis tout ouïe.

— Un meurtre a été commis ce mois-ci, en Écosse. Une relation de M. Mori, Lady Pebble, a été assassinée, vous me l’avez appris vous-même en traduisant le Times. Or cette dame avait offert à Kenji une coupe qui lui a été dérobée lors du cambriolage. Cet objet semble sans valeur, n’empêche qu’il a probablement provoqué la mort violente d’Antoine du Housoye et de cette Lady Pebble. Et tenez-vous bien, Joseph, je crois savoir où est cette coupe, c’est pourquoi j’ai besoin de vous. Hier, j’ai pris contact avec un vieil homme qui pourrait être impliqué…

— Patron, un détail me turlupine. Vendredi soir, j’étais sur le point de fermer, j’avais introduit la clé dans la serrure, et voilà qu’une femme trébuche sur le trottoir. Je lui viens en aide, et quand je m’apprête à boucler, mon trousseau est par terre !

— Un coup monté ? Cela laisse supposer que la femme avait un complice… Ou c’est une coïncidence.

— C’est un peu gros, patron. Toujours est-il que j’n’ai vu personne, mais c’est facile de se planquer sous un porche.

— Cette femme ? À quoi ressemblait-elle ? Joseph tordit sa bouche en une grimace désolée.

— Un autre truc me tarabuste, patron. L’appel qui vous a expédié à Neuilly, c’était une voix de femme au téléphone. On a sûrement voulu vous éloigner de l’appartement en vous donnant une fausse adresse.

— Nous en débattrons plus tard. Pour l’instant, vous filez 28, rue Charlot, à côté du marché des Enfants-Rouges. Et vous apportez…

— Le marché des Enfants-Rouges ?

— Vous voyez où se situe le Conservatoire des Arts et Métiers ? Eh bien ce n’est pas là. Vous descendez la rue Réaumur, la rue de Bretagne, et vous y serez.

Il ouvrit un tiroir du bureau de Kenji, souleva un registre qui dissimulait une liasse de clichés, il en préleva un et le glissa dans une enveloppe.

— Vous donnerez ceci de la part du photographe d’hier au beau-père d’Antoine du Houssoye, un vieil homme nommé Fortunat de Vigneules.

— Patron, que dira le patron quand il s’apercevra que…

— Il n’y verra que du feu, ce sont des vues identiques. Débrouillez-vous, entretenez notre homme en aparté. Tirez-lui les vers du nez, forcez-le à vous révéler où est cachée la coupe contenue dans le foulard qu’il arborait en guise de lavallière, et tâchez de savoir s’il est aussi timbré qu’il le paraît.

— C’est d’une simplicité biblique ! Faut que j’y aille maintenant ?

— Vous devriez déjà être en route.

— Impossible ! Je dois retrouver M. Mori à quinze heures tapantes à la salle des ventes !

— Il est à peine onze heures.

— Et je mange quand, moi ?

— J’ai tracé un croquis grossier de la coupe : un crâne de singe posé sur un trépied métallique orné de brillants. Je vous fais confiance. Fouiner est votre seconde nature.

« Moi, je fouine ? se répétait Joseph, furibard, à l’affût d’un fiacre. Ah, elle est sévère, cette calomnie-là ! » Il se rencogna contre un arbre et, à l’abri des curieux, décacheta l’enveloppe. Ce qu’il y découvrit lui coupa le souffle.

— Oh ! La lune en plein jour !

— Qu’est-ce que c’est que ce bazar ?

 

Devant le numéro 28 de la rue Charlot stationnait un haquet croulant de meubles et de ballots. Deux costauds à la trogne rougeaude ahanaient sous le poids d’un piano à queue qu’ils trimballaient à travers la cour, tandis qu’une escouade de portefaix transportait des caisses à l’intérieur d’un hôtel particulier.

— Hé ! Vous là-bas, vous êtes qui ?

L’interjection était lancée par un petit bonhomme revêche planté près de l’entrée.

— Je fais partie de l’équipe, répondit spontanément Joseph en attrapant un carton empli de nappes et de serviettes.

Il le maintint serré sur sa poitrine et avança résolument vers le perron, craignant d’être intercepté. Rien ne se produisit. Il franchit un hall, se délesta de son fardeau et se rua dans l’escalier. À l’entresol il croisa une soubrette chargée d’un plateau où fumait une bouilloire.

