CHAPITRE II

Vendredi 8 avril, 9 heures du matin

Lorsque Tasha dormait, l’oreiller serré sur sa joue, Victor n’éprouvait plus la moindre inquiétude. Et même si ses rêves l’emportaient hors d’atteinte, elle demeurait sienne. Il avait beau se reprocher cette possessivité, s’évertuer à la museler, elle revenait insidieusement à la charge. Pendant plusieurs mois il l’avait crue assoupie, mais depuis peu elle se ranimait. Souvent préoccupée sans raison apparente, Tasha semblait lui dissimuler quelque chose. Il l’avait d’ailleurs pincée, un soir, en train de lire une lettre qu’elle s’était empressée d’escamoter à son approche. Depuis lors, les doutes le rongeaient de plus belle.

Pelotonné contre elle, il avait épousé le galbe de sa nudité sans parvenir à se détendre. Son esprit était pareil à un grenier où s’entassait un bric-à-brac d’expériences, d’angoisses, d’espérances Impossible de fermer l’œil, une pensée en entraînait une autre… La tentation de mettre la main sur cette lettre l’obsédait, il fallait qu’il sache. N’y tenant plus, il entreprit d’explorer méthodiquement ses cartons à dessin, le contenu de ses tiroirs et de ses poches. Bredouille, il finit par renoncer, se recoucha et resta immobile les yeux ouverts à contempler la verrière.

Où étaient la plénitude et l’harmonie associées dans son idéal à la vie de couple ? Pouvait-on dire couple ? Deux appartements de chaque côté d’une cour, deux carrières…

« Presque trois ans que nous nous aimons, et nous n’avons guère progressé… Et tu n’as guère progressé…» se dit-il en aplatissant son épi.

Il se redressa, l’embrassa sur la tempe, la nuque, la gorge. À moitié alanguie, elle effleura son torse, sa jambe se glissa entre les siennes. Ils se laissèrent couler jusqu’au point de non-retour.

 

— Jeune homme, vous avez une fâcheuse tendance à la procrastination ! aboya la comtesse de Salignac.

« Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Pourquoi la moukère me parle-t-elle de ma procréation ? » s’interrogea Joseph, occupé à bâcler le paquet de sa première cliente de la matinée.

— Voilà une éternité que vous me promettez Le Roman d’un bas-bleu par George de Peyrebrune1, chez 0llendorff. L’espoir fait vivre ! Combien vous dois-je ?

La comtesse de Salignac le dévisageait derrière son face-à-main. Elle se courba légèrement et examina le livre qu’il essayait de camoufler sous un journal.

— Fenimore Cooper… Quand je pense que notre jeunesse se repaît de ces violences ! Et l’on s’étonne de la criminalité galopante ! jeta-t-elle, la bouche en bec de perroquet.

Elle régla les Jules Mary2 sur lesquels elle s’était rabattue, aussi furieuse qu’une victime de la rage, mal dont les journaux signalaient la recrudescence à Paris.

— Bon vent, grogna Joseph qui déplia une fois de plus la lettre d’Iris.

Très cher Joseph,

Aurai-je le courage d’écrire mon bien-aimé ? Oui, vos baisers m’y autorisent. Considérez cette lettre comme un gage, par elle je vous suis promise, et serai à vous lorsque vous aurez réussi à convaincre mon père et à faire la preuve éclatante de votre talent. D’ici là, je vous jure fidélité…

— Fidélité, murmura-t-il. C’est beau. Un peu trop sage, mais beau. Elle est timide… Quant à convaincre son père…

Le visage sévère de Kenji se substitua à celui d’un Peau-Rouge qui brandissait un tomahawk sur la couverture bariolée du Dernier des Mohicans.

Le carillon de l’entrée surprit Joseph, il mit la lettre dans sa poche et adopta un sourire commercial.

— Je désire voir M. Kenji Mori, le propriétaire de cette librairie.

