Chapitre 11
Elle s’appelait Kimberly. Elle était diplômée de Berkeley, avait publié plusieurs articles dans des revues telles que Clinical Microbiology Reviews ou The Journal of Parasitology. Si je devais me fier à mes recherches, elle appartenait actuellement à une équipe de recherche détachée auprès du Grace Memorial Hospital de Chicago. Et elle avait au moins coécrit deux articles avec Aubrey. L’un s’intitulait « Tendances des modifications parasitaires du comportement chez l’hôte », le texte intégral issu de la revue Nature ayant été posté sur un forum spécialisé. L’autre concernait « L’étendue des kystes comme unité de mesure comportementale dans le cas des infections à T. gondii ».
Les photos d’elle que je parvins à dénicher sur Internet montraient une femme aux cheveux mi-longs et aux yeux d’un bleu étonnant. Quand elle souriait, elle ressemblait un peu à Nicole Kidman. Je trouvai même un site Web avec des photos d’une descente en raft à laquelle Aubrey et elle avaient participé, quelques années plus tôt. Ils étaient accompagnés de quatre autres couples, mais je ne voyais qu’Aubrey, qui riait, un bras autour des épaules de sa femme. Sur la photo, on aurait dit que son alliance étincelait.
Elle était belle, intelligente, et était mariée à l’homme avec lequel je venais de coucher. C’était comme si on m’avait frappée à l’estomac. Je restai là, dans l’obscurité, avec l’éponge du peignoir qui se coinçait dans mes points de suture à chaque respiration. La seule réaction raisonnable aurait été de réveiller Aubrey pour lui poser la question. Discuter avec lui. Lui demander des explications.
Au lieu de ça, je lançai son logiciel de messagerie et parcourus ses e-mails. Une rapide recherche me permit de découvrir une dizaine de messages provenant d’elle dans les dernières semaines. Je lus les quatre derniers, espérant y trouver des allusions à un éventuel divorce. Mais non. Le plus rassurant était qu’il ne s’agissait pas de lettres d’amour. Leurs conversations étaient celles d’amis proches, mentionnant des fréquentations communes et des sources pour leur travail. Le dernier message datait d’à peine deux jours : quelques lignes pour dire à Aubrey qu’elle était désolée de la mort d’Eric et lui conseiller de faire attention à lui. Je trouvai aussi un duplicata de sa dernière déclaration d’impôts, où il se déclarait marié.
Je reposai l’ordinateur sur le canapé, me débrouillai pour récupérer tous mes vêtements sans réveiller Aubrey et allai me rhabiller en tremblant dans la salle de bains. J’étais partagée entre l’envie de pleurer et celle de vomir, mais je réussis à me contenir et enfilai ma culotte, puis ma jupe. Mon haut était méchamment froissé, mais il était hors de question que je retourne chercher un tee-shirt d’Aubrey dans la chambre. J’aurais l’air de sortir du lit d’un amant – mais, après tout, c’était bien le cas. Je remis donc mon haut, mes chaussures à petits talons confortables et attrapai mon sac à main sur le chemin de la porte.
Le quartier de l’université se réveillait doucement alors que le ciel obscur prenait des teintes plus pastel. Je trouvai un café où je commandai un cappuccino avec deux doses d’expresso supplémentaires et une pâtisserie à l’aspect peu engageant que je chipotai plus que je ne la mangeai. La fatigue de cette nuit sans sommeil commençait à me peser. Mes points de suture me faisaient mal, ainsi que mes côtes, et le genou que le haugtrold avait déboîté était enflé. Après tout, j’avais dansé une bonne partie de la nuit. Quelle idiote ! J’étais passée à deux doigts de la mort et n’avais rien trouvé de mieux que de m’anesthésier à coups de martinis et de techno-pop, tout ça pour me retrouver dans le lit d’Aubrey, un homme marié. Bien joué, Jayné.
J’espérais presque que le café serait aussi mauvais que la pâtisserie : j’avais envie d’un liquide noir insipide et amer, d’un lait à moitié tourné, mais en fait, il était plus que buvable. La fille au comptoir devait avoir à peine un an de plus que moi, et elle portait des piercings à la langue et au nez. Elle mit un CD de Ray Charles, m’adressa un regard interrogateur pour voir si je n’avais besoin de rien et, quand je lui fis signe que non, retourna à ses occupations. Je me réchauffai les mains autour de ma tasse en laissant l’aube naissante et la musique adoucir mes mœurs.