— Pardon, mademoiselle, j’ai rendez-vous avec M. de Vigneules, où loge-t-il ?

— Au premier étage. Vous n’avez qu’à m’accompagner.

— J’aurais voulu présenter mes condoléances à la famille.

— Ils ne sont pas là. M. Wallers et M. Dorsel s’occupent de la levée du corps. Il y a Madame, le docteur est près d’elle. Ce déménagement du rez-de-chaussée n’arrange rien. Je me dépêche, elle doit boire sa potion avant de partir aux obsèques. Suivez le couloir, M. de Vigneules c’est au fond.

— Nom d’un presse-purée à bretelle, un vrai labyrinthe, cette baraque !

Joseph errait depuis plusieurs minutes, le couloir n’en finissait pas. Quelle chambre était-ce ? Il y avait cinq portes, quatre sur la gauche, une sur la droite.

Il frappa au hasard. Un « vade retro Satana » fusa de derrière le battant. Joseph colla ses lèvres au bois.

— Monsieur de Vigneules ? C’est le photographe d’hier qui m’envoie. Il m’a délégué pour vous remettre un cliché, je suis sûr qu’il va vous plaire.

— Glissez-le sous la porte.

Joseph se courba et poussa l’enveloppe, aussitôt happée par des doigts invisibles.

— Palsambleu, c’est Byzance ! s’exclama la voix étouffée. Chapeau bas, monsieur, je m’incline et dégage incontinent le passage.

Joseph entendit un raclement de meuble, puis la chute d’un objet massif. Un verrou grinça, un visage de furet parcheminé pointa et le scruta de ses yeux vifs.

— Vite, entrez. On m’en veut, mais je peux soutenir un siège. Vous en avez encore, des comme ça ? s’écria le vieil homme en agitant un tirage pour le moins suggestif.

— Faut voir, marmonna Joseph.

— Fournissez-moi l’adresse de ce maître digne des meilleures productions d’Henry Voland.

— Quel maître ?

— Le photographe, voyons !

— 18, rue des Saints-Pères, grommela Joseph, qui regretta illico de s’être inconsidérément livré.

Il enjamba une Diane de bronze renversée sur le tapis, remarqua un buffet à peu de distance du mur et en déduisit que l’hôte de ces lieux s’était barricadé.

— Sac à papier ! Cette croupe généreuse est artistement mise en valeur par les bas noirs, la voile hissée et le déhanchement ensorcelant de sa propriétaire. Comment se nomme cette pulpeuse créature ?

— La Goulue. Elle danse le cancan au Moulin-Rouge.

— Elle est donc si gourmande, la coquine ? Puissent ses affriolants appas réchauffer mes nuits solitaires. Je préfère mille fois devenir la proie de cette goule que de l’exécrable Jacques de Molay.

— Il vous menace ? s’enquit Joseph en guignant la sortie.

— Malheureux jeune homme, il veut ma mort et la damnation de mon âme depuis qu’il sait que je suis en quête de son trésor ! Pas plus tard que la nuit dernière, j’ai senti ce détestable foutriquet rôder autour de moi et me subtiliser ma lavallière. Si mon brave Enguerrand ne m’avait protégé en me suggérant de dresser un rempart…

« Jacques de Molay, Enguerrand, un trésor… Ça se complique, le vieux est fêlé », songea Joseph en élaborant rapidement un plan de retraite.

— Et où peut-on rencontrer cet Enguerrand ? demanda-t-il d’un ton affable.

— Je vous mène promptement à son chevet, car l’heure a sonné de le rafraîchir.

Indifférent à l’expression abasourdie de son interlocuteur, Fortunat de Vigneules entrebâilla la porte.

— Méfiance, assurons-nous que la voie est dégagée, il ne s’agirait pas de se heurter à la souillon qui me poursuit de ses chicanes… En diligence, faisons silence, marchons sans bruit !

Il longea le couloir, Joseph à ses basques.

— À cette heure, la maritorne fait provende de gibier au marché, pressons-nous avant qu’elle n’investisse ses quartiers.

Ils pénétrèrent dans une cuisine. Le vieil homme avisa un bloc de glace trônant au milieu de la pierre à évier.

