Chapitre 10
Quand l’aube arriva enfin, je fus surprise de me réveiller. Je ne m’attendais pas à me rendormir. Mes compagnons bougeaient tous un peu plus lentement qu’à leur habitude, le poids de la présence de Cain toujours présent dans nos esprits. Puis, au fur et à mesure que le soleil grimpait dans le ciel d’un bleu profond, cette impression de menace étouffante finit par s’atténuer. Sans pour autant disparaître. On en détourna notre attention en faisant ce qu’il y avait à faire.
Je n’avais jamais réellement envisagé une carrière de combattante contre le Mal. Néanmoins, je fus surprise de constater que cela ressemblait énormément à la planification d’un crime. Le stand de tir dont Ex nous avait parlé ressemblait moins à ces bâtiments pleins de policiers et divisés en plusieurs lignes avec des cibles en papier qu’à un grand terrain vague au bout d’un chemin en terre à mi-chemin entre Denver et Colorado Springs. Le minivan d’Aubrey ne semblait pas vraiment à sa place dans cette vaste étendue d’herbe et de cailloux.
Nous étions en train d’installer nos futures victimes – des meules de foin avec des cibles d’archer à la Robin des Bois punaisées dessus – quand la voix d’Eric retentit de nouveau.
— Hé ! Téléphone !
Aubrey et Ex me lancèrent un drôle de regard pendant que je sortais le téléphone de ma poche. Je connaissais le numéro qui s’affichait : Candace Dorn.
— J’aimerais tant que tu changes cette sonnerie, fit remarquer Ex alors que je répondais.
— Allô ? dis-je en me bouchant l’oreille libre de la main gauche et en m’éloignant vers le minivan.
— Bonjour, répondit Candace. Désolée de ne pas vous avoir rappelée avant. C’est bien Jayné ?
— Oui, c’est moi. Tout va bien ? Je suis vraiment désolée à propos de votre salon, au fait. Je n’avais pas l’intention de le détruire.
— Je m’en fiche totalement, me rassura-t-elle. Vraiment. Ça n’a aucune importance. Aaron est rentré de l’hôpital, et il va bien.
Je ne m’étais pas rendu compte qu’il avait été hospitalisé, même si, a posteriori, cela semblait logique, entre les morsures de chien, le haugtrold qui lui avait lacéré le visage, et ce qu’Aubrey et moi avions dû lui faire subir… Je lançai un regard en direction d’Ex, qui avait étalé les fusils et deux boîtes de munitions ordinaires sur une bâche bleue. Je me demandai en quoi avait consisté le processus d’exorcisme.
— Génial, ravie de l’entendre ! m’exclamai-je. Et Charlie ?
— Charlie va très bien, même s’il est encore un peu confus à cause de toute cette histoire, un peu collant. Un chien, quoi, vous voyez…
Je ne savais rien des chiens, mais j’émis un petit grognement qui laissait supposer le contraire. Il y eut un silence à l’autre bout de la ligne, du genre qui annonce un sujet délicat que personne n’ose aborder. Je n’aurais pas hésité à mettre les pieds dans le plat si j’avais eu la moindre idée de ce dont il s’agissait.
— J’étais…, commença Candace avant de s’interrompre, puis de reprendre la parole d’un air lugubre. Mon ami. Celui qui m’a donné votre numéro. Il me dit que j’aurais dû parler de tout ça avant. Il a raison, je le sais. C’est simplement qu’avec Aaron, Charlie et tout le reste, je n’avais pas l’esprit à ça.
— Évidemment, c’est compréhensible, commentai-je sans voir où elle voulait en venir.
Il y eut un autre silence pesant au bout du fil.
— Candace, repris-je. Si l’on doit parler de quelque chose, parlons-en. Dites-moi ce qu’il y a.
— Je voulais vous parler du prix, lâcha-t-elle.
À en juger par le ton de sa voix, je devinai que le malaise avait cédé la place à une véritable peur.
C’était la première fois que cette pensée me traversait l’esprit. Après tout, l’argent d’Eric devait bien provenir de quelque part. Et vu que c’était ça, son métier, j’imagine qu’il facturait ses prestations à un prix astronomique. Je ne savais pas que dire. Si je devais en juger par le petit empire dont j’avais hérité, il avait amassé une sacrée somme. Cela étant, je n’avais pas abordé le sujet avec son avocate. Peut-être que sa fortune venait d’ailleurs. Et peut-être qu’il appliquait des tarifs variables selon le client. Candace me prenait au dépourvu, et je me sentais bien bête de ne pas pouvoir lui donner de réponse.