L’homme, en pardessus croisé de laine noire, le melon enfoncé, des lunettes teintées sur les yeux, s’exprimait avec un mélange de force et de flegme. Troublé, Joseph se figurait avoir affaire à un représentant de la police des mœurs venu avertir Kenji que son commis compromettait la vertu de sa fille.

— L’un des propriétaires, précisa-t-il. Son associé, M. Legris, ne va pas tarder, il arrive vers dix heures, c’est moi qui…

— En ce cas je vais joindre M. Mori à son domicile, où habite-t-il ?

— Dans l’immeuble mitoyen, numéro 18, seulement il est en voyage. Vous avez un message ?

L’homme rajusta son melon d’un geste désinvolte, démenti par le froncement de ses sourcils.

— C’est regrettable. Voici mon adresse, remettez-la-lui en le priant de me contacter. Quand sera-t-il de retour ?

— Demain.

L’homme griffonna rapidement au dos de sa carte de visite, déposa celle-ci sur le comptoir, et, sans un salut, gagna la sortie.

— Il me prend pour qui, ce pékin ? marmonna Joseph. Un meuble ? Ah ! Ils verront, tous, le jour où j’égalerai le succès d’Émile Gaboriau !

Il avait été déçu par la publication en feuilleton de L’Étrange Affaire des Ancolies3. Certes, grâce à lui, les tirages du Passe-partout avaient passablement augmenté, quoiqu’il n’en eût tiré ni fortune ni renommée. Selon Antonin Clusel, le directeur du journal, la parution d’un ou deux autres romans de la même farine serait nécessaire avant d’atteindre ce double but. « Alors, à votre plume, mon bon, et de la qualité ! »

« Je voudrais l’y voir, lui, j’ai le bourrichon aussi desséché qu’un citron pressuré !

 

Planté au milieu de la cour du 18, l’homme aux lunettes teintées considéra la concierge qui malmenait son balai, puis il leva les yeux vers les volets clos du premier étage d’une bâtisse qui en comportait quatre, et tourna casaque. D’un pas vif il descendit la rue des Saints-Pères.

Quai Malaquais, une femme, attablée à la terrasse du café Le Temps perdu, abaissa le menu qu’elle faisait mine d’étudier et le rejoignit près de la station des fiacres.

 

Résistant à l’envie de relire la lettre d’Iris, Joseph s’empara du carnet où il collait les articles de presse concernant les faits divers insolites ou criminels. Il ne s’aperçut pas que la carte de visite laissée par l’homme au melon voletait au fond du porte-parapluies. Les dernières pages du carnet étaient exclusivement affectées aux attentats anarchistes du mois précédent et l’arrestation le 30, au restaurant Véry4, de leur auteur, un certain Ravachol.

— Illustre dynamiteur, furtif et calamiteux5… chantonna Joseph, qui se mordit la langue à l’apparition de sa mère, chargée de provisions.

Trop tard, elle avait entendu, et, en montant à l’étage, marmotta :

— Le voilà reparti dans ses élucubrations. Ces malfrats menacent de faire sauter la capitale, ils ne s’raient pas fichus de faire sauter des patates à la poêle…

Joseph refoula un soupir de lassitude.

— Maman, je t’ai répété cent fois que M. Legris préférerait que tu évites de sillonner la librairie à tort et à travers. T’as qu’à passer par l’immeuble, c’est pourtant pas l’bout du monde !

— La concierge va encore me tenir la jambe ! Cette Mme Ballu est un vrai moulin à paroles, elle me tarabuste !

— C’est pas une raison. On travaille ici, la clientèle…

— Quoi la clientèle ? Oh, je vois, monsieur a honte de sa mère, monsieur serait soulagé d’en être débarrassé ! Sois sans crainte, je vais bientôt tenir compagnie à ton pauvre papa, tu seras content.

— J’ai pas dit ça. Tu veux que je t’aide ?

— Bas les pattes ! Les caresses de chat, ça donne des puces. Ah ! J’la porte, ma croix ! gémit-elle en gravissant les marches.