— Emparez-vous-en et filons, souffla-t-il à Joseph. À peine Joseph eut-il plaqué ses mains contre le bloc translucide qu’il sauta en arrière.

— Ça brûle !

— Écartez-vous, muscadin ! Palsambleu, je ne suis pas né pour rien l’année de la Berezina, mon cuir résiste au froid mieux que votre épiderme de godelureau, soit dit sans vouloir vous vexer.

Fortunat ôta son gilet, en enveloppa la glace, et entraîna Joseph qui commençait à paniquer vers un escalier étroit.

Lorsqu’ils se penchèrent tous deux, à la faible lueur d’un bougeoir, sur le cadavre d’un chien dont l’odeur eût suffi à décimer un régiment de mouches, il se sentit défaillir et balbutia d’une voix chevrotante :

— Que… Qu’est-ce que c’est ?

— Preux chevalier, voici Enguerrand, sixième du nom.

— Euh… Dans l’état où il est, ne croyez-vous pas qu’il serait judicieux de le mettre en terre sans tarder ? suggéra Joseph en bloquant sa respiration.

Perplexe, Fortunat de Vigneules se gratta la tête.

— C’est que… J’escomptais le faire naturaliser, comme les autres.

Il lui désigna quatre chiens figés sur un autel.

— J’ai bien peur qu’il ne soit trop tard. Vous n’obtiendrez même pas une descente de lit potable.

— Soit, mais j’exige que mon fidèle commensal demeure en compagnie de ses frères. Taïaut ! conclut Fortunat en empoignant une pelle à charbon appuyée au mur et en la donnant à Joseph.

Après s’être échiné à creuser le sol de terre battue, Joseph était en nage et il maudissait son patron. Fortunat de Vigneules tint à sacrifier son gilet jaune afin d’y coucher tendrement son fidèle compagnon. Une fois l’animal enseveli, il se mit péniblement à genoux.

— Adieu, vaillant héros. Si les scélérats qui m’affament m’avaient laissé de quoi, j’aurais immortalisé ta dépouille. Le ciel l’a refusé, cependant il m’a guidé jusqu’à ce damné calice à faciès de chat, symbole démoniaque des Templiers, et m’a incité à le balancer aux ordures ! Deo gratias !

— C’est quoi, les Templiers ? demanda Joseph, supposant qu’il s’agissait des habitants du quartier du Temple.

— Un ordre fondé lors de la première croisade pour sauvegarder les lieux saints. Mais ces moines-soldats puissants et richissimes faillirent à leur mission et pratiquèrent la sorcellerie. C’est pourquoi notre bon roi Philippe le Bel ordonna qu’on les brûlât.

« Maman, au secours ! pensa Joseph, on est en plein délire ! »

— Et ce trésor, c’est le leur ?

— Chut, malheureux ! Quand je l’aurai déterré, j’en ferai don aux descendants de Louis XVIII afin qu’ils rétablissent la royauté.

— Et ce calice à faciès de chat balancé aux ordures, c’est un crâne de singe ?

— Abomination ! Jeune homme, si vous ne m’aviez offert le postérieur pharaonique de cette Goulue et rendu un fieffé service en enfouissant la dépouille de mon pauvre Enguerrand, je vous soupçonnerais d’être l’espion de du Molay !

— Nenni, monseigneur, vous me soupçonneriez à tort, car je veux me convaincre moi aussi que cette immondice a été anéantie.

— J’ai vu, de mes yeux vu, le chiffonnier l’emporter.

— Un chiffonnier ? Où habite-t-il ? Au diable vauvert, j’espère.

— J’ignore son nom, je ne sais où se situe son fief. La maritorne pourra vous renseigner. Rompez, je souhaite me recueillir.

« Marie Torne ? Sans doute l’une des domestiques », grommela Joseph en gravissant l’escalier.

À l’entresol il se retrouva nez à nez avec la soubrette à la bouilloire et s’enquit d’une certaine Marie Torne. Elle fit la moue.

— Je suis nouvelle, je ne connais pas tout le personnel. Faut consulter Bertille Piot, elle prépare les repas dans la cuisine des maîtres à l’étage.

La femme blonde potelée qui s’activait entre la cuisinière et le garde-manger évoquait une Euphrosine de dix ans plus jeune.

— Excusez-moi, madame, je suis une relation de M. Fortunat…

— C’est encore lui qui m’a embarqué ma glace, je parie !