D’un autre côté, la question ne concernait pas ce qu’aurait fait Eric, mais plutôt ce que, moi, j’allais décider. Voilà qui me facilita nettement les choses.
— Ne vous en faites pas, lui répondis-je. Cadeau de la maison.
J’ignore ce que Candace attendait comme réponse, mais ce n’était manifestement pas cela.
— Vous… vous êtes sérieuse ?
— Écoutez, pour être honnête, je suis encore une débutante, lui expliquai-je. C’était mon oncle, l’expert. Vous n’avez donc pas eu le top du top, et, de mon côté, cela m’aura permis de m’entraîner un peu sur le terrain, et j’en avais grand besoin. Sans compter que… Après tout, on a fait de sacrés dégâts chez vous.
Il y eut un petit bruit que je ne sus identifier. Ex, debout à côté de la bâche, m’adressa un petit geste impatient. Je levai la main pour lui demander de me laisser encore une minute, quand soudain je me rendis compte que ce que j’entendais, c’était Candace en pleurs.
— Je vous dois une fière chandelle, sanglota-t-elle. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je vous en prie, appelez-moi. Vous m’avez sauvé la vie. Vous nous avez sauvés tous les deux.
— Contente d’avoir pu vous aider. Sérieusement. Candace, je suis désolée, mais je dois y aller. Transmettez bien tous mes vœux de rétablissement à Aaron, d’accord ? Et faites attention à vous.
Je mis fin à la communication et rangeai le téléphone dans ma poche. Ex contemplait les fusils d’un air songeur. Aubrey me lança un regard interrogateur, curieux de savoir qui m’avait appelée.
— Service après-vente, expliquai-je. Rien d’important. Qu’est-ce que j’ai manqué ?
Pendant l’heure qui suivit, Ex nous expliqua en long, en large et en travers le maniement d’un fusil. En théorie, ce n’était pas aussi compliqué que je le redoutais, mais la pratique, c’était une autre paire de manches. Je m’attendais bien à affronter le recul de l’arme chaque fois que je tirais, mais j’avais sous-estimé à quel point mon épaule protesterait sous les coups de boutoir de la crosse. Mes quatre premières balles manquèrent complètement la cible. La cinquième l’atteignit, mais en dehors des cercles concentriques. Ex me montra les différentes étapes à respecter, m’expliquant tout en détail de sa voix calme et grave. Je m’améliorai progressivement, puis mon niveau replongea, ce qui convainquit Ex que j’en avais déjà trop fait et le poussa à s’occuper d’Aubrey.
Celui-ci s’avéra bien meilleur que moi. Son second tir atteignit la cible de papier. Le quatrième frappa le cercle central. Je l’observai en tentant de deviner ce qu’il faisait différemment, mais mon esprit ne cessait de vagabonder. Il faisait une chaleur écrasante, et toutes nos bouteilles d’eau étaient finies bien avant la fin de notre entraînement. Je tentai quelques derniers tirs, mais ne parvins qu’à faire voler des bouts de paille de la meule.
J’avais le sentiment qu’Ex était surpris que mon étrange aptitude au combat ne corresponde pas à ne serait-ce qu’un vague talent avec les armes à feu. J’avais un peu honte d’être aussi maladroite, mais il fit de son mieux pour me rassurer.
— Il ne sera pas vraiment important de bien viser Cain, dit-il pendant qu’il démontait les fusils et repliait la bâche. Le but n’est pas de le tuer. Rien que lui écorcher l’auriculaire sera suffisant, tant qu’on traverse la peau.
— Ça ne va pas être simple, commenta Aubrey. Ça, c’était marrant, mais tirer sur une vraie personne, ce sera très différent.
— Ce n’est pas une vraie personne, lui rappelai-je. C’est seulement un cavalier dans un corps volé.
— Ce sera quand même difficile, conclut Ex d’un ton sans réplique.
