Chapitre 15

Cet accès de rage me fit un bien fou. Je cassai toutes les assiettes de la cuisine, envoyant voler des éclats de porcelaine partout sur le sol carrelé. Je hurlai toutes les insanités que je connaissais, puis commençai à en inventer de nouvelles. Je renversai les chaises et lançai une tasse de café pleine sur le mur du salon, laissant une tache sombre sur la peinture et un trou dans le plâtre. J’avais les muscles chauds et détendus, et l’impression de mesurer cinq centimètres de plus que d’habitude, la fureur me donnant une amplitude corporelle qui me rendait sûre de moi. Je faisais tout pour l’entretenir, cette fureur, car je savais que, quand elle disparaîtrait, il ne me resterait plus rien.

Midian et Chogyi Jake n’essayèrent même pas de m’arrêter, me retenir ou me raisonner. Midian se contenta de rester assis sur le canapé, les poignets de nouveau attachés et le ventre toujours recouvert de bandages. Chogyi Jake me suivit en silence, tel un témoin muet de ma violence, aussi impartial que lorsqu’il avait assisté à mon pétage de plombs au centre commercial. Je lui hurlai un peu dessus, aussi, mais il ne broncha pas et son calme finit par ôter sa dynamique à ma crise de nerfs.

Quand ma colère m’abandonna, je m’assis sur la marche de pierre devant la cheminée vide, la tête dans les mains, les coudes sur les genoux, et me mis à pleurer. La maison était ravagée. Il faudrait des heures rien que pour la ranger. Une partie de moi voulait aller chercher un balai et une pelle pour tout remettre en ordre, ne serait-ce que pour prouver que j’avais un minimum de maîtrise sur quelque chose. Le reste avait plutôt envie de rester assis là et d’abandonner.

— Ça partait d’une bonne intention, dit Chogyi Jake d’une voix douce.

— C’est un putain de connard ! sanglotai-je entre deux crises de larmes.

— C’est un putain de connard qui avait de bonnes intentions.

Je levai les yeux. Venant de n’importe qui d’autre, la pointe d’amusement dans sa voix aurait semblé insultante. Mais de la part de Chogyi Jake, on aurait dit de la compassion. Une quinte de toux saisit Midian, qui grimaça de douleur et porta ses mains liées à son flanc. Torse nu, il ressemblait au pire cauchemar de Jim Henson, le créateur des Muppets, avec sa chair noueuse, sombre et improbable. Le saignement n’était plus aussi fort, mais ce que Cain lui avait fait subir était loin d’être guéri. On pouvait en dire autant de chacun d’entre nous.

— Je croyais qu’on ne pouvait pas sortir de la maison ! m’écriai-je. Que c’était trop dangereux ?

— C’est le cas, répondit Chogyi Jake. Ex risque sa vie pour te protéger du danger.

— Ou pour me garder sous coupe, plutôt. Enfoiré !

— Ouais, bon, croassa Midian, qui donnait comme toujours l’impression que son larynx allait se décrocher de sa gorge. Qui aurait pu deviner qu’un prêtre jésuite pourrait faire preuve de paternalisme, en effet ?

— Ex-prêtre.

— Ça ne fait aucune différence.

— Va te reposer, suggéra Jake. La situation sera bien plus facile si on parvient à retrouver notre sérénité.

Il avait les yeux injectés de sang. C’est moi qui aurais dû m’occuper de lui, pas le contraire.

— Tu vas bien ? lui demandai-je.

— Je suis fatigué, admit-il.

De sa part, c’était comme s’il avouait qu’il était au bord de l’évanouissement. Je me rendis compte que j’ignorais à quel point notre échec avec Cain l’avait amoché. Je m’en voulus de ne pas avoir pensé à le lui demander avant.

La maison avait pris des allures de sous-marin abandonné au fond de l’océan. Tout était pareil, en dehors des dégâts que j’avais causés. Mais l’air semblait différent. La lumière de l’extérieur se pressait aux fenêtres, semblant nous emprisonner. Je sentais la magie d’Eric s’affaiblir, et j’ignorais si c’était réel ou simplement une manifestation de ma peur et de mon désespoir croissants.

Assise dans la cuisine, l’estomac trop noué pour pouvoir manger ou même avaler un café, je regardai Chogyi Jake aller de fenêtre en fenêtre et de porte en porte en psalmodiant et en versant du riz et du sel. Tout pour gagner un peu de temps.

