Chapitre 9

Notre plan était simple, d’autant plus qu’il avait déjà été mis sur le papier avant même que nous n’arrivions. Mais au lieu d’Eric, ce serait Chogyi Jake qui s’occuperait d’attirer Cain hors de son essaim. Au lieu des gros bras que voulait employer Eric, ce serait Ex, Aubrey et moi qui nous tiendrions prêts à tirer avec nos fusils chargés de munitions spécialement conçues pour les cavaliers. Je me connectai à Google Earth et imprimai des photos satellites de l’entrepôt et des environs à l’intention de tout le monde. Ex nous concocta un diagramme pour déterminer la position de chacun et un emploi du temps à la seconde près. Je ne cessai d’espérer qu’il nous demande de synchroniser nos montres, mais étant donné que tous nos téléphones tiraient leurs données des mêmes satellites, c’était devenu inutile. J’avais simplement regardé trop de vieux films.

Aubrey nous rejoignit juste avant le coucher du soleil, avec la mine d’un homme pas totalement remis d’une méchante grippe. Il se déplaçait avec lenteur, et je fis mon possible pour me convaincre que c’était à cause de ses blessures. Ses blessures physiques, en tout cas.

Quand on eut terminé tout ce qu’on avait à faire, Aubrey partit se recoucher. Chogyi Jake s’en alla pour accomplir quelques corvées ordinaires – nourrir ses chats, prendre son courrier, ce genre de trucs rassurants. Ex, lui, s’installa sur le canapé, raide comme une sentinelle, alluma la télévision pour l’éteindre aussitôt, avant de sortir un recueil d’essais signés Bertrand Russell de son sac. Il se plongea dans la lecture, le visage tordu par un rictus méprisant. Midian alla s’asseoir dans la cuisine, une tasse de café dans une main, une cigarette dans l’autre.

De mon côté, sur mon lit, l’ordinateur ouvert devant moi, je me fis la réflexion que le plus dur serait de patienter pendant les trois jours qui nous séparaient de notre opération. J’ouvris mon navigateur Internet et, malgré moi, allai consulter les blogs de ceux que je connaissais avant d’arriver à Denver. Mon ex était encore en train de râler parce que son groupe ne parvenait jamais à trouver un créneau pour répéter. Mon ancienne compagne de dortoir venait manifestement de s’apercevoir que le féminisme existait, et ne parvenait pas à décider s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise chose. Celle que j’avais autrefois considérée comme ma meilleure amie n’avait rien posté depuis qu’elle était partie rejoindre son mec à Portland, en juin.

C’était un exercice déprimant. Quand j’étais partie à l’université, j’avais complètement coupé les ponts avec mes parents ou avec l’Église. Je croyais que, pour moi, la vie commençait vraiment, que tout ce que je faisais, toutes les personnes que je rencontrais, aimais ou haïssais avaient de l’importance. Et à présent que j’avais aussi abandonné tout cela, je me rendais compte que j’avais eu tort. Tous ces drames, ces expériences sans but réel continuaient très bien sans moi. C’était comme si j’avais ôté mon doigt d’un lac : mon absence n’avait pas laissé de vide.

J’envisageai de laisser un commentaire. Du genre : « J’ai hérité d’une fortune inconcevable et je combats les forces du Mal. Je crois bien être en train de tomber amoureuse du pas-mec de mon oncle. À+ » Mais je me retins. Déjà, parce que personne ne me croirait, et aussi parce que je me fichais totalement qu’on me croie, en fait. Enfin, pour être honnête, je voulais n’en avoir rien à faire. Je me répétai que ces gens avaient laissé sur moi aussi peu de traces que moi sur eux, et parvins presque à m’en convaincre.