Ce n’est qu’une fois qu’on eut tout rangé dans le minibus et repris le chemin de la civilisation que je me rendis compte à quel point j’étais fatiguée et éprouvée par la chaleur. Le premier souffle d’air conditionné me donna l’impression d’être debout devant un réfrigérateur ouvert, et je crois bien que je laissai échapper un soupir d’aise, parce qu’Aubrey se tourna vers moi avec un sourire amusé. Puis il reprit son sérieux.
— Jayné, dit-il, tu sais, si tu veux remettre… enfin, ce que nous avons prévu ce soir, je comprendrais parfaitement.
— Non ! protestai-je, surprise par ma propre sincérité. Je n’en ai vraiment pas envie.
On écouta la radio pendant tout le trajet du retour. Je me retournai deux fois pour regarder à l’arrière. Ex contemplait le paysage par la fenêtre, le visage soucieux. On arriva dans la zone d’activités technologiques du sud de Denver en pleine heure de pointe, et la circulation devint particulièrement laborieuse. De longues guirlandes de feux arrière donnaient à l’autoroute I-25 des allures de sapin de Noël. Je mis les pieds sur le tableau de bord et laissai mon regard se perdre dans le paysage d’immeubles que nous dépassions lentement.
Je sentais mon estomac se nouer progressivement. Je mourais d’envie d’arriver à la maison, d’ôter mes vêtements pleins de sueur et d’enfiler quelque chose de propre. Je voulais sortir avec Aubrey, boire et danser pour montrer au monde que je n’avais pas peur. Je voulais qu’on soit déjà samedi soir, qu’on ait déjà triomphé de la chose qui animait le corps de Cain. Les voitures avançaient lentement, par à-coups. Mes pensées oscillaient entre le souvenir encore vif de l’œil monstrueux qui me regardait et le désir croissant provoqué par la proximité du corps d’Aubrey et de son souffle. Enfin, notre bretelle de sortie arriva et on put rouler au moins deux fois plus vite.
Aubrey se gara dans l’allée que nous avions pris soin de laisser vide afin de pouvoir décharger les armes sans attirer l’attention des voisins. Chogyi Jake nous ouvrit la porte et donna un coup de main à Ex pendant que je me précipitais dans ma chambre pour exaucer le premier de mes fantasmes.
J’étais soulagée d’avoir fait don de la majorité de mes achats de la veille, car il me fut déjà bien assez difficile de choisir entre les tenues restantes. Si j’avais eu encore plus l’embarras du choix, je pense que j’aurais pété un câble. Je finis par opter pour une jupe rouge avec un haut blanc à col bénitier qui mettait en valeur mon décolleté sans que j’aie l’air d’une traînée. Un peu de rouge à lèvres et d’eye-liner, de jolis escarpins en cuir avec des talons assez stables pour pouvoir courir en cas de problème. J’hésitai à emporter le téléphone d’Eric, et y renonçai pour la raison horriblement futile qu’il serait trop gros pour le sac à main que je voulais emporter, et qu’il était hors de question que je prenne mon sac à dos en cuir lors d’un rendez-vous galant. De toute façon, Aubrey aurait certainement son téléphone.
Je me contemplai dans le miroir de la salle de bains et tentai de me convaincre que j’étais belle. Je ne ressemblais pas à une lycéenne qui aurait emprunté la tenue de sa grande sœur. Je n’avais pas l’air désespéré. Ou de vouloir jouer dans la cour des grands.
Je tentai de relever mes cheveux pour voir si ça améliorait les choses. Je décidai que ça faisait trop forcé, et décidai donc de les laisser lâchés. J’espérais que les autres ne seraient pas dans la maison quand je descendrais, et qu’Aubrey et moi pourrions sortir sans avoir à supporter le moindre commentaire. Mais à peine avais-je mis un pied dans le salon que Midian s’exclama :
— Ça alors ! C’est que notre petite fille sait se faire belle !
— Pas la peine de prendre l’air surpris, rétorquai-je en essayant de ne pas rougir.
Sur le canapé, Aubrey était bien plus beau que moi. Pendant que je tergiversais, il était manifestement rentré chez lui pour se métamorphoser et revenir au top de sa forme. Sa chevelure couleur de miel était juste assez ébouriffée pour que ça ait l’air naturel. Sa tenue était un poil plus formelle que la mienne : un pantalon de toile, une veste et une chemise bleu marine qui lui allait très bien au teint. Et quand il me vit, il écarquilla juste un peu les yeux, ce qui était exactement ce dont j’avais besoin.
