Chapitre 5

Je dormais quand les autres arrivèrent. Le son de leurs voix me réveilla, ainsi que l’odeur du café chaud. Je me secouai : une douche rapide, des vêtements propres, et zou, dans la cuisine. Midian, dont le visage ravagé ne me parut rassurant que parce qu’il était familier, était debout devant la cuisinière, avec un tablier marron orangé. Ex et Aubrey étaient assis à la table où mon avocate et moi nous étions installées la veille. Chogyi Jake m’adressa un sourire de bienvenue en versant du café dans une tasse noire.

C’était comme si je débarquais chez quelqu’un d’autre : les quatre hommes semblaient parfaitement à leur aise. On aurait dit qu’ils étaient chez eux et que c’était moi, l’intruse mal à l’aise. Je n’avais pas pris la peine de me chausser et le carrelage de la cuisine était frais sous mes pieds. Le café, lui, était presque trop chaud.

— Je me demandais quand tu allais finir par te lever, lança Midian. Tu n’es pas juive, musulmane, ou autre connerie du genre ?

— Pardon ? m’écriai-je.

En guise de réponse, il leva un paquet de bacon, avec un air interrogateur sur son visage desséché.

— Oh ! Oui, j’adore le bacon. Merci.

— Nous parlions stratégie, m’informa Aubrey. Ce qu’on va faire à partir de maintenant.

— Et les… heu…, marmonnai-je en agitant vaguement ma tasse de café.

— Personne ne trouvera jamais ces cadavres, me rassura Midian en lançant quelques tranches de bacon dans la poêle chaude. (Il dut hausser le ton à cause du soudain grésillement.) On dira ce qu’on voudra des valeurs morales de ces garçons, il n’y a pas plus efficace qu’eux quand il s’agit de dissimuler des preuves.

Ex lança un regard furieux à Midian. Chogyi Jake, lui, semblait plutôt amusé. En regardant Aubrey, j’eus l’impression que la plus grande partie de la matinée s’était déroulée dans la même ambiance. Je me hissai sur le comptoir. C’était typiquement le genre de chose qui aurait rendu mon père fou et, même dans ces circonstances surréalistes, j’avais l’impression de me conduire comme une rebelle en le faisant. Personne dans la cuisine n’émit la moindre objection.

— Bon. J’ai plusieurs choses à faire, expliquai-je. Je dois apporter l’acte de décès d’Eric à plusieurs banques pour faire établir une procuration à mon nom et autres détails de ce genre, à moins que vous ne préfériez me nourrir et m’entretenir.

— L’argent facilite grandement les choses, approuva Midian. Tu veux des œufs avec ton bacon ?

— Oui, merci.

Il poussa le bacon toujours en train de frire sur le côté de la poêle et cassa deux œufs dans la graisse animale. Ex secoua la tête d’un air soucieux et grommela :

— Je n’aime pas ça. Nous sommes assiégés, là. On doit prendre certaines précautions.

— Pas assiégés, le contredit Chogyi Jake. Menacés, oui, mais un siège implique que nos mouvements sont limités.

— Et ce n’est pas réellement vous qui l’êtes, de toute façon, fis-je remarquer, sans avoir tellement réfléchi à mes paroles. (Quatre paires d’yeux se tournèrent vers moi.) C’est après moi qu’ils en ont. Enfin, moi et Midian. C’est moi qui ai impliqué Aubrey, et lui qui vous a mêlés à tout ça.

— Elle a raison, intervint Ex. Cain ne nous a pas repérés. Si jamais on doit se déplacer, il faudrait que…

Midian s’esclaffa.

— Ne fais pas l’imbécile, Ex. La gamine ne dit ça que pour vous rassurer. Bien baveux, tes œufs, ça ira ? Je peux les cuire encore un peu, si tu veux, mais je refuse de te nourrir de jaune dur.

— Ça ira, répondis-je en essayant de cacher ma gêne à Ex et Aubrey, sans grand succès, ce qui ne fit que m’embarrasser un peu plus. Et non, je… je ne suis pas en position de vous rassurer, ou au contraire d’exiger que vous restiez à mes côtés. Mais je suis une grande fille. Une adulte. Je ne veux pas que vous risquiez quoi que ce soit.

Le fait de le dire à voix haute me donna le courage d’affronter le regard d’Aubrey. Il semblait aussi compréhensif que résolu.

— Eric était notre ami, répliqua-t-il. Notre ami à tous. Ce n’est pas seulement votre combat.

