Chapitre 20
Le second rapport de l’avocate nous parvint le lendemain matin, une demi-heure avant l’arrivée d’Aaron et de Candace.
J’avais interrompu ma conversation avec le faux Ex au bout d’environ un quart d’heure, en lui promettant de très bientôt lui reparler. Ça n’avait pas été facile de dormir après cela, et j’eus du mal à me traîner hors du lit avant midi. J’avais l’impression d’avoir les yeux pleins de sable et la tête bourrée de coton, et l’odeur du café de Midian me fit l’effet d’un souffle de printemps en plein mois de février. Je me battis un peu contre le nœud de la ceinture de mon peignoir, abandonnai la lutte et enfilai un jean et l’une des chemises d’Eric. Celle-ci était un peu trop transparente pour que je me sente à l’aise en société, et le seul soutien-gorge que je trouvai avait grand besoin d’être lavé, alors j’ajoutai l’une de ses vestes par-dessus.
Kim et Chogyi Jake étaient assis face à face autour de la table de la cuisine, complètement absorbés par une conversation sur le rapport entre parasitisme et êtres immatériels. Ils semblaient se demander si les cavaliers utilisaient vraiment les gens comme moyen de reproduction ou si c’était pour quelque chose de totalement différent. Midian me lança un regard goguenard, étouffa un petit rire et me servit une tasse de café.
— On a toujours besoin de nouvelles assiettes, petite. Là, on utilise les plats à gratin pour manger.
— Je m’en occupe, lui promis-je.
Kim se tourna vers moi, le visage impénétrable. Elle était parfaitement coiffée et maquillée. J’étais prête à parier que même son soutien-gorge était propre, alors que nous avions perdu son sac de voyage, la veille. Il était difficile de ne pas interpréter son expression fermée comme une critique de mon apparence, et cela me vexa un peu. Après tout, je croyais que nous étions en train de devenir amies. Puis je me souvins de son moment d’honnêteté à l’hôpital, ainsi que de sa réaction en entendant la voix d’Eric. Il y avait certains détails qui m’échappaient. Je tentai de maîtriser ma paranoïa le temps que la caféine fasse son effet.
— Bon, dis-je, je dois vous raconter ce que j’ai fait cette nuit.
Je récapitulai tout l’épisode Exajayne à Kim, puis expliquai mon plan pour détourner l’attention de Cain. Chogyi Jake m’écouta, le sourire aux lèvres. Je me surpris à avoir envie de voir une autre expression sur son visage, pour changer un peu. J’avalai une dernière gorgée de café et reposai la tasse sur la table.
— C’est un sacré risque, mais je pense que tu as raison de le prendre, commenta Chogyi Jake.
— Merci.
On sonna à la porte, ce qui fit sursauter Kim. Moi aussi, un peu. Midian poussa un soupir las.
— Je vais chercher le fusil, dit-il.
Mais le temps qu’on arrive à la porte, le coursier était déjà parti.
Le nouveau rapport était aussi anonyme que le précédent, mais un peu plus bref. Il se contentait de compiler les différents déplacements de Cain dans les sept jours suivants, à commencer par une visite à l’église, le lendemain, pour finir sur un concert le vendredi suivant, avec une note insistant sur le côté hypothétique de cet emploi du temps, et sur le fait qu’il était susceptible de changer à tout instant. Comme si j’avais eu besoin qu’on me le rappelle.
— Pourquoi pas mardi ? demanda Kim. Il est censé faire un discours au palais des congrès du centre-ville. Si nous organisons notre fausse fuite à ce moment-là, peut-être parviendrons-nous à le surprendre à la sortie ?
— Ça, c’est s’il pense que nous constituons une véritable menace, fit remarquer Midian. Peut-être se contentera-t-il d’envoyer ses gros bras.
— Je vais voir ça avec Exajayne, proposai-je. Si je réussis à bien présenter les choses, peut-être parviendrons-nous à le faire sortir de sa tanière. Quoi qu’il en soit, cela nous permettra de disperser ses hommes. On est certains de son programme de mardi soir, ou est-ce qu’il y a autre chose dans la liste qui pourrait mieux convenir ? Où est-il censé prononcer ce discours, déjà ?