 

Depuis Noël 1891, jour où Germaine avait solennellement rendu son tablier parce que Mlle Iris rechignait à manger de la dinde, Euphrosine préparait les repas de Kenji et de sa fille, tenait leur appartement, et allait l’après-midi rue Fontaine cuisiner et dépoussiérer chez Victor et Tasha. Les premières semaines, toute à son bonheur de ne plus avoir à tirer sa charrette de quatre-saisons, elle avait trouvé ces besognes légères, d’autant que ses pérégrinations se faisaient en omnibus. En dépit de ces avantages, il lui arrivait souvent de maudire ses douleurs articulaires, les exigences d’Iris devenue végétarienne et l’ampleur de ses responsabilités domestiques, même si elle bâclait le ménage.

De son côté Joseph, s’il profitait des absences de sa mère pour rencontrer Iris en cachette chez lui, rue Visconti, supportait difficilement d’être à longueur de matinée sous sa coupe dans la librairie Elzévir.

Il déplia La Vie populaire et continua à mi-voix la lecture du dernier roman d’Émile Zola, La Débâcle6.

— … Ah ! Ces draps blancs, ces draps si ardemment convoités, Jean ne voyait plus qu’eux ! Il ne s’était pas déshabillé, il n’avait pas couché dans un lit depuis six semaines… Sûr que ça doit être le paradis après les boucheries des champs de batailles…

 

Tasha éveilla gentiment Victor en l’étreignant avec tendresse, puis elle bondit du lit, courut mettre de l’eau à chauffer et attrapa un moulin à café qu’elle lui posa sur les cuisses.

— Lève-toi et tourne la manivelle, j’ai une faim de louve ! Je te beurre une tartine ?

— Quelle heure est-il ?

— Onze heures. Joseph va râler.

Pieds nus, un morceau de pain à la main, elle alla examiner en mâchant sa dernière toile en cours, une version moderne du tableau de Poussin Éliezer et Rebecca. Des femmes, attablées dans une guinguette, observaient en riant un jeune homme assez emprunté qui offrait des fleurs à l’une d’elles, une serveuse emplissait un verre qui débordait.

À l’instar du Moïse sauvé des eaux qu’elle venait d’achever, et qui représentait une mère toilettant son bébé dans la cuve d’un lavoir, elle s’était évertuée à mêler réalisme et symbolisme. Si le Moïse la satisfaisait, elle ne cessait de retoucher la seconde composition. Afin de ne pas dépendre financièrement de Victor, elle s’était engagée à illustrer une édition des Histoires extraordinaires d’Edgar Poe, et s’affligeait de consacrer moins de temps à la peinture.

On frappa. Assis sur une chaise, en caleçon, le moulin à café coincé entre les genoux, Victor eut la déconvenue de voir surgir Maurice Laumier. Depuis plusieurs semaines ce rapin faiseur et ambitieux fréquentait de nouveau Tasha qu’il encourageait à brosser des décors de théâtre.

— Salut et prospérité, brailla-t-il en balançant son huit-reflets sur le lit, ne vous gênez pas, j’ai déjeuné ! Ma mignonne, j’ai croisé le jeune Paul Fort, il a des projets grandioses pour son théâtre d’Art. À nous, les trompe-l’œil synthétiques !

— C’est une idée fixe, grommela Victor.

— Mon cher, vous êtes irrémédiablement fermé à notre évangile qui tient en huit mots : « La parole crée le décor comme le reste. » Le Corbeau, d’Edgar Poe, fut mis en scène devant un simple fond de papier d’ emballage.

Peu désireux d’en entendre davantage, Victor avait enfilé ses vêtements et s’apprêtait à sortir. Il aurait voulu embrasser Tasha mais ne pouvait s’y résoudre sous le regard sarcastique de Laumier.

— Et le café ? s’écria-t-elle.

— Je suis en retard, un rendez-vous, ensuite rue des Saints-Pères. Je reviens cet après-midi.