— Nous connaissons les risques, ajouta Chogyi Jake.

— Mieux que vous, d’ailleurs, fit remarquer Ex.

— Putain ! Mais c’est les trois mousquetaires, ma parole ! Ce qui fait de toi d’Artagnan, commenta Midian en me tendant une assiette.

Quelques brins de romarin saupoudraient les œufs, encadrés de deux tranches de bacon croustillant, d’un toast doré avec un soupçon de beurre et d’un peu de persil pour couronner le tout.

— Merci, dis-je.

Je parlais du repas, mais ce fut Ex qui répliqua :

— Mais de rien, déclara-t-il d’un ton plus agréable que celui qu’il avait utilisé toute la matinée, c’est notre boulot.

La conversation continua sur les chapeaux de roue pendant que je mangeais. Quand j’en arrivai au point de saucer les dernières traces de jaune avec le reste de mon toast, Aubrey avait réussi à échafauder un plan. Il m’amènerait à la banque et aux garde-meubles d’Eric pendant qu’Ex retournerait à l’appartement d’Inca Street pour s’assurer que tout ce qui devait être nettoyé l’était impeccablement, ainsi que pour récupérer les livres et le tableau que j’y avais vus. Chogyi Jake et Midian resteraient à la maison pour examiner les barrières et protections mises en place par Eric, et tenter de découvrir pour quelle raison j’étais devenue si bonne en arts martiaux – et pourquoi je n’avais pas déclenché l’alarme de Midian. Nous nous retrouverions dans la soirée avec toutes les informations que nous aurions réussi à rassembler afin de réfléchir à un plan d’action.

En me dirigeant vers le minivan d’Aubrey, je remar­quai la camionnette dont Chogyi Jake avait parlé la veille au soir, d’une couleur indéfinie et dépourvue de fenêtres, un véhicule qui m’aurait rendue nerveuse si j’avais été seule. Une voiture de sport noire, brillante comme une carapace d’insecte, était garée à côté.

— C’est celle d’Ex ? demandai-je en la désignant d’un geste de la tête.

— En effet, acquiesça Aubrey. Vous savez où se trouvent les banques ?

Je lui montrai les trois plans que j’avais imprimés à partir d’Internet.

— J’ai aussi l’itinéraire pour les garde-meubles, ajoutai-je alors qu’il démarrait.

La climatisation ronronnait, soufflant assez d’air frais pour lutter contre la chaleur de ce mois d’août. Je regardai la maison s’éloigner dans le rétroviseur. Elle aurait pu appartenir à n’importe qui. Il n’y avait aucun signe particulier laissant penser qu’Eric Heller était quelqu’un de spécial. Aubrey tourna dans une rue plus fréquentée et la maison disparut.

— J’aurai aussi une course à faire, dit-il. Juste un petit arrêt pour récupérer quelques objets.

— Chez vous ?

— À mon bureau, plus exactement.

— Oh, dis-je avant de laisser échapper un petit rire. Vous savez, je n’avais pas vraiment pensé que vous aviez un travail. Et qu’est-ce que vous faites quand vous n’êtes pas occupé à combattre les forces des ténèbres ?

— Et si on se disait « tu » ? Je suis chercheur en biologie. J’ai une bourse des National Institutes of Health, et je travaille à l’université de Denver. C’est comme ça que j’ai rencontré Eric.

— Sérieusement ? Mais qu’est-ce que tu étudies ? La biomécanique des fantômes ?

Cela le fit rire. J’aimais bien son rire. Je me rappelai soudain, physiquement, la manière dont je m’étais approchée de lui, presque à l’embrasser. C’était assez déstabilisant.

— La parasitologie, répondit-il. Tu as bien dit que c’était dans la 17e Rue ?

— Au coin de Stout Street, ouais. Donc tu travailles avec… quoi ? Des vers solitaires ?

— Ma thèse concernait l’infection des mammifères par des parasites unicellulaires. Eric l’a lue et a cherché à me rencontrer. Tu as déjà entendu parler de Toxoplasma gondii ?

— Tout ce que j’ai étudié, quand j’étais encore à la fac, c’est la littérature anglaise. Si Shakespeare a écrit un sonnet à ce propos, je l’ai peut-être lu. Sinon, non.

— C’est vraiment un organisme fascinant, expliqua-t-il. L’exemple classique de contrôle mental parasitaire.

— Du contrôle mental parasitaire ? m’exclamai-je avec un frisson de dégoût.