— Euh… Il mentionné une bonne appelée Marie Torne, je…

— J’t’en ficherai des maritornes ! Décidément le vieux décline chaque jour davantage. Si ça continue il sera bon pour l’asile. Y a pas de maritorne, ici, y a que des gens bien élevés qui savent se conduire.

— Vous avez raison, madame. Vous pourriez peut-être me renseigner. Je rédige une enquête sur l’enlèvement des ordures ménagères, ça m’arrangerait de rencontrer le chiffonnier qui vide vos poubelles, j’ai interrogé le concierge mais…

— Oh, le pipelet ! Moins il en fait, plus il fatigue. Je peux vous indiquer m’sieu Léonard, il vient tous les matins, un méticuleux qui a le sens de la propreté. Il loge cité Doré. Si vous permettez, j’ai mon gras-double à cuire.

Quand Joseph atterrit au rez-de-chaussée, le pipelet tançait les portefaix avec tant d’acrimonie qu’il put prendre la poudre d’escampette sans encombre. Il disposait de trois quarts d’heure pour rallier la salle des ventes.

 

Étendue au milieu des draps chiffonnés, Eudoxie Allard contemplait le corps mince et nerveux de Kenji. Il s’habillait avec dextérité, sans manifester la moindre émotion.

— Qu’allez-vous faire, aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Je suis attendu à la salle des ventes. Je ne déjeunerai pas, vous m’avez rassasié.

Elle rit, mais elle était terriblement désappointée. Elle savait ne pas lui être indifférente, il ne l’avait jamais traitée en courtisane, il lui prodiguait respect et attention, la comblait de cadeaux. Mais lorsqu’ils avaient atteint tous deux l’apogée du plaisir, il s’éloignait d’elle, renfermé et lointain.

Elle s’appuya sur un coude sans recouvrir sa nudité.

— Restez, murmura-t-elle.

Kenji lui inspirait un désir intense, et quand il était parti son souvenir persistait, assez vivace pour rendre falots tous les autres hommes.

Il soupira légèrement, fixant le papier à fleurs, comme s’il poursuivait une idée au fond de lui-même.

— Eudoxie, je vous l’ai déjà expliqué, j’ai vécu seul la majeure partie de mon existence, c’est ma façon d’être, et à mon âge, il m’est impossible de changer.

Il lui parlait avec gentillesse afin de lui faire saisir ce trait de son caractère dont elle n’était pas responsable et qui ne devait ni la blesser ni la décevoir.

— Vos compatriotes sont-ils aussi insensibles que vous ?

— Je ne suis pas insensible. Quant aux Japonais, j’ignore ce qu’ils ressentent. J’ai quitté mon pays depuis si longtemps !

— Pourtant vous vous soumettez à ses tabous. Vous détestez le chiffre quatre et vous m’avez obligée à déplacer mon lit parce qu’il était orienté au nord.

— On ne met pas de porte à la bouche d’une femme.

— Oh toi et tes dictons inventés ! s’écria-t-elle en lui lançant un oreiller.

Il l’esquiva en riant.

— Celui-ci est authentique.

Il l’attira à lui.

— Sachez profiter du moment présent, ma chère. Taisons-nous. Nous n’avons aucun problème quand nous sommes silencieux.

Elle s’appuya contre sa poitrine. Elle était prête à accepter cette part déroutante de Kenji qui semblait exiger de l’incertitude. Ce qu’il faisait, comment il le faisait n’avait qu’une importance relative puisqu’il revenait régulièrement la voir. Elle le connaissait, maintenant : il avait besoin de se persuader que c’était lui qui prenait toutes les initiatives.

— Kenji, avez-vous été amoureux ?

Il la regarda. Elle aurait voulu qu’il l’aimât, mais l’amour était un langage qu’il ne pratiquait plus depuis la mort de Daphné.

Elle s’écarta et l’observa à travers ses paupières à demi closes.

— Nos rapport sont très agréables, Eudoxie, ne gâchons rien.

— Pardon de vous avoir questionné.

— Vous ne pouviez savoir. Je ne veux pas réveiller le passé, aussi gardons-nous d’aborder ce sujet. À bientôt, ma belle.