Je passai le reste de la soirée sur Google, à faire des recherches sur les termes qu’employaient toujours Ex, Aubrey et Chogyi Jake. « Cavaliers », « possession », « cellules mères »… Quand le sommeil me tomba finalement dessus, j’étais en train de lire des dissertations longues comme mon bras sur la différence entre loup-garou et therian, et j’avais appris le terme « otherkin ». Ces informations qui, un mois plus tôt, m’auraient semblé sortir de l’imagination d’un schizophrène en pleine crise, me paraissaient à présent tout à fait rationnelles, et j’ignorais si je devais trouver cela rassurant ou, au contraire, effrayant.

Je fus réveillée par les rayons du soleil. Je me sentais horriblement mal. Je sortis de la chambre et m’aperçus qu’Ex et Aubrey étaient partis. Midian était allongé sur le canapé, les bras croisés sur la poitrine comme un gisant. Seul Chogyi Jake était éveillé, et buvait une tasse de thé vert en faisant des mots croisés.

— Salut, lui dis-je.

— Bonjour ! répliqua-t-il avec un sourire radieux. Ex est parti récupérer les fusils. Aubrey devait passer à son laboratoire. Il a hésité à te réveiller avant de partir, mais il voulait que tu te reposes.

— C’est probablement ce qu’il y avait de mieux à faire, reconnus-je avec une pointe de regret. Bon. Et toi, tu as quoi de prévu ?

— Rien en particulier. Pourquoi ? demanda-t-il, avant de poursuivre, dans un chuchotement de conspirateur : Tu ne tiens plus en place ?

— Je réfléchissais… Nous savons que tous les membres du Collège Invisible sont occupés, pas vrai ? Ils ne vont certainement pas envoyer d’autres ninjas au hasard dans les rues, des fois qu’ils nous croiseraient…

— C’est une supposition qui me semble raisonnable, oui, approuva-t-il en repliant son journal.

— Bon. Alors, il n’y a aucune raison qu’on n’aille pas faire un peu de shopping.

 

La camionnette de Chogyi Jake dégageait la même odeur qu’un atelier de mécanique : huile de moteur, lubrifiant et le parfum subtil et froid des outils en acier. Les vitres étaient toutes recouvertes d’un fin film de vieille graisse qui rendait le monde extérieur complètement flou. Le revêtement des sièges-baquets était fissuré, laissant échapper la mousse en dessous. Le compartiment à l’arrière était aussi sombre qu’une caverne. Le véhicule parfait pour transporter des cadavres. L’espace d’un instant, l’image de la morte – le bleu de ses yeux, les marques noires sur sa peau, son air surpris – me traversa l’esprit. Je m’ébrouai, espérant que le mouvement suffirait à déloger cette vision.

— Autrefois, il y avait une super librairie, en face, m’apprit Chogyi Jake en se garant.

Un énorme magasin Saks Fifth Avenue dominait une pizzeria, et, en le voyant, je sentis quelque chose se dénouer dans mon estomac.

— Elle se trouve sur Colfax Avenue, maintenant, poursuivit-il. On pourra y passer, ensuite.

— Priorité aux jolies fringues, décidai-je. Pour la culture littéraire, ça attendra.

— Comme tu veux, s’inclina-t-il en souriant.

J’avais l’impression de l’amuser, l’impression qu’il tirait une certaine joie de l’idée de me faire plaisir. Je ne l’en appréciais que plus.

J’avais de nouveau 10 000 dollars en poche, fraî­­chement retirés à la banque sans la moindre réflexion de quiconque. Chogyi Jake sur les talons, je traversai le parking écrasé par la chaleur de ce matin d’août et entrai dans la fraîcheur climatisée du centre commercial. J’eus soudain l’impression de changer de monde ; je pris une profonde inspiration et sentis un sourire étirer mes lèvres.