— Vous ne devriez pas sortir, marmonna Ex, qui était appuyé contre le mur, les bras croisés. Tous les deux… Après cette nuit, vous devriez vous rendre compte que ce n’est pas le moment idéal pour la rigolade…
— Oh ! Tais-toi donc, padre, l’interrompit Midian. Ils ont déjà pris leur décision. De toute façon, Cain est à notre recherche, mais il ne nous a pas encore trouvés.
— Justement. Sortir de cette maison protégée est donc une erreur, fit remarquer Ex.
— C’est à eux d’en prendre la responsabilité, rétorqua Midian. Et tes arrière-pensées commencent à se voir un peu trop.
Ex fusilla Midian d’un regard plein de venin, mais le maudit ne sembla pas s’en apercevoir. Chogyi Jake sortit de la cuisine et nous gratifia d’un de ses sourires béats.
— Allez, amusez-vous bien, les enfants, dit Midian. Ne faites pas de bêtises, et ne rentrez pas trop tôt. Je vais apprendre à ces garçons comment on joue au poker. Si vous revenez avant que je les aie complètement rincés, je serai déçu.
— On va faire ce qu’on peut, lui promit Aubrey avant de s’adresser à Ex. Nous serons prudents.
Ex poussa un grognement et détourna la tête. Aubrey m’offrit son bras. C’était le truc le plus niais qu’un garçon m’ait jamais fait. Ça ne me déplut pas.
Le soleil estival s’approchait de l’horizon, prenant des teintes sanglantes à cause de la pollution et de la chaleur. De l’autre côté, à l’est, le ciel était d’un indigo profond, piqueté de quelques étoiles qui luttaient pour être visibles. Aubrey me prit la main et m’ouvrit la portière, puis démarra la voiture.
— Je connais ce restaurant cubain…, proposa-t-il.
— Comme tu veux. Après tout, c’est toi qui conduis.
— Jayné ?
— Oui ?
— Merci de ne pas avoir annulé, pour ce soir.
— Tout le plaisir est pour moi, murmurai-je en souriant.
Avec une famille comme la mienne, les flirts étaient forcément clandestins. On ne sortait jamais sans chaperon. Les seules fêtes étaient celles de la paroisse, avec parfois des soirées entre filles et, très rarement, il m’arrivait de me rendre dans une autre ville pour une compétition d’athlétisme ou un concours d’éloquence. Mon premier baiser datait de ma deuxième année de lycée, lors d’une finale régionale, avec un garçon que je n’avais jamais revu. L’année d’après, je m’étais arrangée avec trois copines pour aller au cinéma avec un garçon que j’avais rencontré en cours de français, pendant que mes parents croyaient que je me trouvais chez l’une d’elles. Cela se reproduisit encore quatre fois avant que je me fasse attraper, ce qui me valut d’être privée de sortie pendant un mois. Ma mère avait pleuré toutes les larmes de son corps, et mon père m’avait envoyée parler avec notre pasteur, une conversation à propos de la luxure que ni lui ni moi n’avions réellement appréciée.
Quand j’avais choisi de m’inscrire dans une université laïque, mon père était devenu fou. Pour être honnête, je m’y attendais, et c’était cette perspective qui m’avait poussée à faire ce choix. Il me fit comprendre que, si je n’obéissais pas à ses ordres, je ne serais plus la bienvenue à la maison. Je décidai de ne pas le prendre au sérieux. Je me souviens encore de son expression quand je quittai la maison. C’était comme s’il regardait quelqu’un qu’il aimait sauter du haut d’une falaise.
Quand j’arrivai à l’université d’État de l’Arizona, je n’avais pas la moindre idée de comment on se comportait avec les hommes. Sans expérience ni amis, je ne pouvais que faire semblant et espérer que mon innocence ne se voie pas. Mon premier amant était un étudiant de troisième cycle qui tenait lieu d’assistant à mon prof de biologie. Je découvris plus tard qu’il s’était tapé toutes les filles de la classe dans l’ordre alphabétique, parvenant à la lettre N avant la fin du premier semestre.