Mon téléphone choisit ce moment-là pour sonner. Cette fois-ci, Kim ne se raidit qu’un tout petit peu. Je répondis : c’était Candace qui m’avertissait qu’Aaron et elle arrivaient devant chez nous, et qu’il ne fallait pas nous inquiéter.
Candace Dorn avait pas mal changé depuis la dernière fois que je l’avais vue : elle avait l’air plus forte, plus confiante. Moins réservée. C’est fou comme le simple fait de ne pas se faire cogner par son compagnon peut améliorer l’apparence d’une femme. Près d’elle, Aaron mesurait un peu moins d’un mètre quatre-vingts, avec des cheveux bruns coupés très court, des épaules assez larges pour y bâtir un petit village, et une attitude franche et ouverte. Tout en lui me donnait envie de plonger dans mon sac à la recherche de mon permis de conduire et des papiers de ma voiture.
Je lui tendis la main, mais il me prit dans ses bras et me souleva en l’air, me serrant si fort contre lui que mes côtes protestèrent. Puis il me reposa, et ce fut au tour de Candace de m’étreindre, un peu moins douloureusement, cette fois.
— J’espère que ça ne te dérange pas que je sois là aussi, dit-elle, me tutoyant comme une vieille amie. Je parviens enfin à le laisser aller travailler seul, mais pour ce genre de choses… après ce qui s’est passé la dernière fois…
— C’est parfaitement compréhensible, la rassurai-je. Entrez. Il faut que je vous présente mes amis.
Kim et Chogyi Jake saluèrent Candace et Aaron. Midian eut le bon goût de paraître gêné : après tout, il était le seul non-humain de la maisonnée. Puis tout le monde s’installa dans le salon, et je me lançai – pour ce qui me sembla être la centième fois – dans un résumé de la situation : le Collège Invisible, Eric, Cain, Aubrey, Ex, Exajayne, l’isolement forcé de Chogyi Jake et Midian, les balles conçues pour tuer les cavaliers, les rapports sur les faits et gestes de Cain… Bref, tout. Cela me prit une vingtaine de minutes, avec des interruptions de la part de Chogyi Jake, Kim ou Midian pour éclaircir certains points de mon récit, et quelques rares questions de la part de Candace ou Aaron. Et pendant ce temps-là, je remarquai quelque chose qui me déstabilisa.
Sans en avoir conscience, nous nous étions divisés en deux groupes. D’un côté du salon, Candace et Aaron étaient assis sur le canapé, et Kim s’était appuyée contre le mur, près d’eux. De l’autre, Chogyi Jake était installé près de la cheminée, et Midian occupait l’encadrement de porte qui menait vers la cuisine. Cela m’évoqua une image vue en classe de biologie, une cellule qui se divisait en deux. Le long d’un mur se trouvait l’équipe que j’avais rassemblée, Kim, pour sa maîtrise de la magie, Aaron, pour sa force physique et sa connaissance de la violence, et Candace, qui nous apporterait toute l’aide possible. De l’autre côté, Midian et Chogyi Jake étaient les derniers survivants de l’équipe avec qui j’avais commencé de collaborer à mon arrivée dans ce trou à rats. En dehors de quelques conseils, ils n’avaient rien à apporter. J’étais en train de les abandonner.
Et je refusais de faire ça.
— Il semble que la première chose à faire, ce soit de suivre son itinéraire, fit remarquer Aaron. Nous savons où il doit se rendre mardi soir. Nous savons où il habite. Ce serait une bonne idée de savoir ce qu’il y a entre le point A et le point B, pas vrai ?
— J’y avais pensé aussi, approuvai-je en me sortant de l’étrange tristesse qui m’avait envahie. J’ai imprimé l’itinéraire, ajoutai-je en désignant les feuilles sur la table basse. Si l’on doit s’y fier, le trajet entre la maison de Cain et le palais des congrès est de vingt minutes. Mais j’ignore s’il choisira d’emprunter le parcours conseillé.