OK, je me sentais bien conne. OK, j’avais honte. Mais ce n’était pas la première fois, et ce ne serait certainement pas la dernière. J’avais encore une fois craqué pour un homme qui m’avait embobinée, ou tout du moins qui avait oublié de mentionner un élément crucial. Je me demandai si j’aurais agi autrement en sachant qu’il était marié. J’étais passablement certaine que oui.
D’un autre côté, j’avais toujours l’argent et les propriétés léguées par Eric. Midian, Ex et Chogyi Jake se trouvaient certainement encore à la maison, en train de peaufiner notre plan pour venger la mort d’Eric et détruire le Collège Invisible. En outre, j’avais contribué à sauver Candace et Aaron des griffes d’un cavalier. Il fallait simplement que j’arrête de déconner, que je détermine mes priorités et que je me bouge les fesses. Coucher avec Aubrey avait été une erreur. L’erreur était humaine. Cela ne servait à rien de ruminer.
Je repensai à ma crise de larmes post-shopping avec Chogyi Jake. Il était possible que je sois plus sensible et vulnérable que je ne voulais l’admettre. Me jeter dans les bras d’Aubrey – ou de qui que ce soit d’autre – était un réflexe courant dans ce genre de situation : la pauvre petite fille triste qui réclame l’attention du premier passant à l’air gentil. Pathétique ? Certes, j’étais prête à le reconnaître. Mais je ferais ce qui était en mon pouvoir pour ne pas reproduire le schéma.
Je me demandai si Ex et Chogyi Jake connaissaient l’existence de Kimberly. Ex, peut-être. Cela expliquerait pourquoi notre rendez-vous l’avait autant contrarié. Je pensais que Chogyi Jake m’aurait avertie. Peut-être. Ou alors, je me trompais. Ces mecs avaient montré toute leur efficacité pour dissimuler les cadavres de gens que j’avais aidé à tuer, mais ça ne signifiait pas nécessairement qu’ils étaient de mon côté.
De quel côté étais-je, de toute façon ?
— Va te faire foutre, Aubrey, marmonnai-je dans ma barbe. J’avais besoin d’un mec droit et honnête, et c’est sur toi que je suis tombée. C’est vraiment injuste.
Des gens allaient et venaient dans le café, principalement des étudiants, sans doute. La machine à expresso émettait de grands nuages de vapeur et un gargouillement presque constant. Après avoir invité son pote à se défoncer, Ray Charles se lança dans une reprise de Yesterday qui ne faisait que souligner combien la voix de Paul McCartney manquait d’âme et de vécu. Cela me faisait du bien de partager ma douleur matinale avec Ray, ne serait-ce que parce qu’il remettait bien les choses à leur place. Je terminai mon café, abandonnai ma viennoiserie à moitié mangée et sortis du café. Il me fallut un bon moment pour trouver un taxi, mais je finis par y parvenir, et me retrouvai à la maison vingt minutes plus tard.
— Putain de bordel de Dieu ! s’exclama Midian en m’entendant arriver. Je croyais que tu étais morte.
— Tu vois bien que ce n’est pas le cas, répliquai-je en lançant mon sac sur le canapé. Où sont les autres ?
— Partis à ta recherche, répondit-il. Aubrey est arrivé il y a deux ou trois heures, avec l’air d’avoir égaré sa bite en cours de route. Il nous a dit que tu avais disparu.
— Eh bien ! Tu peux lui dire que je suis là, soupirai-je. Il faut que je me change.
— Ta soirée n’a pas été si formidable que ça, pas vrai ? demanda Midian.
C’était difficile d’en être certaine avec sa voix éraillée, mais j’eus l’impression qu’il était amusé. Je ne répondis pas à sa question.
J’avais déjà enfilé un jean propre et l’une des chemises blanches d’Eric quand j’entendis arriver Ex et Aubrey. Ils parlaient d’un ton agressif, comme s’ils venaient de se disputer. Je m’étirai, rassemblai mon courage à deux mains et allai affronter l’adversaire.
Ex était absolument furieux. Il me fonça dessus dès que j’arrivai dans le salon.
— On peut savoir à quoi tu jouais, exactement, espèce de…
— Jayné, dit Aubrey au même moment, il faut que nous parlions…
Je tendis la main vers Ex pour le faire taire, et me tournai vers Aubrey.
