Chapitre 8
L’équipe médicale de l’hôpital de Boulder me laissa partir durant l’après-midi, avec pour conseil d’éviter de faire sauter mes points de suture ou de trop m’appuyer sur mon genou. Chogyi Jake me ramena à la maison dans son van, mais j’étais tellement épuisée que je m’endormis à peine la porte franchie, et quand je me réveillai de nouveau, le lundi matin, le silence régnait dans la maison.
Je me glissai hors du lit en prenant garde à ne pas rouvrir mes nombreuses blessures, enfilai un peignoir en laine un peu trop grand pour moi et sortis dans le couloir. La porte de la chambre d’amis était entrouverte et Aubrey dormait dans le lit, la bouche ouverte. Je le regardai sommeiller, contemplant le mouvement de sa poitrine : inspiration, expiration, inspiration, expiration. Une partie de moi avait envie d’entrer, de se glisser entre les draps et de se recroqueviller contre lui. Avant que je puisse céder à la tentation, j’entendis la porte d’entrée s’ouvrir et des voix familières résonner dans le silence. Ex et Chogyi Jake. Puis Midian, qui leur souhaitait la bienvenue.
— Tout ce qu’on sait vraiment, c’est que ça n’a pas marché, dit Ex.
Midian toussota et haussa les épaules. Puis il me vit arriver et m’adressa un signe de la tête.
— Hé ! Voilà notre petite sceptique, me salua-t-il. (Sa voix me fit frissonner. Chaque matin, elle me semblait pire que dans mon souvenir.) J’ai cru que tu ne te lèverais pas avant midi.
— J’avais faim, expliquai-je.
— On pourrait revenir à nos moutons ? s’écria Ex d’un air agacé. Nous ne pouvons pas suivre le plan d’Eric : il a déjà échoué.
— Il a été découvert, le corrigea Chogyi Jake. Mais le principe en lui-même n’a pas été testé, donc on ne peut pas dire s’il aurait échoué.
— Cain est un enfoiré peu susceptible de se remettre en question, intervint Midian. Même après que nous nous soyons débarrassés de sa bande de ninjas, il n’a pas dû déclencher l’alerte rouge. Il sait que nous lui avons échappé, mais il doit penser qu’il a complètement ruiné notre plan. Sans compter que notre amie ici présente est dotée de superpouvoirs. Tu veux un donut ? Les gars en ont apporté une boîte, et le café sera prêt dans deux minutes.
— J’en veux bien un à la confiture. Et je n’ai pas de superpouvoirs ! protestai-je d’un ton pas très convaincant.
— Ton petit copain le prêtre, Ex, a fait quelques recherches, enchaîna Midian en faisant mine de ne pas entendre. Il semblerait que tu sois entourée d’une sorte de mojo qui te rend difficile à repérer, d’un point de vue magique, en tout cas. C’est peut-être pour ça que tu as pu entrer sans déclencher l’alarme. Et peut-être que ça a aussi un rapport avec la manière dont tu as corrigé nos assaillants et t’es chargée du méchant cavalier de Boulder. Eric ne t’a-t-il jamais donné un objet sur lequel était écrit un texte incompréhensible ? Une bague, n’importe quoi ? Ou alors, est-ce qu’il t’a emmenée dans une source chaude ? Les sources chaudes naturelles sont plutôt efficaces, aussi.
Avant que je puisse répondre par la négative, Ex intervint :
— Mais nous ne connaissons pas les détails, et ça n’empêche pas qu’Eric a été assassiné.
— Je ne dis pas qu’on ne prend aucun risque, lui fit remarquer calmement Midian en me tendant un beignet à la confiture. Je dis simplement que c’est un risque calculé.
Ex pâlit et serra les dents. Un instant, je crus qu’il allait frapper Midian. Au lieu de cela, il marmonna une obscénité, fit volte-face et sortit de la maison à toute allure en claquant la porte derrière lui. Chogyi Jake poussa un soupir et attrapa un donut nature dans la boîte.
— Franchement, Jake, je suis désolé, dit Midian en s’asseyant à la table. Mais ton pote, là, c’est un abruti.
— Il est en colère contre lui-même, expliqua Chogyi Jake. Il a du mal à gérer sa culpabilité. Laissez-lui un peu de temps. Il reviendra.
— Pourquoi est-il si furieux ? m’étonnai-je en postillonnant un nuage de sucre glace.