Il s’appelait Gianni, c’était un garçon délicat au sourire facile. Et il s’était révélé un amant attentif. Quand il m’avait quittée, j’avais été contente de l’avoir connu, et pas vraiment effondrée de l’avoir perdu. Mon second amant se nommait Cary. C’était son blouson que j’avais dans ma chambre. Notre séparation n’avait pas été aussi facile.
Le restaurant se trouvait dans une maison bleue à colombages jaune pastel. Aubrey se gara dans la rue et on traversa la pelouse soigneusement entretenue comme si on se rendait chez des amis. Sa main effleura la mienne sur le chemin, et je la saisis. Un serveur nous installa à une petite table, et je laissai à Aubrey la responsabilité de choisir le vin. Je lui décochai un sourire satisfait par-dessus la table, et il me le rendit.
Gianni, Cary, Aubrey… Il semblait que j’aie un truc pour les gars dont le prénom se terminait par une voyelle. Je secouai la tête pour en déloger cette pensée idiote avant de l’exprimer, elle ou une autre idée aussi inepte.
Je commandai des gambas. Aubrey prit quelque chose qui s’appelait ropa vieja. J’avalai une gorgée de vin, savourant la chaleur de l’alcool au fond de ma gorge. Aubrey me sourit. Je lui rendis son sourire. Tout ça en silence.
— C’est une idée, ou la situation est un peu gênante ? finis-je par demander.
Aubrey secoua la tête pour me contredire, puis reconnut :
— Bon, un peu, oui. Mais c’est souvent le cas lors d’un premier rendez-vous.
— Certes, acquiesçai-je. Mais il n’y a pas que ça. Je ressens sans cesse le besoin de regarder par-dessus mon épaule. Comme s’ils allaient débarquer d’une minute à l’autre.
— J’ai une idée, proposa Aubrey. Je surveille tes arrières, et toi, tu surveilles les miens.
Mon estomac se dénoua un peu.
— Excellent plan, approuvai-je. C’est toujours comme ça ? Je veux dire, quand Eric et toi travailliez ensemble, c’était toujours ce genre de…
Je ne parvins pas à trouver mes mots et terminai ma phrase avec un geste de la main qui exprimait ce que je n’arrivais pas à dire.
— Non, répondit Aubrey. Ça n’a jamais été aussi intense que cette affaire. C’est assez angoissant. J’ai sans cesse envie d’appeler Eric pour lui demander des conseils, avant de me souvenir qu’il est…
— Ouais. Je vois ce que tu veux dire.
— Je suis désolé, soupira-t-il. Ce n’est pas vraiment une conversation adaptée à un premier rendez-vous.
— C’est bizarre, oui.
— Pas seulement à cause de ça, fit remarquer Aubrey. En dehors de sa disparition, j’ai du mal à intégrer que tu es bien la fille dont Eric m’avait parlé. Je ne m’attendais pas du tout à quelqu’un comme toi.
— Comment ça ? m’étonnai-je. Enfin, quel genre de choses t’avait-il raconté à mon propos ?
Aubrey y réfléchit quelques instants.
— Il n’a rien dit qui ne soit pas fidèle à la réalité. C’est simplement que la personne dont il parlait était une gamine, ce que tu n’es pas. Il te décrivait comme une fille intelligente. Avec une grande gueule. Il disait que son frère était probablement le pire père que tu pouvais avoir, expliqua Aubrey. J’ai l’impression qu’ils ne s’entendaient pas particulièrement bien, tous les deux.
— Comme chien et chat, en effet. Notre famille aurait eu toute sa place dans une émission de télé-poubelle.
— C’est bien ce qu’il m’avait semblé. Il y a eu quelques problèmes quand tu as commencé à ne plus croire en Dieu, n’est-ce pas ?
— Ce n’était pas le début, mais plutôt la fin du processus. Peut-être était-ce nécessaire.
— Comment est-ce que ça a commencé ?
— J’ai cessé de croire à la notion d’enfer, lui expliquai-je. Je n’arrêtais pas d’y réfléchir, et ça ne collait pas avec ce que je savais. Mon père, notre pasteur et tous les autres parlaient toujours d’un Dieu qui était amour et ne voulait que le bonheur de ses agneaux, puis, soudain, ils me menaçaient de toutes les horreurs qu’il me ferait subir si je le contrariais. Ça n’avait aucun sens, tu comprends ? Pourquoi quelqu’un qui t’aime ferait-il en sorte que tu sois soumis à une torture éternelle juste parce que tu n’obéis pas à ses ordres ? Alors j’ai commencé à penser qu’ils se trompaient, et que l’enfer n’existait pas vraiment, parce que Dieu était amour et qu’il ne ferait jamais rien de tel.