Je visualisai Aubrey assis en face de moi. Sa chevelure couleur de miel. Ses yeux animés. Ses doigts noués aux miens. Dans mon imagination, toute la colère, tout le malaise qu’avait causés notre rendez-vous raté avaient disparu. J’aurais tellement aimé que ce soit réel. Des larmes coulèrent sur mes joues. Je ne fis rien pour les retenir.

— J’ai tout gâché, avouai-je à mon Aubrey imaginaire. Je ne sais pas comment je me suis débrouillée, mais j’ai tout foutu en l’air, comme d’habitude.

Je me frottai les cuisses assez fort pour que la toile de mon jean me brûle presque les paumes.

— Je pense que c’est le moment idéal pour m’enfuir, poursuivis-je. Je t’ai perdu, ainsi qu’Ex. Et Midian, aussi, en quelque sorte. Je veux dire, vu qu’on sait qu’il fait partie des méchants, difficile de le compter parmi mes alliés. Donc…

Je me tapotais la cuisse, à présent, un geste léger, comme un gamin qui tirerait la jupe de sa mère. Je contemplai mes doigts, l’esprit à peu près vacant, mais avec l’intuition que quelque chose se tramait dans les profondeurs de mon cerveau. Une idée était en train de germer dans mon subconscient.

— Je ne sais plus quoi faire, repris-je. Affronter Cain maintenant est cent fois plus stupide que la première fois. Les carnets ne sont plus en ma possession. Ni les fusils. Sans parler des munitions magiques. J’ai perdu…

Je fourrai la main dans la poche de mon jean, cherchant quelque chose sans savoir exactement quoi. J’en sortis six billets de 100 dollars. La monnaie de ma séance de shopping extrême. Je contemplai les billets. Benjamin Franklin me rendit mon regard.

— J’ai tout perdu, murmurai-je.

Mais je n’en semblais plus si convaincue.

Je mélangeai les billets comme un jeu de cartes. L’idée n’avait pas encore atteint sa maturité, mais je commençais à en percevoir l’allure générale. Midian toussota.

Je me levai avec une étrange impression de flottement. Mon sac à dos était posé à côté de la porte. Je l’ouvris. Les clés d’Aubrey reposaient sur le bordel sans nom de mes possessions matérielles.

— Chogyi ! criai-je.

Il vint me rejoindre et je lui montrai les clés. Midian ne dit mot, mais je sentais qu’il nous écoutait avec attention.

— Il faut que je sorte, déclarai-je. C’est vraiment dangereux ?

— Très, répondit-il.

— Et ce truc qui a fait que je n’ai pas déclenché l’alarme en entrant dans l’appartement de Midian… est-ce que ça ne peut pas empêcher Cain de me repérer ?

Chogyi réfléchit à la question.

— S’il est difficile pour un type de magie de te détecter, alors peut-être que c’est un phénomène général. Et, comme tu n’as pas tiré, les défenses de Cain n’ont pas directement interagi avec toi.

— Mais tu n’en es pas certain.

— Non.

Je pris une grande inspiration.

— Je vais prendre le risque, décidai-je. Si je ne suis pas revenue à la tombée de la nuit, débrouillez-vous sans moi.

Je m’attendais presque à ce qu’il m’arrête. J’ignore pourquoi. Je courus jusqu’au minivan, puis pris rapidement la direction du nord avant de changer d’avis. Au bout d’une demi-heure, et de pas mal d’hésitations, je me garai sur Brighton Boulevard à l’endroit où celui-ci longeait la voie ferrée. Je restai assise au volant, le regard tourné vers l’est, à contempler les entrepôts, au-delà des wagons de marchandises. Je sortis de la voiture, l’esprit confus, verrouillai la portière et traversai les rails. Quelques dizaines de mètres plus loin, un SDF était adossé à un énorme sac-poubelle noir. Je m’immobilisai un instant, me souvenant de ce qu’Ex et Chogyi Jake m’avaient enseigné. Je rassemblai mon qi et le portai derrière mes yeux. Le SDF resta un SDF des plus ordinaires.

Dix minutes plus tard, je m’accroupis à l’endroit où je me trouvais la veille, le dos plaqué contre la peinture écaillée du mur, le cœur battant la chamade, la gorge sèche. Je me penchai en avant pour voir l’entrepôt. Les autocars avaient disparu. Il ne restait que quelques voitures. Je cherchai une présence humaine, mais ne vis personne. Je me forçai à rester immobile tout en examinant les alentours. Cela faisait à peine vingt-quatre heures, et à un endroit qui, le week-end, était aussi animé qu’un cimetière. Il y avait donc de fortes chances qu’il se trouve encore à l’endroit où je l’avais laissé tomber.