— Parce qu’il n’a pas pu vous protéger du haugtrold, toi et Aubrey, répondit-il. Vous auriez pu vous faire tuer. Il considère qu’il a échoué.
— Ce n’était pas son rôle, commentai-je.
— Il pense que si, se contenta de répliquer Chogyi Jake.
— Vu qu’on parle de comportements idiots, croassa Midian en versant du café dans trois tasses. Débarquer dans toute cette histoire d’haugtrold sans préparation et alors que Cain nous garde un chien de sa chienne, c’était vraiment débile.
— Nous ignorions que la situation deviendrait aussi explosive, protestai-je en acceptant l’une des tasses.
Le café dégageait une odeur délicieuse et son goût amer à souhait contrastait agréablement avec le sucre du donut.
— Aubrey savait que je serais incapable de tuer Cain si je n’étais pas convaincue de la réalité des cavaliers et de la magie, repris-je. Il ne pensait pas que cette affaire avec le chien puisse représenter un vrai danger.
— Eh bien, il en paie le prix, à présent, marmonna Midian.
Quelque chose dans le ton du mort-vivant me fit réagir : je sentis mon estomac se serrer et le soupçon m’envahir tel un feu glacial. Je reposai ma tasse et m’essuyai les lèvres du revers de la main. Midian haussa un sourcil clairsemé.
— Comment ça ? m’exclamai-je. Quel prix ?
Les deux hommes gardèrent un silence gêné pendant un bon moment, se consultant du regard comme s’ils étaient en train de communiquer sans paroles. C’est Chogyi qui finit par parler.
— Les cavaliers sont des êtres très puissants. La magie – la violation des règles de base de ce monde – leur vient aisément. Pour les humains, en revanche, utiliser sa volonté – ou son qi, quel que soit le nom qu’on veut lui donner –, c’est beaucoup plus compliqué, expliqua-t-il en choisissant ses mots avec soin. Même parmi ceux qui pratiquent régulièrement, rares sont ceux qui peuvent lancer autre chose que de petits cantrips. Des sorts pour modifier la perception de l’environnement, par exemple. Pour sembler plus charismatique ou, au contraire, moins remarquable. Ça ressemble énormément à ce qu’on fait tous au quotidien. Quand on consacre toute notre volonté à quelque chose, on devient soudain plus efficace. Mais quand on commence à essayer d’affecter la nature des objets ou de violer les lois de la physique, c’est moins simple. Pour les cavaliers, en revanche, c’est tout naturel.
— Les alarmes de l’appartement, par exemple, approuva Midian. Voilà qui a été sacrément chiant à installer. Si nous n’avions pas été deux, Eric et moi, pour le faire, nous n’y serions jamais parvenus.
— OK, dis-je.
— Eric en savait plus que n’importe quel homme que j’aie pu rencontrer, et il a appris à certains d’entre nous des sorts… disons… avancés. Et c’est un euphémisme. La magie utilisée par Aubrey pour immobiliser le haugtrold était très puissante. Cela s’appelle la Voix des Abysses. Ou l’Appel de Da’ath. Mais il existe d’autres noms. Ce… ce n’est pas quelque chose qu’on invoque à la légère.
— Je ne comprends pas, commentai-je.
— Nom d’une pipe en bois ! s’agaça Midian. Il a utilisé une arme trop puissante pour lui, et ça lui est revenu dans la gueule. Ce n’est pas plus dangereux que de fumer quelques milliers de cigarettes. Tu n’as pas à t’inquiéter plus que ça, d’accord ?
— Qu’est-ce que ça lui a fait ? insistai-je en regardant Chogyi Jake, qui ne détourna pas les yeux.
— Chaque fois qu’il prononce cette invocation, cela facilite la séparation de son âme et de son corps, répondit-il. En gros, ça le rend plus vulnérable à la mort. Il aura plus de mal à lutter contre la maladie, ses blessures se cicatriseront plus lentement. Il n’existe aucun instrument permettant d’en mesurer les effets exacts, mais si je devais émettre une hypothèse, je dirais que son combat contre le haugtrold lui a coûté un an de sa vie.
Je fermai les yeux et pressai la main contre ma bouche. J’avais la nausée. Je sentis le goût du café qui remontait dans ma gorge.
— Il faut que… je vais…, balbutiai-je en m’éloignant.
Ils n’essayèrent pas de me suivre. Je retournai dans ma chambre – la chambre d’Eric – et me dirigeai vers la petite salle de bains. Je tournai le robinet de la douche jusqu’à ce que de la vapeur s’en échappe, ôtai mon peignoir et entrai sous le jet brûlant.