— Je ne suis pas sûre d’être là…

— Tant pis, marmonna-t-il.

Avant qu’il ait pu saisir la poignée, la porte s’ouvrit, révélant un petit homme à melon, monocle et cigare.

— Lautrec ! Quelle coïncidence ! Je suis allé aux Indépendants, rugit Laumier, l’accrochage est superbe, j’aime furieusement votre Goulue entrant au Moulin-Rouge, une vraie gueule de sabbat !

C’en était trop. Victor parcourut en quelques enjambées la distance qui le séparait de son appartement et alla se boucler dans sa chambre noire. Qu’importait si Tasha lui reprochait son sale caractère, il ne supportait décidément pas de la savoir entourée d’hommes tous aussi vulgaires les uns que les autres. Des créateurs, affirmait-elle. Et son talent à lui, qu’en faisait-elle ?

« La peinture, la peinture, toujours la peinture ! Et la photo ? »

Victor avait étudié de près le travail de l’Anglais John Thomson, en particulier son compte rendu photographique Illustration of China and Its People, et il espérait réaliser à Paris ce que Thomson avait déjà fait sur le peuple des rues de Londres, sans toutefois tomber dans le pathos et les stéréotypes de la misère. Il se situerait plutôt à mi-chemin entre Charles Nègre et Charles Marville.

Il contempla ses clichés d’enfants à la tâche, pris

faubourg Saint-Antoine et rue des Immeubles-Industriels : une brocheuse d’or sur peluche, un garçon occupé à scier le bois destiné aux travaux de placage, l’élève d’un tailleur de faux diamants, l’apprenti d’une fabrique de papiers d’ameublement. Ces portraits, exécutés dans des appartements reconvertis en ateliers, avaient exigé infiniment de soin, il y avait mis autant de sensibilité que de technique et s’était appliqué à ce que les sujets restent naturels devant l’objectif.

Il endossa sa redingote, enfonça son chapeau mou, rafla ses gants et sa canne. Puisque c’était ainsi, il irait se sustenter boulevard des Capucines, au Café Napolitain, et zut pour Joseph !

 

Mme Ballu, la concierge du 18 rue des Saints-Pères, s’était levée aux aurores en grognant et n’avait depuis lors cessé de briquer la cour et l’escalier de l’immeuble. Aussi estimait-elle avoir mérité de la patrie, et projetait-elle d’aller déguster une platée de choux aux lardons dans sa loge. Après quoi elle s’accorderait une goulée du porto millésimé dont Onésime Ballu, feu son époux, avait lesté le buffet. Ensuite elle profiterait de l’embellie, tirerait une chaise sur le trottoir et jouirait du spectacle de la rue.

Ce programme fut perturbé par l’arrivée d’une femme coiffée d’une toque à voilette et vêtue d’un paletot Orloff échancré sur une robe entravée. Le tout était orné de bandes d’astrakan et se déplaçait avec hésitation.

— Vous cherchez qui ? aboya la concierge en lorgnant le carton à chapeaux que la femme maintenait contre sa poitrine.

— Je suis attendue chez les locataires du quatrième, un essayage.

— Les Primolin ? Essuyez vos pieds, le paillasson, c’est pas pour les chiens.

La femme avait à peine franchi le hall qu’elle s’arrêta.

— L’appartement du premier est-il à louer, par hasard ? Les volets sont clos… Je me disais que ma tante serait ravie de l’occasion, elle est âgée et ne peut gravir plus d’un étage. Pour elle ce serait une aubaine.

— Désolée de vous décevoir, ma p’tite dame, faudra voir ailleurs. C’est pas parce que les volets sont clos que le logement est vide. M. Mori et sa demoiselle sont à l’étranger. Ils rentrent demain.

Poings aux hanches, Mme Ballu regarda l’inconnue disparaître dans l’escalier.

— Ça m’étonne pas de ces vieux grippe-sous du quatrième, d’avoir des relations qui guignent le chez-soi des autres ! Bon, j’vais pouvoir me caler les joues, à la fin ?