Saks Fifth Avenue. Neiman Marcus. Abercrombie & Fitch. J’allais tous les dévaliser. Chez Victoria’s Secret, je raflai une demi-douzaine de ces jolis soutiens-gorge que je n’avais jamais pu m’offrir. J’achetai des jeans, des tailleurs, la fameuse petite robe noire de soirée dont toute jeune fille a besoin – comme le disait ma mère à mi-voix, pour que mon père ne l’entende pas. Je m’offris un pardessus en cuir noir que je ne pourrais pas porter avant plusieurs mois, des bottes de chantier à bout coqué dont je n’avais nul besoin. Je me payai un nouveau maillot de bain – un une-pièce, parce que, en plein essayage d’un bikini, je m’étais mise à complexer à propos de mes points de suture. Je claquai aussi 400 dollars en maquillage alors que je n’en porte jamais.

Ce fut une véritable orgie de shopping, l’excès dans toute sa gloire, mes instincts consuméristes les plus bas poussés au-delà du maximum. Chogyi Jake dut faire deux voyages jusqu’à la camionnette pour y apporter les sacs et autres boîtes avant qu’ils ne s’entassent en une montagne impossible à déplacer. Dans le regard des employés des boutiques, je lus : « petite fille riche qui se lâche totalement ».

Quand je me rendis compte que je n’avais rien mangé de la journée et que l’heure du déjeuner était passée depuis un bon moment, je devins affamée en un clin d’œil. Chogyi Jake, lesté comme moi d’une dizaine de sacs qui nous sciaient les doigts, m’entraîna vers la sortie et la pizzeria. Mon estomac grondait et, à cause de l’hypoglycémie, je me sentais vaguement nauséeuse. Il me restait encore un peu plus de 2 000 dollars en poche, et je ne pensais pas que nous retournerions au centre commercial après avoir mangé. Peut-être irions-nous faire un tour à la librairie dont il avait parlé. Je me demandai si j’y trouverais quelque chose pour Aubrey.

— Eh bien, soupirai-je, une fois la commande passée. Je pense que tu as vu la pire image que je pouvais donner de moi-même.

— Vraiment ? me taquina Chogyi Jake en grattant distraitement sa barbe naissante. Ce n’est pas si terrible, alors.

— Tu le penses vraiment ? Je viens quand même de dépenser plus de 7 000 dollars en futilités. Mon père péterait un plomb, s’il savait que je claque ma thune comme ça.

— Chacun a sa manière de se distraire de la peur : toi, c’est ça. Ex, c’est la religion. Aubrey, son travail. Je ne pense pas que ce soient des vices affreux. En tout cas, il en existe de bien pires.

— Je ne suis pas vraiment comme ça, précisai-je. Enfin, je n’ai jamais fait ce genre de chose.

— Jamais, jusqu’à aujourd’hui, fit remarquer Chogyi Jake, l’œil pétillant d’amusement.

— Ouais, reconnus-je. Mais qu’est-ce qui te fait penser qu’il s’agit d’une réaction à la peur, et non d’une pure manifestation d’avidité ?

— Ce serait de l’avidité si tu voulais encore et toujours plus d’argent. Là, on dirait plutôt de la gloutonnerie. Mais, quoi qu’il en soit, c’est une manière d’apaiser ton anxiété. C’est la même chose avec les addictions : alcoolisme, nymphomanie, cocaïne, haschich ou héroïne…

— Tu compares la drogue à la religion ? Il ne faut pas qu’Ex t’entende dire ça ! m’écriai-je.

Je voulais faire de l’humour, mais n’y parvins pas vraiment.

— Oh, il le sait. Il sait très bien ce qu’il fait, et pour quelle raison.

— Tu connaissais Eric, n’est-ce pas ? Tu as déjà travaillé pour lui. Quel était son vice ?

Chogyi Jake sourit et se pencha vers moi. Son expres­sion de compassion était bien trop douce comparée à l’environnement plein de chromes et de miroirs du restaurant.

— Eric portait un lourd fardeau. Et il le portait en grande partie tout seul. Je pense qu’il a sacrifié quantité de choses à sa mission, et j’ignore le prix qu’il a dû payer pour cela. Il cultivait un certain sens de la solitude qui avait tendance à éloigner les gens de lui.