Et moi qui croyais que notre petite aventure ne représentait rien de plus que quelques bleus et écorchures, et la satisfaction d’avoir débarrassé un homme innocent de son parasite maléfique. Nous avions sauvé Candace Dorn du sort misérable et probablement violent que le cavalier lui réservait. Vive nous.
Vive moi.
Mais il s’avérait qu’Aubrey s’était infligé des dommages permanents en me portant secours, et j’étais furieuse contre moi-même. Furieuse, coupable et un peu effrayée. Après tout, c’était moi qui l’avais embarqué dans cette histoire. Mon besoin de comprendre, d’avoir des preuves, qui semblait si important quelques heures auparavant, me paraissait à présent mesquin. Si j’avais pu simplement avoir la foi, il aurait été épargné.
Je me savonnai aussi soigneusement que possible avec mon genou enflé et une épaule qui ne répondait pas aussi bien à mes ordres que d’habitude. L’eau chaude me picota au niveau des points de suture et, quand je sortis enfin de la douche, quelques gouttes de sang vinrent souiller la serviette dont je me servis pour sécher ma blessure. Ça faisait un mal de chien, mais je me dis que je le méritais.
Je m’habillai lentement, avec mes propres vêtements, cette fois-ci. Étrangement, mettre une des chemises d’Eric me semblait soudain inapproprié. Mon vieux jean. Mon tee-shirt Pink Martini. Seulement moi. Seulement Jayné. Pas de chasse au démon, pas de magie, rien qui puisse mettre quiconque en danger à cause de moi.
La porte de la chambre était toujours entrouverte. Le bruit de la conversation s’était déplacé de la cuisine au salon, mais je ne sortis pas pour rejoindre mes compagnons. Au lieu de cela, je me glissai dans la chambre d’amis et fermai la porte derrière moi.
Aubrey dormait toujours. À présent que je savais ce qu’il en était, je m’aperçus que sa peau avait une nuance cireuse qu’elle n’avait pas dans mon souvenir. Je m’assis sur le bord du matelas et le poids de mon corps entraîna Aubrey dans ma direction. Il paraissait plus jeune quand il dormait. On ne voyait pas les petites rides que l’âge avait commencé à creuser autour de ses yeux ou de sa bouche. Je devinai l’allure qu’il devait avoir, enfant. D’une main délicate, je repoussai une mèche de son front. Son œil au beurre noir avait un peu désenflé, mais l’ecchymose commençait à fleurir, telle une ombre sous sa peau. J’aperçus une vilaine estafilade qui commençait à sa clavicule et disparaissait sous le drap.
Il entrouvrit les yeux et me contempla d’un regard noisette sous ses cils couleur de sable. Il ne sembla pas du tout surpris de me voir là.
— Salut, dis-je doucement.
— Salut, répondit-il.
Il sortit un bras de sous le drap et je lui pris la main. Je sentis mon cœur accélérer et une décharge d’adrénaline me traverser quand je me penchai pour l’embrasser. Ses lèvres étaient plus fermes, plus rugueuses que je ne m’y attendais. Je me redressai et il sourit d’un air étrange, comme s’il était à la fois amusé et attristé par la situation.
— Je suis toujours en train de rêver, pas vrai ? demanda-t-il.
— Ouais, répliquai-je, c’est exactement ça.
— C’est bien ce qu’il me semblait, marmonna-t-il en refermant les yeux.
Je gardai sa main dans la mienne encore un moment, puis me relevai et retournai vers le salon.
— Tout ce que je dis, c’est qu’on peut évaluer l’inquiétude de Cain à ses actes, insista Ex, qui était revenu et s’était perché sur le bras du canapé. S’il a changé l’endroit de la cérémonie, alors on peut être certains qu’il est toujours en alerte maximale.
— Et si ce n’est pas le cas ? répliqua Midian en agitant sa cigarette, laissant un panache de fumée bleue dans son sillage.
— Alors nous saurons qu’il n’est pas assez inquiet pour ça, répliqua Chogyi Jake, assis en tailleur sur le sol.
— Bref, allons faire quelques repérages, suggéra Ex. Une fois que nous aurons rassemblé assez d’informations, il nous sera plus facile de déterminer la suite des événements.
— Est-ce que quelqu’un pourrait me dire ce qui se passe ? demandai-je en m’asseyant avec précaution.