— Chez les mammifères, en tout cas. Il en existe pas mal d’autres chez les insectes et les mollusques, mais en ce qui concerne les hôtes dotés de moelle épinière, T. gondii est le meilleur sujet d’étude existant.

L’œil pétillant, il se pencha sur le volant avec un air enthousiaste qui le rajeunissait de quelques années. J’aurais probablement préféré qu’il s’excite sur un sujet un peu moins répugnant, mais au fur et à mesure de ses explications, le besoin irrationnel de me laver les mains céda le pas à un intérêt certain.

— En général, il vit dans l’intestin des chats, expliqua-t-il. On appelle ces animaux « hôte final ». C’est là que l’organisme veut réellement être.

— Et comment influe-t-il sur l’esprit du chat ?

— En rien. Que dalle. Nada. Mais il y a des stades intermédiaires. Pour passer d’un chat à un autre, il utilise les souris. La première étape est donc de passer de l’intérieur d’un chat à celui d’une souris.

— Et comment y parvient-il ? demandai-je, avant de deviner la réponse et de grimacer. On est sur le point de parler de souris qui mangent des crottes de chat, pas vrai ?

— Eh bien… oui, soupira-t-il.

J’envisageai sérieusement la possibilité de faire dévier la conversation vers nos histoires d’assassins mystiques, mais décidai à contrecœur de continuer sur le sujet des souris mangeuses de caca. Alors que nous étions arrêtés à un feu rouge, deux SDF passèrent devant nous, le visage rougi par la chaleur.

— Là où ça devient intéressant, c’est une fois que le parasite se retrouve à l’intérieur de la souris, poursuivit Aubrey. Normalement, les souris évitent les endroits qui sentent le chat. Mais une souris infectée par T. gondii n’aura plus peur. Au contraire, l’odeur l’attirera. Et c’est ainsi que les souris porteuses commencent à traîner dans des endroits fréquentés par des chats. Une aubaine pour ces derniers, puisque ça rend plus probable l’éventualité d’un bon repas. Une aubaine pour le parasite, aussi, puisqu’il peut ainsi trouver un nouvel hôte. Dommage pour la souris, quoi.

— OK, je crois que je n’ai jamais rien entendu d’aussi affreux, commentai-je. Mais je crois comprendre : c’est un peu comme les cavaliers, non ? Ces choses qui ont pris possession de Cain et des personnes que nous avons tuées hier soir ?

Le feu passa au vert et les voitures avancèrent doucement.

— Certains cavaliers peuvent se comporter ainsi, oui. Je ne pense pas que ce soit vraiment le genre des cavaliers du Collège Invisible. Mais il en existe qui se contentent de rester dans l’inconscient de quelqu’un… et de changer sa personnalité. Tu vois ce que je veux dire ?

— De la même manière que ton amibe change la personnalité des souris, dis-je.

— Et des humains aussi, en fait. Car T. Gondii infecte aussi les humains. Cela crée des kystes cérébraux qui font disparaître certaines inhibitions. Les hommes deviennent plus violents.

— Et les femmes ?

Aubrey me lança un bref regard avant de tourner les yeux vers la route.

— Le sexe…, répondit-il. Il rend les femmes plus affectueuses et plus promptes à… Euh…

— À écarter les cuisses ? suggérai-je.

Un coupé vert nous fit une queue de poisson. Aubrey poussa un juron et écrasa le frein en klaxonnant. J’en profitai pour changer de sujet.

— Et donc, Eric a lu ta thèse et t’a contacté ?

— Ouais, répliqua Aubrey, manifestement soulagé de ne pas parler de sexe. (Je crois que c’était la même chose pour moi.) Il était en train de travailler sur une hypothèse concernant les cavaliers. Tu vois, il y a énormément de points communs entre ceux-ci et certains agents biologiques. Mais il existe aussi beaucoup de différences. En gros, nous pratiquions une sorte d’ingénierie inversée sur les cavaliers, en essayant de deviner le type de contraintes auxquelles ils sont soumis d’après leur comportement.

— Hé ! On vient de dépasser Stout Street ! m’exclamai-je en montrant le panneau.

— Elle est en sens unique, comme toutes les rues du centre-ville, expliqua-t-il. On va prendre Champa Street et faire le tour.

— OK, pardon. Tu disais, à propos d’ingénierie inversée ?

— Ouais, comme les cigales. Savais-tu qu’elles avaient des cycles de vie correspondant aux nombres premiers ?