— Il faut que nous parlions ? lui demandai-je.
— Oui, répondit-il. S’il te plaît, je comprends ce qui s’est passé, et je sais ce que tu penses, mais…
— Kimberly et toi êtes divorcés ?
Aubrey rougit et baissa les yeux. Ex nous contempla, bouche bée. J’avais toujours pensé que c’était une métaphore, mais en l’occurrence c’était bien le cas. Visiblement, il ignorait l’existence de Kimberly.
— Aubrey ? insistai-je.
— Nous sommes séparés.
— Pas divorcés, donc, fis-je remarquer.
— Non.
— Alors vous êtes toujours mariés.
— Oui.
— Et tu n’as pas jugé utile de m’en informer, dis-je.
— Non, reconnut Aubrey. J’aurais dû.
— OK, conclus-je. Nous avons parlé.
Je bousculai Ex et me dirigeai vers la cuisine. C’était probablement dû à mon propre sentiment d’embarras et d’humiliation, mais j’aurais pu jurer qu’il avait l’air ravi. Quand lui et Aubrey vinrent me rejoindre, quelques instants plus tard, cette expression avait disparu. Midian était assis à la table, en train de passer un coup de fil.
— Jake, expliqua-t-il en désignant le combiné. Il m’a mis en attente. Mais ça va, hein, vous parliez si fort que j’ai tout entendu.
— Super, marmonnai-je. Bon. Nous sommes vendredi matin, et il est presque 10 heures. Demain matin à la même heure, Randolph Cain sera mort. Essayons de nous concentrer là-dessus, si ça ne vous dérange pas.
— Pas de problème, répliqua Midian, avant de dire au téléphone : Ouais. Elle est revenue. Tout va bien, enfin… à peu près. Ramène ton cul par ici, et on va terminer tout ça. Pardon ?
Il écouta un instant, les sourcils froncés, puis secoua la tête.
— Non. S’ils n’ont pas d’oignons jaunes, je ferai autre chose. Rapporte-moi simplement les autres ingrédients. (Il raccrocha.) Comme il était sorti, je lui ai demandé de faire deux ou trois courses. J’imagine qu’on ne va pas aller dîner dehors, pas vrai ?
— Probablement pas, en effet, confirmai-je. Bon, passons notre plan en revue.
Personne ne sembla vouloir me contrarier. Je sortis donc les cartes et autres schémas, et Ex nous soumit tous les trois à un feu nourri de questions à propos de ce que nous étions censés faire. Assis, les bras croisés, Aubrey répondit d’un ton peu amène. Quand Chogyi Jake fit son apparition, les bras chargés de victuailles, Ex l’obligea à répéter à son tour les différentes étapes prévues pendant que Midian nous préparait des sandwichs au jambon agrémentés de tomates fraîches et de moutarde forte. Sous mon crâne, la colère et la honte le disputaient à un sentiment de trahison, mais je me forçai néanmoins à écouter le déroulement du plan point par point. Midian et Chogyi Jake à la limite sud-est du terrain, Ex dans sa voiture au nord, moi sur la voie ferrée, à l’ouest, et Aubrey dans son minivan, au sud. Trois angles différents, pour que, quel que soit l’endroit où se tiendrait Cain, au moins l’un d’entre nous puisse l’avoir dans son viseur. Quand Chogyi Jake et Midian parviendraient à attirer Cain au-delà de ses protections, Midian nous donnerait le signal en levant les deux mains. Si, pour une raison quelconque, il était dans l’incapacité de le faire, Chogyi Jake se laisserait tomber au sol. Notre projet d’aller reconnaître le terrain en vrai semblait être tombé aux oubliettes avec tout le mélodrame de la matinée. Je n’y fis pas allusion.
L’ambiance entre Aubrey et moi était tendue à se rompre, mais Chogyi Jake sembla ne rien remarquer, ou alors il fit tout ce qui était en son pouvoir pour ne rien remarquer. Ex camouflait ses sentiments sous son ton de sergent-major.
Je sentis mon esprit se brouiller vers 13 heures. Après tout, j’étais debout depuis 8 heures la veille, trop excitée à la perspective de notre opération commando et du rendez-vous qui devait tourner à la catastrophe pour réussir à faire la grasse matinée. Cela faisait donc à peu près vingt-neuf heures que j’étais éveillée.