— Pour les protéger, commentai-je.

— Ou pour se protéger, lui, rétorqua Chogyi Jake.

Le serveur arriva avant que je puisse répondre, portant deux pizzas fumantes sur son plateau. Je perdis le fil de mes pensées en sentant l’odeur de fromage gratiné et de tomate, et me contentai de mâcher en grognant de satisfaction durant le quart d’heure qui suivit. Quand j’eus assez de calories dans le sang, là où j’en avais besoin, je réfléchis à ce que Chogyi Jake m’avait dit. Un détail me dérangeait, comme un caillou dans ma chaussure. Cela concernait la manière dont il parlait, la sensation de calme qu’il semblait émettre par vagues. Je terminai ma seconde part, me sentant un peu ballonnée, et repris la parole.

— Et toi, tu fais quoi ?

Il haussa les sourcils d’un air interrogatif.

— Pour la peur, l’anxiété, tout ça, expliquai-je. Tu fais quoi ?

— Ces temps-ci, je fais de la méditation, répondit-il. Avant, c’était l’héroïne.

Je ne pensais pas m’en être doutée avant qu’il le dise, mais tout parut soudain plus clair. Je le considérai avec un sourire qu’il me rendit. Le sujet était clos. Je payai l’addition, soulevai le fardeau de mes achats, et on retourna à la camionnette. Le soleil tapait à présent de toutes ses forces, la lumière exerçant une pression presque physique sur mon visage. Chogyi Jake ouvrit la porte arrière. Le compartiment était presque plein à ras bord de sacs brillants, d’emballages plastiques et autres boîtes. Des vêtements étaient suspendus à des crochets au plafond comme s’il s’agissait d’un van de teinturier. Je me passai la main dans les cheveux, un peu étourdie par la vision globale de cette matinée de shopping acharné. Chogyi Jake ne dit mot.

— Si tout ça c’est pour lutter contre la peur, alors je dois avoir une trouille d’enfer, commentai-je en désignant l’arrière de la camionnette.

Je fus surprise d’entendre ma voix trembler sur le dernier mot. Chogyi Jake ne s’approcha ni ne s’éloigna de moi. Je commençai à pleurer et tentai de cacher mes larmes en les essuyant du revers de la main. Il me fallut bien trente secondes pour retrouver la parole.

— J’ai vraiment, vraiment la trouille, conclus-je.

— Je sais, dit-il d’un ton aussi réconfortant que de la flanelle chaude au cœur de l’hiver. Tu as beaucoup changé, et très vite. Il va te falloir un peu de temps avant de retrouver ta stabilité. C’est normal.

— Je n’ai pas d’amis, pas de famille. Et j’ai peur que, si je me plante dans cette histoire, je vous perde, vous aussi. C’est idiot, non ? Il y a une bande de sorciers maléfiques qui veulent ma mort, et ce qui me fait peur, c’est ça…

— Non, rétorqua Chogyi Jake. Si c’est vrai, alors ce n’est pas idiot. C’est juste ce qui te correspond à l’instant présent.

Mes sanglots redoublèrent, mais je n’avais pas honte. Il ne m’entoura pas les épaules d’un bras réconfortant. Il ne me toucha même pas. Il resta simplement là, à me regarder. Et c’était l’attitude la plus gentille qu’on ait jamais eue à mon égard.

— Je ne… je ne veux pas que les autres voient tout ça. Je ne veux pas qu’ils croient que je suis comme ça, balbutiai-je.

— Je connais un refuge pour femmes battues. Ils seront heureux d’accepter tout ce que tu voudras bien leur donner.

— OK, approuvai-je. OK, c’est parfait.

 

— Huit heures pour ça ? s’exclama Midian alors que Chogyi Jake refermait la porte. Bordel, chérie, tu as essayé tout le centre commercial avant d’acheter le moindre truc, ou quoi ?

— Je n’ai gardé que ce dont j’avais besoin, me contentai-je de répondre.