— On a jeté un coup d’œil aux notes d’Eric, expliqua Midian. Il savait où la petite sauterie de Cain était censée se dérouler : un entrepôt au nord de la ville. Son plan était assez simple, mais reposait essentiellement sur un timing précis.
— Au-delà d’un certain point dans la cérémonie, les cavaliers que Cain tient sous sa coupe sont immobilisés, ajouta Chogyi Jake. Ils ne peuvent se libérer tant que l’invocation n’est pas terminée. Même si Cain décide soudain de sortir, ils ne pourront pas échapper à son emprise assez rapidement pour le suivre.
— Parce que sinon, ils perdraient toute la récolte de corps, conclut Midian. Le truc, c’est que je suis capable de faire sortir Cain. Enfin, pas vraiment : quelqu’un peut m’utiliser comme instrument pour faire sortir Cain.
— Euh, j’avoue que je suis perdue, là.
— Le fait de lancer une malédiction sur quelqu’un crée une sorte de connexion, expliqua Ex. En maudissant Midian, Cain a donc tissé un lien avec lui. Eric prévoyait d’exploiter cette connexion pour forcer Cain à sortir de sa zone de sécurité et nous permettre de le tuer.
— Je refuse de faire quoi que ce soit qui puisse être dangereux. Pour nous, je veux dire, rétorquai-je.
— J’en sortirai très fatigué, me rassura Chogyi Jake, mais je m’en remettrai. Aucune loi physique n’aura besoin d’être violée.
— Bon. Je pense que c’est une bonne idée, alors, dis-je. Mais j’aimerais d’abord en savoir un peu plus sur le fonctionnement de ces machins magico-spirituels. Ça vous dérangerait de me faire une petite formation accélérée ?
— J’ai bien cru que tu ne le demanderais jamais, marmonna Ex d’un ton plus agacé qu’engageant.
Je ne lui en voulus pas. Je savais pourquoi il réagissait ainsi. Moi aussi, j’étais furieuse contre moi-même.
— C’est lui, dit Ex.
J’avais à la fois envie de m’enfoncer dans mon siège et de m’avancer pour mieux voir. Les jumelles que j’avais devant les yeux réduisaient la distance et estompaient le grillage qui se trouvait devant nous. C’était comme s’il n’y avait aucune barrière entre nous et les deux hommes à l’autre bout de la rue. Ils descendaient d’une voiture un peu trop petite pour pouvoir être qualifiée de limousine. Ils ne ressemblaient pas à ce à quoi je m’attendais. Le plus grand avait des épaules de rugbyman et faisait au moins une tête de plus que son compagnon. Il portait une chemise hawaïenne aux couleurs criardes, rouge, vert et bleu, et ses bras gros comme des troncs d’arbres étaient recouverts de tatouages complexes au point de me piquer les yeux. Ex n’eut pas besoin de me préciser qu’il ne s’agissait pas de notre homme.
L’autre, plus petit – Randolph Cain, donc – referma la portière côté passager et dit quelque chose en désignant l’entrepôt, puis la voie ferrée voisine. Il avait un visage arrondi, illuminé par une expression animée, avec des bajoues. Le costaud répondit, et Cain éclata de rire. On aurait dit un homme d’affaires prospère, sans le côté grisâtre et avilissant de ceux-ci. Même par cette chaleur étouffante, il était vêtu d’une veste sombre. Le costaud s’essuya le front du revers du bras et je remarquai que Cain ne transpirait pas.
— Il n’est pas marqué, commentai-je. Je ne vois aucun tatouage.
— C’est un glamour, expliqua Ex. Ça change la manière dont les autres le voient.
— Magie de cavalier ?
— Les gens ordinaires peuvent le faire, aussi, s’ils suivent un entraînement suffisant. Cela prend quelques années. Pour le moment, contente-toi de rassembler ton qi au creux de ton estomac et de le porter derrière tes yeux. Rien de plus, attention. Nous ne voulons pas qu’ils nous remarquent.
C’était jeudi, et nous nous trouvions à Commerce City, en banlieue de Denver. Une voie ferrée traversait la zone de nord-est en sud-ouest juste au-delà de l’endroit où nous étions garés. L’entrepôt était au sud de celle-ci, exactement comme précisé dans les notes et les cartes d’oncle Eric ; Cain et son garde du corps se dirigeaient vers lui d’une démarche lente et calme. Je fermai les yeux et tentai de me rappeler ce qu’Ex et Chogyi Jake m’avaient appris la veille. Je visualisai une boule de fumée chaude quelques centimètres en dessous de mon nombril et pris une grande inspiration pour rassembler à l’intérieur de cette boule toute l’énergie de mon corps. Puis j’imaginai que la fumée se mettait à luire d’une lumière bleutée avec de petites étincelles, comme des éclairs miniatures, et qu’elle remontait le long de ma colonne vertébrale, pénétrait mon crâne et allait se nicher derrière mes yeux.