— Je vais faire une petite sieste, dis-je. Prévenez-moi s’il se passe quoi que ce soit.
Le silence qui m’accompagna alors que je sortais de la cuisine me dit qu’il faudrait au moins que la maison soit en feu pour que quiconque ose me déranger pendant mon sommeil. Ça me convenait parfaitement.
Je me déshabillai et me glissai sous les couvertures, un oreiller sous la tête et un autre sur mon visage pour bloquer la lumière et le bruit. J’avais l’impression que la fatigue faisait vibrer mes muscles. À cette heure-ci, demain, tout sera fini, me répétai-je. Je serai en sécurité, riche et – Dieu m’en soit témoin – je me casserai illico de cette ville. Je pouvais retourner à la fac. Il me serait facile de payer mes frais de scolarité rubis sur l’ongle. Je pourrais obtenir mon diplôme. Peut-être même changer d’université. Bon sang, je devais même pouvoir entrer dans une grande école, avec quelques donations conséquentes par ci, par là.
C’était une étrange pensée. D’une certaine manière, tout arriverait à son terme le lendemain. Ce coup de feu qui tuerait Cain et briserait le Collège Invisible me libérerait, moi aussi. Plus de bandes de ninjas tatoués pour défoncer ma porte. Plus besoin de gardes du corps comme Ex et Chogyi Jake. Ou Aubrey.
Je m’imaginai faire mon grand retour à la fac. Arriver à la résidence universitaire à l’arrière d’une Rolls avec chauffeur, par exemple. Je visualisai la réaction de Cary, me voyant ainsi, tel le phénix, renaître de mes cendres – et de la terre mêlée de sel que j’aurais laissée derrière moi. Puis je rêvai que je rentrais chez mes parents, achevais de rembourser le crédit de leur maison et offrais une voiture à ma mère. Je disais aussi à mon père que je n’irais pas à l’église le dimanche et regardais sa tête lorsqu’il se rendait compte qu’il n’avait plus aucun pouvoir sur moi. Il n’avait même plus le pouvoir de me chasser. Entre-temps, j’étais devenue, dans ma tête, la première donatrice du Grace Memorial Hospital de Chicago et j’y débarquais dans un tailleur Armani pour voir la très Nicole Kidmanesque Kimberly me demander la permission de continuer ses recherches. Je ne remarquai pas que ma rêverie éveillée était devenue un rêve à proprement parler. Puis, soudain, je me retrouvai de nouveau en plein cauchemar d’ailes et de gigantesque œil de Cain et me réveillai en criant.
J’entendis quelqu’un ébranler la porte d’un coup d’épaule. Puis on cria mon nom. Ex, pensai-je, alors que disparaissaient les derniers lambeaux de mon rêve. C’était Ex qui criait mon nom. Au moins le prononçait-il correctement.
— Je vais bien ! m’écriai-je. Ne défonce pas la porte, tout va bien.
— Putain, il se passe quoi, là-dedans ?
— Juste un cauchemar, le rassurai-je. Je vais bien. J’arrive dans deux minutes. Calme-toi.
J’avais dormi presque quatre heures. Je m’arrachai au lit avec une impression de méchante gueule de bois. Ma peau était couverte d’une sueur aigre. J’avais mes règles avec une semaine d’avance. Il me fallait une douche.
— Tu vas bien ? demanda Ex d’un ton qui laissait entendre qu’il s’attendait à un mensonge. C’était encore Cain ?
— Je ne sais pas. Peut-être, répondis-je, les détails du rêve à présent vagues dans mon esprit. Mais je vais bien. J’émerge tout juste. J’arrive.
Le silence d’Ex laissa transparaître un certain doute, mais je n’en tins pas compte et me traînai jusqu’à la salle de bains. S’il s’avisait de défoncer ma porte pour me sauver d’un mauvais rêve, je le virerais de la maison à coups de pied au cul. Je commençais à en avoir ras-le-bol de ces comportements de mâle dominant. J’étais épuisée et à l’ouest. Heureusement, j’avais mon vieux sac à dos en cuir dans la chambre avec moi. Je n’avais pas follement envie de partir à la chasse au tampon dans l’état dans lequel je me trouvais.