Elle prit la précaution de suspendre la pancarte La concierge est en ville à sa poignée avant de refermer d’un geste brusque.

Immobilisée sur le troisième palier, la visiteuse entendit le claquement de la porte. Penchée sur la rampe, elle s’assura qu’elle était seule, redescendit à pas feutrés et pressa la sonnette de l’appartement du premier. Elle compta mentalement jusqu’à trente, sonna derechef, patienta, puis dévala les marches et se dirigea vers la rue Jacob.

 

— J’ai un petit creux, signala Joseph alors qu’Euphrosine tournicotait autour de lui.

Il espérait la renvoyer à ses fourneaux.

—  Ah ! On peut dire que t’as pas la rue au pain barrée ! Si t’as faim, mange ton poing. Ou croque une pomme. Et laisse-moi penser au repas que j’vais mitonner en l’honneur du retour de M. et Mlle Mori. Ah, vous v’là, m’sieu Victor ! Vous tombez à pic, j’ai besoin d’un conseil, qu’est-ce que vous dites de ça ? En entrée : langue de bœuf sauce piquante, suivie de croquettes d’agneau aux artichauts, de pâtés de veau aux salsifis frits, et de céleris braisés à la parmesane. En dessert : une belle omelette soufflée à la vanille. Mlle Iris se contentera d’un gratin dauphinois. Le vin, j’prends quoi ?

Négligeant de répondre, Victor posa sur le bureau de Kenji une pile de catalogues qu’un confrère lui avait remis au Cercle de la librairie.

— Des clients ? demanda-t-il à Joseph.

— Du menu fretin.

— Ben, puisque je cause aux murs, autant tailler une bavette avec les moutons de la rue Fontaine. J’vais mettre votre frichti au bain-marie. Surtout dites pas merci.

Tandis qu’Euphrosine montait en invoquant Jésus-Marie-Joseph, deux femmes passèrent le seuil du magasin. L’une était vêtue d’un costume de cheviotte et affublée d’un bibi tyrolien, l’autre, noyée dans les plis d’un manteau violet, couronnée d’un bagnolet orné de plumes vertes symétriques pareilles aux antennes d’une monstrueuse mante religieuse.

— Fräulein Becker, madame de Flavignol ! s’exclama Victor, luttant contre une sérieuse envie de rire.

Joseph s’était réfugié derrière le comptoir.

— Nous venons spécialement vous voir, mon cher. Helga a enfin retrouvé la brochure sur les nouveautés des cycles Papillon, n’avez-vous pas fait allusion à votre intention d’acquérir une bicyclette ? minauda Mathilde de Flavignol qui éprouvait un faible pour le libraire.

— Das ist wirklich, confirma Mlle Becker. Tenez, et prenez votre temps. Le choix d’un vélocipède est aussi problématique que celui d’un animal de compagnie, on fait route ensemble un bon nombre d’années.

— Oh, ma chère, avez-vous vu le chien que Raphaëlle de Gouveline a acheté afin de combler la solitude de son bichon maltais ? Une affreuse boule noire dépourvue de queue. Trop deuil à mon goût, mais que voulez-vous, le prince de Galles a lancé la mode des schipperkes…

Bardée de paniers contenant plumeaux et chiffons, Euphrosine descendit l’escalier d’un pas lourd, bougonnant que le déjeuner était chaud et qu’elle se rendait rue Fontaine, bien que ses pieds la fissent bigrement souffrir.

— Et bien sûr, pas moyen de remettre la main sur mon coricide russe. Ah, la Russie ! Voilà un pays frère, pas comme certains, grogna-t-elle en bousculant Helga Becker.

— Joseph, murmura Victor, vous direz à votre mère d’éviter dorénavant ses allées et venues dans ce périmètre.

— Vous lui ferez la commission vous-même, répondit Joseph, la bouche en coin.