— J’en ai vaguement entendu parler, oui. Un truc qui leur permet d’échapper à leurs prédateurs, n’est-ce pas ?

— C’est effectivement la théorie la plus probable. Si les cigales veulent éviter un prédateur dont le cycle de vie est de cinq ans, elles développeront un cycle de treize ans qui aura pour conséquence que leurs larves ne seront menacées que tous les soixante-cinq ans.

— OK, dis-je, faisant mine de ne pas être totalement perdue pour qu’Aubrey ne me prenne pas pour une débile finie. Et c’est quoi, ce prédateur au cycle de cinq ans ?

— Il n’y en a pas. En tout cas, pas actuellement. Mais cette répétition des nombres premiers tend à démontrer qu’il en existait un, même s’il a disparu. Alors, quand on constate des cycles répondant à des nombres premiers chez les cavaliers, c’est peut-être parce qu’il existe quelque chose qu’ils essaient d’éviter. Le Collège Invisible est un bon exemple : ils organisent leur cérémonie tous les sept ans. Pourquoi sept ?

— Parce que c’est un nombre premier, et qu’ils évitent un prédateur ?

— Peut-être bien, oui. Ou alors, c’est peut-être aussi parce qu’il y a sept planètes dans l’astronomie classique. Ou que Dieu a créé le monde en sept jours. Ou qu’il est censé exister sept catégories d’âmes. Eric n’était pas du genre à se contenter de travailler sur une seule hypothèse. Ah ! Voilà la 17e Rue. Je vais me garer là, on fera le reste du trajet à pied.

— Impeccable, commentai-je en remarquant sans raison particulière que 17 était un nombre premier, aussi.

Je sortis du van et sentis la chaleur écrasante s’abattre sur mes épaules. J’eus un léger vertige, mais j’ignorais si c’était dû à notre conversation, à l’altitude ou au décalage spirituel causé par la transformation radicale que venait de subir ma vie. Aubrey arriva à côté de moi et je sentis ses doigts effleurer mon bras. Je le laissai me guider pour traverser la rue.

— Eric pensait que, si l’on découvrait de quelle manière les cavaliers modifient leurs hôtes, nous pourrions peut-être deviner ce qu’ils veulent vraiment. Quelles sont leurs intentions.

— Midian en parle comme si c’était une infection.

— Midian a des idées un peu simplistes concernant le concept d’infection, rétorqua Aubrey.

La banque ne se trouvait plus qu’à quelques pas. Comme si on l’avait décidé ensemble, on abandonna le sujet des parasites et des esprits en entrant dans le désert frais et sec du monde de la finance. L’avocate m’avait donné le nom de la personne à qui je devais demander à parler une fois au guichet. Je m’attendais à ce qu’on me conduise dans l’un des petits box séparés par des parois en bois qui se disputaient l’espace avec la rangée de distributeurs automatiques, mais au lieu de ça on nous escorta, Aubrey et moi, jusqu’à un ascenseur, puis dans un bureau luxueux où je présentai mes documents et en signai d’autres qui me donnèrent accès au compte bancaire principal d’Eric. On me promit une carte de paiement pour la semaine suivante. Juste pour voir, je retirai 10 000 dollars en liquide. L’employée ne broncha même pas.

— Ce soir, c’est moi qui régale, dis-je en ressortant.

Aubrey semblait abasourdi.

— Ça, c’est sûr ! s’exclama-t-il.

Il y avait d’autres banques, et d’autres paperasses à signer, mais je décidai de les garder pour plus tard. Je n’arrivais pas à m’empêcher de tripoter les clés des garde-meubles. Quelle que soit l’aventure dans laquelle j’étais sur le point de m’embarquer, j’avais à présent assez d’argent à mon nom pour pouvoir la financer. Aubrey était étrangement silencieux et j’en profitai pour sortir les itinéraires que j’avais imprimés et repérer l’endroit le plus proche. Je me rendis compte d’à quel point la chaleur était étouffante seulement lorsqu’Aubrey alluma la climatisation et que le souffle d’air froid caressa ma peau surchauffée.

— OK, décidai-je, il y en a un sur la 18e Rue. Ça ne doit pas être bien loin, n’est-ce pas ?

— Hein ? Oh. Oui, c’est à côté de l’hôpital pour enfants. On pourrait presque y aller à pied.

— Prenons la voiture, suggérai-je, avant de demander : Hé ! Ça va bien ?