— Tu avais quel âge ?
— À peu près douze ans, je dirais, répondis-je. J’ai tenté d’en parler avec mon père, mais il a refusé de m’entendre. Au bout du compte, je me suis dit qu’il valait mieux que je n’en parle pas du tout. C’est là que je me suis mise à réfléchir à d’autres éléments qui me paraissaient absurdes. Je me suis intéressée au monde qui m’entourait et il me semblait… je ne sais pas… bien plus grand que ce que ma famille m’en disait. Et un beau jour, je me suis réveillée en pensant que, certes, Jésus était mort pour mes péchés, mais qu’après tout, je ne lui avais rien demandé.
Aubrey éclata de rire, et le son chaleureux de sa voix acheva de me détendre.
— On dirait que c’est ta confiance en ton Église qui a souffert, plus que ta foi en Dieu, fit-il remarquer.
— Quand on cesse de croire les personnes qui vous racontent des contes de fées, on finit par ne plus croire les histoires elles-mêmes, répliquai-je. Pourtant j’aurais aimé garder la foi, ne serait-ce que pour des questions tactiques. Cela m’aurait grandement facilité la vie. Mais voilà…
Nos plats arrivèrent, et s’avérèrent meilleurs que ce à quoi je m’attendais. J’appris que ropa vieja signifiait « vieux chiffon », mais il s’agissait en fait de bœuf finement émincé avec plein d’épices absolument délicieuses. La conversation porta sur ma famille, Eric, puis sur des kystes cérébraux qui modifiaient le comportement des gens – ce qui aurait pu être franchement dégueu, mais se révéla passionnant. Même si elle s’était atténuée, la peur ne disparut jamais vraiment. Comme dessert, je choisis un flan, Aubrey se contentant d’un café.
— Bon, demanda-t-il quand j’eus terminé ma pâtisserie. Tu crois que Midian les a lessivés ?
— Probablement pas encore.
Il me regarda avec un petit sourire.
— Ouais, dit-il. Tu as probablement raison.
Il m’entraîna dans un night-club situé dans une église désaffectée où passait de la bonne techno. Contrairement à mes attentes, il y avait assez peu de goths dans la foule. La plupart des gens étaient plutôt des jeunes travailleurs ou des étudiants. Je dansai pendant un long moment, non loin d’Aubrey, mais pas assez près pour qu’on puisse dire que nous dansions ensemble. Puis la piste commença à se remplir, et les nombreux inconnus nous rapprochèrent l’un de l’autre. L’anxiété à propos du Collège Invisible et de Cain continuait à me tarauder, mais au lieu de gâcher l’ambiance, elle rendait les choses comme plus savoureuses, plus réelles. Je commençais à comprendre comment on pouvait devenir accro au danger.
Je fis une pause et me commandai un martini, avant de retourner sur la piste, bien déterminée à me débarrasser de mon incertitude. Je me remis à danser avec Aubrey, lui prenant les bras pour les nouer autour de ma taille. Il eut l’air un peu surpris pendant quelques instants, puis se laissa aller contre moi. La musique ne s’arrêta pas, à mon grand plaisir.
La voûte du plafond gothique parsemée de boules à facettes étincelait dans les spots bleus et orange tout juste assez puissants pour qu’on y voie à quelques centimètres. Les vitraux de l’église ajoutaient à la magie de l’endroit. Je caressai du bout des doigts la peau surchauffée d’Aubrey, et admirai l’expression sérieuse de son visage, qui lui allait encore mieux que le sourire. Une fois un peu plus détendu, il se révéla être très doué en danse, et moi aussi, à ma grande surprise.
Je bus un second martini, puis un autre cocktail que je ne sus identifier. Je commençais à me sentir un peu pompette et décidai d’aller prendre l’air sur la terrasse. La ville pailletée d’orange s’étendait à perte de vue dans l’obscurité, et la température était enfin devenue agréable. Une brise tiède me caressa le visage, me donnant l’impression de sentir le souffle de Denver sur ma peau. J’entendis Aubrey arriver derrière moi. Je reconnaissais déjà sa démarche à l’oreille. Il posa la main sur mon épaule et je me laissai aller tout contre lui.