— Et c’est bien à ça que servent les gens du coin, enchaîna Aaron en souriant. On va s’y intéresser de près. Est-ce que ces salopards vous ont vues, Kim et toi ?
— Oui. Pas très bien, cela étant. Le seul qui m’a vraiment regardée, c’est celui à qui j’ai envoyé un coup de pied.
— Mettez-vous quand même à l’arrière, conseilla Candace.
Je dus avoir l’air surprise par son intervention, parce qu’elle me regarda avec un petit haussement d’épaules avant d’expliquer :
— Vous serez plus difficiles à voir. Tactique de base.
Je commençai à me demander si je n’avais pas sous-estimé cette femme.
— OK, repris-je, ce n’est pas encore un plan digne de ce nom, mais c’est un bon début. Laissez-moi quelques minutes pour me rendre présentable.
Aaron acquiesça, le regard rivé sur les sorties imprimante de l’itinéraire. Candace était penchée par-dessus son épaule, les sourcils froncés.
— Tu ne penses pas qu’il va prendre Speer ? demandat-elle.
— Si j’étais lui, je prendrais plutôt Colfax et la I-25, répliqua Aaron. Rien ne l’oblige à éviter l’autoroute.
— Et en passant par Federal, vers le sud ?
— Ce serait déjà mieux que Speer, approuva Aaron.
Je me dirigeai vers ma chambre d’un pas rapide. Je n’avais probablement pas le temps de prendre une douche, mais je relevai quand même mes cheveux en chignon et enfilai des vêtements qui donnaient moins l’impression que je me fournissais exclusivement dans la penderie d’Eric. Un jean, un tee-shirt, une paire de tennis. Je trouvai même un soutien-gorge encore pas trop sale et assez clair pour ne pas être visible à travers le coton blanc du tee-shirt. Je hissai mon sac à dos sur mon épaule et me regardai dans le miroir de la salle de bains. J’avais presque l’air respectable.
Je ne pus m’empêcher de relever mes e-mails avant de retourner dans le salon. Rien. J’éteignis de nouveau l’ordinateur portable.
Le débat concernant les différents trajets de chez Cain à l’endroit de son discours s’était transformé en véritable conseil de guerre pendant ma brève absence. Aaron était accroupi devant un plan de la ville, surlignant un itinéraire au marqueur fluorescent jaune. Il y en avait déjà d’autres indiqués au feutre bleu et vert. Kim était à présent seule sur le canapé, penchée en avant, à écouter attentivement la discussion entre Aaron et Candace. Chogyi Jake était toujours assis près de la cheminée. Je lui effleurai l’épaule et désignai la cuisine d’un geste de la tête, puis passai devant Midian sans interrompre la séance en cours.
Chogyi Jake avait l’air inquiet, mais ses yeux injectés de sang gardaient leur expression légèrement amusée. J’eus envie de lui prendre la main, mais ne cédai pas à cette impulsion.
— Je voulais te présenter mes excuses, dis-je. Je sais qu’il n’y a pas vraiment de raison pour ça, mais j’en avais envie.
— Je les accepte, repartit-il sans hésiter un instant. Et à propos de quoi voulais-tu t’excuser ?
— Parce qu’on va faire tout ça sans toi, expliquai-je. Parce que, dans ce qu’on organise, tu n’as pas ton rôle à jouer.
— Mais bien sûr que si, j’aurai mon rôle. De toute façon, avec le Collège Invisible à mes trousses, je n’aurais pas pu être bien utile pour cette partie du plan.
— Je sais bien, soupirai-je. C’est juste que je ne veux pas que tu croies que je te laisse de côté. Ou que je t’abandonne. Enfin…
J’agitai vaguement la main. Chogyi Jake la repoussa gentiment.
— Tu as dû abandonner pas mal de gens, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Ta mère, ton père. Tes amis de l’université.