Chogyi Jake me regarda partir vers ma chambre en souriant. Je commençais à voir comment, par cette simple expression, il pouvait exprimer quantité de choses différentes.

J’avais gardé sept tenues complètes – chaussures comprises –, un petit sac à main pour les occasions où mon sac à dos en cuir ne conviendrait pas, deux rouges à lèvres, de l’eye-liner, le maillot de bain, trois des jolis soutiens-gorge, un étui pour mon ordinateur portable et, après maintes hésitations, les chaussures de chantier à bout coqué. Quelque part dans les quartiers sud de Denver, il y aurait ce soir des femmes victimes de violences qui se cacheraient de leur compagnon ou mari violent dans de très jolis vêtements. Et, vu comme ça, ça semblait encore largement insuffisant.

Le temps que je me douche et me change, Ex et Aubrey étaient revenus. J’arrivai dans le salon et aperçus trois nouveaux fusils sur la table basse. Ils ne sortaient pas de la réserve d’Eric. Ex, accroupi devant les armes, me salua d’un signe de la tête. Aubrey était appuyé contre le mur. Il semblait un peu moins malade qu’auparavant. Toujours fatigué et couvert de bleus, mais au moins avait-il repris un peu de couleurs. Sa journée au labo semblait lui avoir été encore plus bénéfique que sa longue nuit de sommeil, et je me remémorai les paroles de Chogyi Jake sur la manière qu’avait chacun d’affronter la peur. Je m’approchai de lui.

— OK, dit Ex. Ce sont tous des fusils à culasse mobile, chargés de 30-06. À une distance de 400 mètres, la balle suivra une courbe descendante et frappera un mètre plus bas. Il faudra en tenir compte, c’est pour ça que j’installe des viseurs réglés en conséquence, OK ? N’essayez pas de viser sans, tout est prévu dans l’équipement.

Aubrey hocha la tête d’un air sérieux en croisant les bras. Je me surpris à l’imiter. Midian fit irruption dans le salon et nous contempla tous avec une lueur de curiosité amusée dans ses yeux jaunâtres.

— Où as-tu trouvé ces trucs ? demandai-je.

— Au supermarché, répondit Chogyi Jake.

— On les utilise plus particulièrement pour la chasse à l’élan, poursuivit Ex. Quelques balles standard suffisent à tuer un animal d’une demi-tonne. Mais, avec Cain, ce serait comme pisser dans un violon. C’est pourquoi je me suis aussi procuré des munitions personnalisées.

Il sortit de sous la table basse une boîte que je n’avais pas remarquée, et la posa entre les fusils. C’était une boîte en bois de rose finement gravée avec un vernis si subtil qu’on aurait cru qu’il reflétait les flammes d’un feu de bois. Ex l’ouvrit et en fit tomber quelques cartouches. Celles-ci étaient toutes noires, ornées de gravures qui ressemblaient à de la calligraphie arabe. Je m’approchai en tendant la main, mais hésitai avant d’en attraper une. Elles étaient magnifiques, mais l’idée d’en tenir une au creux de ma paume me donnait la chair de poule. Elles dégageaient une odeur de feu, et j’eus l’impression étrange qu’elles avaient conscience de ma présence.

— C’est ça, notre avantage, expliqua Ex. Elles portent toutes la Marque de Ya’la ibn Murah et le Sigile de saint François du Désert. Cela ressemble aux sorts qui protègent cette maison et l’appartement. Si tout se passe bien, elles neutraliseront le cavalier. Ayez conscience que ce sont des munitions extrêmement difficiles à fabriquer pour un humain. Eric a fait des pieds et des mains pour les obtenir, donc on ne pourra pas s’en procurer d’autres aisément si jamais on vide nos réserves. Nous devons les utiliser avec parcimonie.

— C’est bien noté, acquiesçai-je.