L’eau me fit du bien. Je me lavai les cheveux trois fois rien que pour le plaisir de sentir sa chaleur dégouliner le long de mon dos. Je tâtai doucement la blessure que je portais au flanc. Ça me gratouillait et, quand je tirais sur les fils, ça me faisait une drôle de sensation, pas vraiment douloureuse. Mes divers bleus, au genou et dans le dos, commençaient eux aussi à guérir, passant d’un violet couleur d’orage à un vert profond bordé de jaune et de brun. J’aperçus le tatouage au creux de mes reins, souvenir de cette beuverie lors de mon seizième anniversaire. Dans le miroir, cela ressemblait à de la calligraphie orientale, même si plusieurs de mes camarades de fac m’avaient assuré que ce n’était pas le cas. J’eus une soudaine bouffée de nostalgie en repensant à l’époque où le pire risque que je courais, c’était que mes parents découvrent que j’avais un tatouage.
J’enfilais l’un de mes tee-shirts, un vieux jean, et rassemblai mes cheveux en une queue-de-cheval. Je m’examinai dans le miroir et, sans y réfléchir, tendis la main vers l’eye-liner. Je me foutais de ce que les autres penseraient, me faire belle me permettait de me sentir mieux. Quand j’arrivai dans le couloir, une odeur de steak, de vin et d’oignons grillés me souhaita la bienvenue comme une vieille copine. Les fenêtres rougeoyaient dans le soleil couchant. J’eus une vision qui disparut presque aussitôt, le souvenir d’un rêve presque oublié. Un disque noir qui rayonnait, comme lumineux, mais différent.
— Jayné.
Ex était tout seul, assis sur le canapé. Il avait lâché ses cheveux, qui lui tombaient sur les épaules. Il avait l’air lugubre.
— Ex, répliquai-je en croisant les bras.
— Il faut que tu fasses la paix avec Aubrey, souffla-t-il.
— Je ne vois pas en quoi ça te regarde, rétorquai-je.
Il leva la main pour me demander – mais pas exiger – le silence. Je me tus et lui fis signe de poursuivre. Il se leva, les mains jointes devant la poitrine dans une attitude qui m’évoqua une prière. Il était bien plus grand que moi, et là, en plus, j’étais pieds nus. J’avais l’impression d’être une écolière dans le bureau du principal.
— Nous nous préparons demain à une mission qui est déjà extrêmement difficile, dit-il. Nous avons assez répété les diverses étapes du plan pour que ça semble facile, ou que la réussite nous paraisse certaine, je le sais bien. C’est pour cela que j’insiste tant sur la préparation. Mais la vérité, c’est que nous prenons un risque énorme. Nous devons à tout prix éviter les divisions et les distractions.
— Sans blague…, sifflai-je d’un ton agacé.
J’en avais assez de toute cette condescendance, et Ex s’en aperçut.
— Je ne te demande pas de faire ça pour lui, ou pour toi. Je te le demande pour moi, plaida-t-il. Si quelque chose ne se passe pas comme prévu, si quelqu’un se fait blesser ou tuer parce que je n’ai pas pris la bonne décision ou prononcé la bonne parole, alors ce sera ma faute. Et, pour le moment, je crains qu’Aubrey et toi soyez distraits. Et je ne veux pas que vous vous fassiez blesser de nouveau.
— Pas si c’est sous ton commandement, dis-je, en échouant à faire passer la note de mépris que je voulais y mettre. (Je me radoucis un peu.) Bon, tu veux que je crève l’abcès avec Aubrey ?
— Pas spécialement, non, répondit Ex. Mais je voudrais que vous soyez en paix l’un avec l’autre.
J’inspirai profondément et vidai lentement mes poumons, affrontant Ex du regard dans la lumière ambrée de cette soirée d’été. Le visage dur, il ne détourna pas les yeux.
— Où est-il ? lui demandai-je.
— Ils sont tous dehors. Il fait trop chaud dans la cuisine pour y manger. Et je voulais d’abord te parler, donc je les ai envoyés dans le jardin.
— OK, finis-je par lâcher. Je vais me faire colombe de la paix et porteuse du rameau d’olivier. Mais ça ne signifie pas que j’oublie, ou que je pardonne.
— Et c’est heureux, commenta Ex avec l’un de ses rares sourires.
Je faillis lui demander ce qu’il voulait dire. Mais il était déjà parti en direction du jardin et, avec tous les changements qui intervinrent lors de la soirée, quand j’eus de nouveau l’occasion de lui parler, j’avais complètement oublié ce qu’il avait dit.