 

 

Le colonel de Réauville tortilla sa moustache à la gauloise, signe de profonde satisfaction. Bien qu’il ne lût que la chronique financière et quelques articles ciblés de la Revue illustrée, le manuscrit du XV° siècle qu’il venait d’acquérir serait la pièce maîtresse de sa bibliothèque. Il pourrait le faire admirer à ses hôtes à l’heure du café, car sa nouvelle épouse s’était mis en tête de tenir un salon artistique dans son hôtel de la rue Barbet-de-Jouy. On y côtoyait Paul Déroulède, le fondateur de la Ligue des patriotes, Édouard Drumont, la comtesse de Martel, qui signait Gyp ses charmants romans mondains, ainsi qu’une brochette de peintres et de caricaturistes de renom. Il remercia chaleureusement Kenji Mori d’avoir raflé ce lot à la barbe des libraires et des collectionneurs.

« Pour le prix qu’il a payé cette broutille, je pourrais monter mon ménage », pensa Joseph, attentif aux amateurs agglutinés près de la sortie. Il avisa le visage poupin et dépité d’un gandin, identifia Boni de Pont-Joubert et, juste derrière lui, la silhouette alourdie d’une jeune femme au nez pointu.

— Mince, Valentine !

Un imperceptible pincement au cœur éveilla les rêveries érotiques suscitées par la nièce de la comtesse de Salignac. Elles se dissipèrent aussitôt à son vif soulagement. Le mariage de Valentine avec ce pschutteux27 de la haute lui avait permis de s’enticher d’une demoiselle autrement séduisante. Il se fût néanmoins dispensé de savoir Mme de Pont-Joubert déjà grosse.

À la suite de Kenji et du colonel, il passa devant la salle numéro 16, dévolue aux enchères des rossignols. Il se promit de revenir un de ces vendredis étudier la manœuvre de certains commissaires-priseurs complaisants qui facilitaient parfois le transfert d’un lot médiocre vers une adjudication prestigieuse. L’étude de cette opération nommée rapport servirait sa future carrière de libraire-romancier.

Une giboulée fouettait les pavés. La rue Drouot était bloquée par une file de fiacres et de coupés. Tandis qu’ils s’installaient dans celui du colonel, Kenji constata :

— Il faudra bien un jour trouver une solution à ces embouteillages. En attendant d’être doté du métropolitain dont on nous rebat les oreilles depuis vingt ans, Paris pourrait utiliser les tubes pneumatiques.

— Ceux affectés à la délivrance des télégrammes ? Vous plaisantez, mon cher !

— Non. Je suis un homme de progrès. J’ai lu récemment qu’une société de Hambourg prévoit de se relier à Richen grâce à ce système appliqué à des voyageurs. Deux kilomètres à la minute, cela laisse songeur.

— Vous m’autoriserez à préférer mes chevaux, répliqua le colonel, d’un ton sec.

Il posa le manuscrit près de lui et s’essuya soigneusement les mains.

— Progrès ou pas, la salle des ventes est un dépôt d’objets contaminés susceptibles de propager les pires maladies. Il serait opportun de désinfecter ces locaux et leur contenu. Cela s’étend également à notre capitale transformée en écuries d’Augias par l’arrivage massif d’étrangers. Tenez, même ici ! éructa-t-il, la figure enfiellée.

Sur le trottoir, un bambin italien d’une huitaine d’années, coiffé d’un feutre cabossé empanaché d’un bouquet de fleurs de laine, courait sous la pluie d’un passant à l’autre.

— Vingt sous ma belle statue, m’sieu… C’est pas cher, m’sieu… Allez, prenez-la pour quinze sous…

Joseph devint écarlate et jeta un bref coup d’œil à Kenji, impavide. Ce manège n’échappa pas au colonel.

— Je ne dis pas cela pour vous, cher monsieur Mori. Vous n’avez rien de commun avec ces gens qui viennent chez nous manger notre pain blanc.

— Il faut se mettre à leur place, répondit doucement Kenji, l’homme ne vit pas uniquement de caviar.

Rasant le caniveau, le coupé éclaboussa les jambes du gosse qui ressassait sa litanie :

— S’il vous plaît, m’sieu, vingt sous ma belle statue, j’ai des madones et des Napoléon… Voyez, m’sieu, c’est des chefs-d’œuvre… Achetez-les-moi, m’sieu… Les deux pour trente sous… s’il vous plaît !