— Pour qu’elles fonctionnent, il faut atteindre la chair. Cain n’apprécierait pas leur simple contact, mais si la balle ne pénètre pas, c’est comme si on ne faisait rien. Cela signifie qu’il sera capital de l’attirer hors de son antre par une distraction quelconque. OK ?

Tout le monde hocha la tête en chœur, y compris Midian. Cela sembla satisfaire Ex. Il se tourna vers Aubrey et moi.

— Je vous ai réservé une séance d’entraînement au stand de tir. Croyez-moi, il vaut mieux que vous n’essayiez pas ces machins sur le terrain, la première fois. Cela aura lieu demain. On partira d’ici à midi. Cela devrait durer cinq ou six heures, ne prévoyez donc rien d’autre pendant l’après-midi.

Aubrey cligna des yeux, comme s’il réévaluait son programme, puis acquiesça.

— Bien, reprit Ex en remettant les balles gravées dans la boîte – à mon grand soulagement, car je n’aurais plus à supporter leur vue. Je crois qu’on est prêts, mes amis. Aujourd’hui, c’est mercredi. Demain, entraînement. Vendredi, on fera un nouveau repérage des lieux pour être bien sûrs que tout le monde sait à quoi ressemble l’endroit autrement qu’en vision satellite. Et samedi matin, on met fin à tout cela.

— Joli travail, commenta Midian. Avec tous ces atouts en main, on a peut-être une chance d’y arriver.

On s’installa tous autour de la table. Ex et Midian commencèrent à parler de sciences occultes avec le même enthousiasme que deux lycéens discutant de football. Sous l’impulsion de Chogyi Jake, Aubrey aborda le sujet de son labo et des expériences qu’il y menait. Une fois lancé, il se détendit visiblement, une expression passionnée venant remplacer la lassitude sur son visage. Je me souvins de la sensation procurée par son baiser.

Chogyi Jake s’excusa quelques instants pour aller aux toilettes et nous laissa tous les deux en tête à tête. Ex et Midian s’interrogeaient à propos des protections de l’appartement d’Inca Street, se demandant si celles qui avaient été installées sur la maison étaient plus efficaces. Je m’appliquai à ne pas les écouter, ne tenant pas à éveiller certains souvenirs. Au lieu de ça, je consacrai toute mon attention à Aubrey.

Ce n’est que de la peur, pensai-je. Seulement de la peur. Ça va passer.

— Hé, dis-je, la gorge serrée. Après la séance de tir, demain, ça te dirait d’aller dîner quelque part ?

— Bien sûr. On devrait demander aux autres, mais je connais un restaurant indien très…

— Toi, pas eux, l’interrompis-je. Tout seul.

Aubrey me dévisagea d’un air surpris. Il ne s’était pas rasé, et sa barbe naissante m’évoqua des images de dimanche matin et de draps froissés. Il rougit, mais tenta de faire comme si de rien n’était.

— Euh… eh bien… Bien sûr !

— Et que les choses soient claires, ajoutai-je. Oui, c’est bien un rendez-vous galant. Je t’invite à sortir avec moi. Nous allons faire quelque chose de follement dangereux dans trois jours, et j’aimerais bien amasser un peu de carpe diem avant ça.

En un clin d’œil, même ses lobes d’oreilles étaient écarlates. Il inspira profondément, avant de souffler lentement.

— Ce sera avec plaisir, finit-il par dire.

Je passai le reste de la soirée à planer gentiment. Midian nous concocta un poulet rôti au citron en croûte de sel absolument délectable et on veilla tard, discutant de sujets n’ayant rien à voir avec les goules, les fantômes ou les parasites à longues pattes qui sucent votre âme par un trou à l’arrière de votre crâne. Aubrey était assis à côté de moi. Quand il me passa le saladier de riz pilaf, nos doigts s’effleurèrent juste une fraction de seconde de plus que nécessaire, ce qui me fit l’effet d’une décharge électrique. Mais une décharge électrique agréable.