Soudain je l’aperçus. Le fusil était sur le sol, le canon encore braqué dans la direction de l’entrepôt. Je m’en approchai pas à pas, l’œil aux aguets. Le soleil avait rendu l’arme brûlante, mais je parvins néanmoins à la garder en main, et retournai d’un pas vif vers ma cachette. Je tentai de me rappeler combien de fois j’avais tiré sur Cain pendant qu’il s’éloignait du carnage. Trois fois.

Il y avait encore une cartouche dans la chambre, et une autre dans le chargeur. Je les ôtai avec précaution, sentant les gravures grouiller sous mes doigts. Je laissai tomber les deux petites saloperies dans mon sac à dos, calai le fusil sous mon bras, et retournai en courant jusqu’au minivan.

En dépit de tous les efforts d’Ex, il me restait deux balles conçues pour tuer des cavaliers. C’était une bien maigre victoire, mais j’en étais fière malgré tout. Je retournai à la maison avec un optimisme renouvelé.

Quand j’arrivai là-bas, je ramassai toutes les assiettes cassées. Je nettoyai la tache de café avec un chiffon et de l’eau tiède sous le regard inexpressif de Midian, toujours assis sur le canapé. Je reculai pour contempler mon travail. Le nettoyage avait eu comme résultat de faire apparaître une tache plus claire que le reste du mur. Je regardai autour de moi, prenant soudain conscience de combien j’avais négligé l’entretien de cette maison depuis mon arrivée.

— Bon, marmonnai-je. OK.

— OK ? répéta Midian.

Je lui lançai un regard, puis me dirigeai vers la cuisine, d’où je rapportai un couteau de boucher. Midian me suivit d’un regard jaune et incertain.

— Si je te libère, tu ne t’en prendras pas à moi ? lui demandai-je.

— Tu es sérieuse ? s’exclama-t-il. Je suis un putain de vampire, après tout.

— Eric avait l’intention de collaborer avec toi, rétorquai-je. Et puis, bon, je t’aime bien, en fait. Alors, sans rancune ?

— Tout ira bien tant que nous poursuivrons le même but. Ensuite, nous devrons aviser. (Il marqua une courte pause.) Et ne te plains pas, gamine : au moins, je ne te mène pas en bateau !

En guise de réponse, je me contentai de couper la corde qui lui liait les poignets. Il frotta sa peau desséchée et assombrie par les siècles et leva les yeux vers moi.

— Tu m’as l’air bien joyeux pour quelqu’un qui est dans une merde noire.

— Ouais, si on veut, marmonnai-je. Je vais un peu faire le ménage. Tu veux bien nous préparer quelque chose à manger ?

Le vampire se leva avec un haussement d’épaules.

— Je m’en occupe, répondit-il.

Je dénichai un aspirateur au fond d’un cagibi et commençai à récupérer les fragments de porcelaine coincés dans les poils du tapis. Je jetai la soucoupe que Midian avait utilisée comme cendrier, rassemblai tous les verres et assiettes sales qui s’étaient accumulés sur chaque surface plane de la maison et les mis au lave-vaisselle. La tache plus claire sur le mur continuait à me titiller. Il n’y avait qu’une seule chose à faire. J’allai chercher mon ordinateur dans la chambre, le reliai aux petits haut-parleurs de la chaîne d’Eric et mis un peu de musique – une vieille chanson de Carmen Miranda reprise par China Forbes. Puis j’entrepris de lessiver tous les murs du salon en dansant. Vingt minutes et deux murs plus tard, Chogyi Jake arriva de l’arrière de la maison, surpris de voir que quelque chose se passait, et que ça n’aggravait pas la destruction de la maison.

— Je ne veux pas nettoyer la salle de bains principale, j’ai seulement utilisé la mienne, chantonnai-je par-dessus le couplet de Dosvedanya Mio Bambino qu’ils avaient copié sur The Happy Wanderer. S’il y a du bordel là-dedans, les mecs, c’est à vous de nettoyer.

Chogyi Jake acquiesça d’un geste à la frontière entre la moquerie et l’admiration sincère. Je me remis à la tâche et le vis, quelques minutes plus tard, sortir de la cuisine et se diriger vers la salle de bains avec un seau plein à la main. Si le retour de Midian à la liberté lui posait un problème, il ne jugea pas utile d’en parler.