— C’est magnifique, dit-il en contemplant le paysage.
— Ouais.
— Toi aussi, tu es magnifique.
Je me retournai et l’embrassai. Sa bouche sentait le bon whisky et le café chaud. Il dégageait une odeur de musc et d’épices. J’appuyai mon front contre le sien en essayant de reprendre mon souffle.
— Tu sais quoi ? murmurai-je. Tu ne m’as jamais fait visiter ton appartement.
C’était un petit logement près de l’université. Un comptoir bas séparait la cuisine du salon, qui était juste assez grand pour le canapé. La chambre était encore plus petite, avec un lit deux places coincé dans un coin afin de laisser un peu de place pour circuler. Mais le sol était recouvert d’un parquet tellement bien ciré qu’il semblait luire doucement, et tous les espaces vides étaient encombrés de piles de livres et de bougies éteintes. En arrivant près du lit, Aubrey ouvrit la bouche, mais je posai mes doigts sur ses lèvres de peur de gâcher la magie du moment.
Il m’était déjà arrivé de voir un homme nu et d’être partagée entre l’excitation, la curiosité et l’amusement. Mais là, étendue sur le lit à moitié défait d’Aubrey dans la lumière tamisée des lampadaires de la rue, je trouvai un homme beau pour la première fois. J’étais merveilleusement détendue, mes bleus et autres côtes fêlées ne faisant qu’accentuer le bien-être dans lequel je nageais. Le contact de la peau d’Aubrey me parut à la fois rude et doux, parfait. Il me caressa d’une main délicate et, même avec les points de suture dont j’étais recouverte, je me sentais belle à son contact. Je jouis une fois avant même qu’il me pénètre. Il y avait un paquet de trois préservatifs dans sa table de nuit. On en utilisa deux.
Ensuite, alors que la sueur séchait sur ma peau et que mon corps était encore parcouru de frissons, j’écoutai sa respiration pendant qu’il luttait contre le sommeil. Le réveil à son chevet indiquait un peu plus de 3 heures du matin, et j’étais parfaitement éveillée, aussi alerte qu’après une bonne nuit de repos. Je soulevai le drap froissé et me glissai hors du lit, m’arrêtant dans l’encadrement de la porte pour contempler Aubrey étalé en travers du lit, nu et fourbu, les yeux fermés, un bras levé au-dessus de la tête. Il semblait à la fois fort et vulnérable. Il ne savait pas qui j’étais. Pas vraiment. Il ne connaissait de moi que ce que lui en avait dit Eric, ce qu’il avait appris durant les quelques jours que nous avions passés ensemble et le fait que, quand j’avais eu besoin d’aide, c’était lui que j’avais appelé.
Et il était immédiatement venu. C’était à peu près tout ce que je savais de lui, de mon côté. Après tout, peut-être était-ce suffisant.
Mes vêtements étaient roulés en boule par terre, et je n’essayai même pas de les défroisser. Au lieu de cela, je me dirigeai vers la salle de bains, pris une douche rapide et m’enveloppai dans son peignoir en éponge verte et douce qui sentait son odeur. Puis je me rendis dans la cuisine sans prendre la peine d’allumer la lumière de peur de le réveiller. Entre la douche et la fraîcheur de la nuit, j’avais envie d’une bonne tasse de thé bien chaud. J’allumai la bouilloire, trouvai une tasse et des sachets de thé en m’aidant de la lumière de la gazinière, et retournai vers le canapé en attendant que la boisson infuse.
L’ordinateur d’Aubrey, un vieux portable, était perché sur l’accoudoir. Je l’allumai, me connectai à Internet et lançai Firefox. Je me disais que s’il y avait quelque chose dans le travail d’Aubrey qui avait attiré l’attention d’Eric, ce serait une bonne idée de m’y intéresser aussi. En outre, je voulais pouvoir discuter avec lui des sujets qui l’intéressaient sans passer pour une idiote. Je lançai donc une recherche Google sur Toxoplasma gondii et son nom.
C’est ainsi que je découvris l’existence de sa femme.