— Vous aimez les animaux, monsieur Legris ? s’enquit Mathilde de Flavignol. Oui ? En ce cas, je vous suggère de découvrir les bébés orangs-outans adoptés par le Jardin des Plantes. Ils débarquent de Bornéo, se nomment Paul et Virginie et se nourrissent exclusivement de…

— M’sieu Legris, intervint Joseph, à propos de Paul et Virginie, il faut satisfaire M. Hilaire de Kermarec, il traque un exemplaire édité par Curmer en 1838, les illustrations sont protégées par des serpentes et la reliure en plein maroquin est de Simier.

— Si ces messieurs se mettent à employer leur jargon, nous allons nous sauver, je brûle de connaître les résultats du rallye-paper7 à bicyclette qui s’est couru dimanche à la Concorde. Venez, ma chère, trancha Helga Becker d’un ton sans réplique.

À contrecœur, Mathilde de Flavignol prit congé, non sans avoir décoché une œillade langoureuse à Victor.

Dès qu’elles furent sorties, celui-ci se tourna vers Joseph.

—  N’était votre présence d’esprit nous en serions encore au menu des singes.

— Ah, j’allais oublier, un pékin voulait voir M. Mori, et puis une dame a téléphoné. Elle veut vendre sa bibliothèque, des reliés XVII°, elle a exigé de parler à M. Mori, je lui ai dit qu’il était absent et que vous vous chargeriez de l’estimation. Si vous voulez décrocher l’affaire, il faudrait aller là-bas en début de soirée parce que vous n’êtes pas le seul sur les rangs. Je vous ai noté le nom et l’adresse, 4, rue des Hortensias, à Neuilly. Elle vous attend à dix-neuf heures.

— Je comptais dîner avec Mlle Tasha.

— M. Mori se plaint qu’on ne rentre pas beaucoup de livres depuis Noël. Enfin, moi, ce que j’en dis… grogna Joseph déjà plongé dans la lecture de La Vie populaire.

» Y a pas à tortiller, le père Zola, il a du souffle ! Grâce à lui, l’après-midi va filer comme un trait.

 

Le temps était glacial et Joseph avait hâte de fermer afin de foncer rue Visconti avaler le potage que sa mère avait sûrement préparé. Il avait introduit la clé dans la serrure de la librairie et allait attraper le dernier contrevent, quand un cri attira son attention. À quelques mètres, une femme venait de déraper sur le trottoir désert. Étalée de tout son long, elle tentait vainement de se relever. Il se précipita à son secours.

— Vous êtes blessée ?

— Plus de peur que de mal. Ça va aller. Je vous remercie.

— Vous désirez un sapin ?

— Inutile, j’irai à pied.

Étouffée par la voilette, la voix n’exprimait aucune émotion. Joseph regarda la silhouette s’éloigner en direction de la Seine et revint empoigner le contrevent. Lorsqu’il voulut boucler, il eut la surprise de constater que son trousseau était sur le bitume.

— Elle est bleue, celle-là ! Voilà que mes clés imitent les cloches de Rome, elles ont des ailes… J’ai des visions, ça prouve simplement qu’il est impératif que j’aille becqueter.

 

Samedi matin, 9 avril

 

L’émissaire tourna la tête et contempla la croix de bois accrochée au chevet du lit. L’espace d’un instant, ce fut comme si la chambre avait disparu, il ne subsistait que des rais de poussière dorée qui tombaient des cieux à travers les fentes des volets clos. Peu à peu ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre. Sa main gratta une allumette et enflamma la mèche de la lampe. La lumière rose tremblota sur la page blanche du cahier.

Seigneur, je suis le témoin de ta gloire. Moi, ton émissaire, j’ai mené à bien la mission que tu m’as confiée. La flétrissure est à l’abri. Je dois m’armer de patience, attendre le moment propice pour la rejeter au néant. Il n’en subsistera nulle trace, ainsi les faux prophètes ne pourront attenter à ton œuvre, et l’humanité n’encourra plus ton courroux.