La musique passa de l’ambiance feutrée et dansante de Pink Martini à un CD que m’avait gravé mon ancienne colocataire à l’université. Les vieux morceaux goth-punk si familiers ne me parurent pas aussi déprimants que d’habitude. Une odeur de beurre, de bœuf et de vin me parvint de la cuisine. Quand j’en eus terminé avec les murs, j’allai dans les chambres pour enlever les draps des lits et rassembler mon linge sale. En traversant la cuisine pour me rendre dans la buanderie, je m’arrêtai, les bras chargés, le temps d’admirer le festin que nous préparait Midian.

— Ce ne sera que des tapas, m’avertit-il. Déjà parce que nous n’avons plus assez de provisions pour un plat principal, et aussi parce qu’on a besoin de nouvelles assiettes.

— Des assiettes, c’est noté, commentai-je en hochant la tête.

Il prit l’air vaguement dégoûté.

— J’ai l’impression que c’est une spécialité familiale, chez vous, les sautes d’humeur, dit-il sans pouvoir retenir un sourire.

Le soleil était encore haut dans le ciel estival alors que nous nous apprêtions à dîner. J’avais trouvé une bouteille de vin rouge qui s’accorda merveilleusement avec les plats préparés par Midian. Du fromage, des tomates, des aiguillettes de bœuf revenues dans du beurre, de la baguette grillée tartinée d’un mélange d’ail et d’olives. Nous étions tous les trois installés autour de la table de la cuisine. Dehors, il faisait une chaleur d’enfer.

— Alors, demanda Midian en me regardant à travers son verre de vin rouge, tu vas nous dire ce qui s’est passé pour que la folle furieuse se transforme en une véritable Little Miss Sunshine ? Parce que, pour le moment, mon diagnostic est simple : troubles bipolaires.

— La méditation par le travail, c’est toujours efficace, fit remarquer Chogyi Jake, la bouche pleine d’ail et d’olive.

— Je crois que c’est une affaire de maîtrise de son environnement immédiat, dis-je.

— C’est un nom comme un autre, commenta Chogyi Jake. En tout cas, l’idée est la même. C’est une manière de se retrouver, de gérer l’anxiété et la peur.

— Et pas seulement de faire en sorte que la maison cesse de sentir comme l’arrière-salle d’un bar miteux ? Ah, d’ailleurs, ça me fait penser : il est désormais interdit de fumer dans la maison.

— Hé ! protesta Midian en posant son verre sur la table.

— Si tu veux aller vérifier que les défenses magiques antisectes s’appliquent aussi au jardin, libre à toi, m’entêtai-je. Mais pas dans la maison.

Midian fronça les sourcils, hésita un instant, puis finit par acquiescer.

— Étant donné que je n’ai plus à dormir ligoté, un fusil braqué sur ma tête, je pense que le marché est acceptable. Mais ne nous éloignons pas du sujet.

— Eh bien, je me sentais particulièrement mal ce matin, expliquai-je. Et maintenant, ça va mieux.

— Ouais, commenta Midian, c’est justement ce qui me laisse perplexe. Parce que, de mon point de vue, disons que la situation ne semble pas vraiment s’être arrangée.

Je m’essuyai la bouche avec une serviette en papier et me laissai aller contre le dossier de ma chaise. Mon sac à dos se trouvait sur le comptoir, près du téléphone, et je l’attrapai en reprenant la parole.

— Quand ce gros connard d’Ex s’est barré, racontai-je de ma voix la plus mortellement calme, j’ai eu l’impression qu’il m’avait volé la seule chance de régler son compte à Cain. Je n’avais plus rien. Vous voyez ce que je veux dire ? Sauf que, dans la journée, je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. Je vous ai, tous les deux.

— Ouais, rétorqua Midian, ainsi qu’un putain de sorcier hyper puissant qui essaie de te tuer. C’est quoi, là ? Une thérapie de groupe ? J’ai raté le moment où on se faisait des gros câlins ?

— Tu sais, je peux toujours te ligoter, si tu y tiens, commentai-je.

Midian leva les mains en signe de reddition.

— Tu disais donc…, m’encouragea Chogyi Jake.

— Oui. Donc, je vous ai, tous les deux, répétai-je. Et j’ai aussi ça.

Je posai délicatement les cartouches sur la table. Midian recula de quelques centimètres, mais Chogyi Jake en ramassa une et examina les gravures en la tournant entre ses doigts. Puis il releva les yeux vers moi, l’air interrogateur, m’invitant à poursuivre.

— Et, bien sûr, souris-je, j’ai beaucoup – beaucoup –  d’argent.