Cela fut accompagné d’une sensation physique qui m’évoqua bizarrement un chat se glissant sous une couverture. Lorsque je rouvris les yeux, Randolph avait changé du tout au tout. Des arabesques d’encre noire tourbillonnaient au coin de ses yeux. Ses lèvres étaient entièrement tatouées. Quand il parvint à la porte de l’entrepôt, il s’arrêta et tourna la tête vers notre voiture comme s’il avait entendu un bruit. Surprise, je laissai la fumée intérieure se dissiper. Mes yeux retrouvèrent leur vision ordinaire, et le visage de Cain redevint d’une couleur normale. Je baissai les jumelles.
— OK, décidai-je, ça suffit. Barrons-nous d’ici.
Ex mit le contact et l’on s’éloigna dans un discret ronronnement de moteur. L’autoroute se trouvait au sud de là où nous nous trouvions, mais nous allions devoir faire plusieurs détours pour l’atteindre. L’entrepôt bleu-gris disparut au premier virage. Je vis apparaître le stade de courses canines et laissai échapper un soupir.
Randolph Cain, le méchant mage qui avait tué mon oncle et tenté de nous assassiner, Midian et moi. Celui qui entretenait des trafics avec les êtres vivant dans le Plérôme et volait des corps comme celui d’Aaron, le flic de Boulder. Celui qui n’avait pas tenu à déplacer sa cérémonie d’initiation de l’entrepôt qu’il avait loué non loin du stade canin.
Randolph Cain, qui n’avait pas peur de nous.
J’observai Ex s’insérer habilement dans la circulation de l’I-270. Il avait rassemblé ses cheveux blonds en une queue-de-cheval et contemplait la route d’un air concentré, mâchoires crispées. Il conduisait penché en avant, comme s’il pilotait la voiture autant par la force de sa volonté que grâce au volant entre ses mains.
— J’ai déconné, marmonnai-je.
Il me lança un bref regard avant de reporter ses yeux bleu glacier vers la route.
— Si tu le dis.
— Je n’aurais pas dû permettre à Aubrey de laisser le fusil dans la voiture, poursuivis-je. Si nous devions nous retrouver dans une situation potentiellement dangereuse, c’était idiot de ma part de laisser l’arme dans le van. Et j’aurais dû vous demander de nous accompagner, à Chogyi Jake et toi. C’était ma faute.
Son rictus se détendit. Un peu.
— C’est une erreur classique, me rassura-t-il. Ne t’en fais pas. Ça se passera mieux la prochaine fois.
Puis, après quelques secondes de silence, il reprit :
— Eric n’aurait jamais dû lui apprendre ce sort. C’est comme de permettre à un gamin de dix ans de tirer à balles réelles. Ses bonnes intentions n’avaient pas la moindre importance : c’est un sort trop puissant pour qu’on puisse le maîtriser.
— Mais ça a fonctionné, lui fis-je remarquer. Cette chose nous aurait tués tous les deux si Aubrey n’avait pas fait ce qu’il a fait.
— Ouais, reconnut Ex en accélérant pour doubler un camion, avant de se rabattre.
— Ça se passera mieux la prochaine fois, conclus-je.
— Ouais.
À la maison, Midian était affalé sur le canapé devant un match de foot. Il avait remonté les manches de sa chemise, exposant sa peau desséchée comme de la viande des Grisons, et fumait encore une cigarette. La maison commençait à empester à cause de ces fichues clopes. Il se leva en nous entendant arriver.
— Alors ? s’enquit-il.
— Cain est toujours là-bas. Un seul garde du corps. Personne pour surveiller depuis le toit, aucune protection dans le périmètre en dehors de ce qu’attendait Eric. Il croit que nous avons jeté l’éponge.
— Alors, on met le plan à exécution ? demanda Midian.
Ex hésita un instant. Je savais ce qu’il pensait. Ça se passera mieux la prochaine fois.
— Ouais, grommela-t-il. C’est parti.
Un sourire étira les lèvres de Midian, et des volutes de fumée s’échappèrent d’entre ses dents abîmées.