— Oui, oui… C’est simplement que… eh bien ! Eric et moi n’avions jamais parlé d’argent. J’ignorais qu’il était si riche.

— Pareil pour moi, admis-je alors que nous rejoignions le flot des voitures. On dirait qu’il y a beaucoup de choses que j’ignorais à son sujet.

Aubrey esquissa un sourire, mais garda les sourcils froncés. Il ne nous fallut que quelques minutes pour atteindre le garde-meubles. Le code du portail était indiqué sur le porte-clés. Je le dictai à Aubrey, qui le composa sur le clavier. La barrière se souleva et le van pénétra dans le labyrinthe d’asphalte formé par d’innombrables box.

Je ne sais pas exactement à quoi je m’attendais, mais en tout cas pas à ça. L’endroit était trop banal : des bâtiments en stuc blanc avec des portes de garage vertes encadraient une dizaine d’allées étroites. Je vis une famille qui chargeait des cartons à l’arrière d’un camion de déménagement, et une petite fille d’environ huit ans nous fit coucou.

Aubrey parcourut deux allées, se débattant à chaque intersection pour faire passer le van, et je vis le numéro du box d’Eric. On s’arrêta devant. J’insérai la clé dans le cadenas et elle tourna sans difficulté, avec un petit « clic » discret. Le cadenas était plus lourd que je ne l’aurais cru en le voyant. J’attrapai la poignée de la porte et me préparai à la soulever, mais hésitai un instant. Malgré la chaleur, je dus réprimer un frisson.

— Les gens qui l’ont, demandai-je. Ils l’ignorent, pas vrai ?

— Qui ont quoi ?

— Ce T. machin. Le parasite.

— Oui. Enfin, on peut les soumettre à des analyses et détecter certains anticorps, mais en général il n’y a pas de symptômes particuliers.

— À part que ça change leur personnalité, fis-je remarquer.

Aubrey essuya la sueur sur son front du dos de la main. Quelques allées plus loin, le camion de déménagement démarra bruyamment. Je gardai les doigts sur la poignée de la porte, hésitant toujours.

— Il y a un problème ? s’inquiéta Aubrey.

Oui, voulus-je répondre. J’ai réussi à avoir le dessus sur quatre personnes armées, hier. J’ai réussi à traverser les protections de Midian sans déclencher l’alarme. J’ai plus d’argent dans mon sac à dos que je n’en ai jamais eu de ma vie sur mon compte en banque. Et si ce qui se trouvait à l’intérieur de ce box changeait encore complètement la donne ? Je n’aimais pas particulièrement la personne que j’étais la semaine précédente, mais, au moins, je savais qui j’étais.

— Non, répondis-je. Ce n’est rien.

— Tu te sens bien ?

— Comme un poisson dans l’eau.

Je raffermis ma prise sur la poignée et tirai. La porte se souleva dans un grincement métallique. La lumière du jour envahit un cube de béton un peu plus petit qu’un garage. Des cartons blancs étaient alignés sur trois rangées contre les murs et, au fond, une étagère en acier à l’aspect industriel recélait une étrange collection d’objets : un étui à violon, un sac de sport, deux boules de bowling translucides, un ours en peluche avec un grand cœur en tissu rose brodé sur la poitrine…

On aurait dit une brocante – ou plutôt une énigme. J’attrapai l’ours en peluche. Sa fourrure était un peu miteuse et le fil qui dessinait sa bouche était lâche et usé. Un enfant avait aimé ce jouet, autrefois. Je me demandais de qui il s’agissait, et comment l’objet avait pu se retrouver à cet endroit.

— J’ai trouvé quelque chose, dit Aubrey.

Il était debout près du tas de cartons et avait ouvert celui du dessus. Par-dessus son épaule, j’aperçus une série de classeurs avec, au dos de ceux-ci, des mots écrits au feutre : « COLLÈGE INVISIBLE – 1970-1976 », « COLLÈGE INVISIBLE – 1976-1981 ». Il y en avait une bonne dizaine. Aubrey en sortit un et l’ouvrit.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des coupures de journaux. Des listes de noms et d’adresses, soupira-t-il. J’ignore ce que ça signifie.

— Transportons-les dans la voiture, suggérai-je, soudain impatiente de m’en aller. Prenons-en le plus possible, et on essaiera de comprendre plus tard.

Il émit un grognement d’assentiment et porta le carton jusqu’au van. Je pris un autre carton et l’imitai. Ce n’est qu’en attrapant le sac de sport sur l’étagère métallique que je découvris les armes.