J’allai me coucher avec le sentiment d’avoir conquis le monde, même si je n’avais fait qu’inviter Aubrey à sortir. Cela étant, ce n’était pas si mal, vu mon passif. Je passai une heure sur Internet à lire tout ce que je pouvais trouver concernant ces sigiles qui me mettaient si mal à l’aise sur les munitions d’Eric, puis je m’endormis, bercée par les voix étouffées de Chogyi Jake et Aubrey qui discutaient dans la chambre d’amis, et par les rires de la télévision, dans le salon, où Midian et Ex étaient sans doute plongés dans une occupation profonde et mystique qui, aux yeux des profanes, ressemblait étrangement au fait de regarder une émission de débats à la télé.

Le cauchemar me fit l’effet d’une agression physique.

J’étais dans le noir. Autour de moi, le monde était un désordre d’objets familiers – canapé, chaise pliante, lampe de bureau – et d’obscures sculptures en cuivre. J’étais nue, et sous l’emprise d’un son qui venait tout juste de retentir. Un son émis par quelque chose qui était là, non loin, dans l’obscurité. Quelque chose qui n’était pas censé se trouver là.

Quelque chose d’énorme.

Suivant une logique typiquement onirique, je sus que, si je parvenais à retrouver la clé de mon ancienne chambre du campus, je pourrais sortir de là avant que la chose puisse me trouver. J’avançai à travers des pièces et des cours intérieures qui se modifiaient sans cesse, essayant de retrouver l’endroit où j’avais caché cette fichue clé.

Le son retentit de nouveau : un claquement sourd, comme un battement d’ailes grosses comme une montagne. Quand je levai la tête, un œil unique emplissait le ciel. La pupille était d’un bleu effroyable, et les vaisseaux sanguins dans le blanc dessinaient des mots et des phrases qui me donnèrent envie de hurler. L’iris géant ne cessait de changer de direction, visiblement à ma recherche. Je me réfugiai sous une couverture crasseuse et essayai de retenir ma respiration. Un bruit de pas résonnant comme dans un couloir d’hôpital s’approcha lentement, de plus en plus près. Je serrai les poings si fort que je savais que mes os allaient céder, et que s’il les entendait craquer il me trouverait. Mais impossible de les relâcher. Mes mains refusaient de m’obéir.

Je me réveillai en sursaut et retins un hurlement. Le réveil m’apprit qu’il était 3 heures du matin. J’étais couverte d’une pellicule de sueur froide. Je me levai en serrant et desserrant les poings, juste pour me prouver que j’y arrivais. À la lueur tamisée de la ville, le lit semblait gris. J’enfilai mon peignoir. J’étais parfaitement réveillée, mais c’était comme si le rêve avait été gravé dans ma chair. Je restai plantée là de longues minutes à essayer de me convaincre de me rendormir, puis finis par ramasser l’oreiller trempé et le jeter dans la corbeille à linge. Je me dis qu’en étant discrète, je parviendrais probablement à me faire une tasse de thé sans réveiller les autres.

Mais ils se trouvaient déjà dans la cuisine. Tous les quatre. Aubrey était assis, les cheveux ébouriffés, une expression tendue et furieuse sur le visage. Chogyi Jake s’était installé sur le coin de la table, les bras croisés. Ex, vêtu d’un tee-shirt et d’un pantalon de sport noir, avait le teint pâle et les traits tourmentés.

— Toi aussi ? demanda Midian alors que je les contemplais, surprise.

— J’ai fait un sale rêve, expliquai-je.

— Enfermée dans le noir, avec un bruit d’ailes géantes ? demanda Aubrey.

— Et l’œil de Dieu qui regardait la terre, ajouta Ex d’un ton lugubre.

— Comment…

Je m’interrompis. Ils avaient tous eu le même rêve que moi. En même temps. Je vis la terreur dans leur regard.

— Ce n’était pas Dieu, le corrigea Midian. Mesdames et messieurs, c’était Randolph Cain. Il est à notre recherche.