À ma grande honte, je sentis les larmes me monter aux yeux.
— OK, là, on entre un peu trop dans les détails à mon goût.
— Qu’est-ce que tu as fait, depuis que tu es ici ? Exactement ce qu’Eric aurait choisi de faire. C’était comme ça qu’il vivait. Quand il se retrouvait confronté à une situation donnée, il rassemblait ceux qui lui étaient utiles pour en triompher. Quand c’était terminé, il passait à autre chose. Si tu as l’intention de reprendre son affaire au-delà de ce dernier projet, c’est le genre de vie que tu devras mener, toi aussi.
— Mais il avait bien des amis, des gens sur qui il pouvait compter, en qui il avait confiance. N’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, répondit Chogyi Jake. Ce n’était pas facile de savoir qui il était vraiment. Peut-être en avait-il trop vu durant son existence. Je te connais mieux que je ne l’ai jamais connu, lui… et je t’apprécie bien plus, aussi.
J’attrapai une serviette en papier et m’essuyai les yeux. Chogyi Jake resta simplement là, sans proposer de me prendre dans ses bras ni se détourner de mon chagrin. C’est en partie cette attitude que j’aimais chez lui.
— OK, soupirai-je, on en est donc là : je t’apprécie beaucoup aussi et je dois mener ce projet à bien. Et je sais que tu ne peux pas m’aider. Mais ce n’est pas parce que tu ne représentes rien à mes yeux, d’accord ?
— D’accord.
— Et tu seras ici, à la maison, à mon retour ?
— Oui, je serai là.
— T’as intérêt à le promettre, putain.
Un sourire amusé étira ses lèvres.
— Je te le promets, putain.
J’inspirai profondément, une, deux, puis trois fois, expirant lentement pour reprendre le contrôle de moi-même. Chogyi Jake me regarda faire en souriant gentiment. Il avait l’air épuisé. Si je m’étais écoutée, j’aurais abandonné mon plan. Au lieu de ça, je me penchai vers lui et lui plaquai un baiser sur la joue, comme ma mère me le faisait quand j’étais gamine. Il ne put s’empêcher de rire.
— OK, m’écriai-je, assez fort pour qu’on m’entende depuis le salon. En avant la musique, alors !
Il faisait encore plus chaud que les jours précédents. Candace conduisait une Saturn qui devait avoir deux ans, et la climatisation avait beau souffler si fort que Kim et moi étions obligées de nous pencher en avant pour entendre la conversation, la banquette arrière me faisait quand même l’effet d’un sauna. Dans les rues, les arbres semblaient écrasés de chaleur. Les piétons haletaient à l’ombre des abribus tels des boxeurs entre deux rounds.
— Un front froid se dirige vers nous, normalement, expliqua Aaron. C’est toujours comme ça quand la chaleur vit ses dernières heures.
Je regardai de l’autre côté de la route en plissant les yeux.
À quoi est censé ressembler le repaire d’un sorcier maléfique ? C’était une maison sur deux niveaux, avec des tuiles rouges et des murs d’un beige passe-partout. Elle faisait face à un grand parc dont l’herbe d’un vert improbable donnait l’impression d’une petite jungle. Candace fit une fois le tour du pâté de maisons, Aaron ne quittant pas du regard la maison, comme si elle allait disparaître. Kim marmonnait dans sa barbe, et j’eus l’impression qu’elle faisait quelque chose de pas tout à fait naturel avec sa volonté.
— OK, souffla Aaron, on a un problème. Il y a quantité d’itinéraires possibles entre ici et le palais des congrès. La meilleure solution, ce serait de s’attaquer à lui près du point A ou du point B : soit ici, avant qu’il parte faire son discours, soit là-bas, une fois qu’il l’aura terminé.
— Il y aura certainement plus de protections magiques ici, intervint Kim.
— Mais il y aura aussi plus de témoins innocents en ville, fis-je remarquer. Si jamais il doit y avoir un affrontement, je préfère que ça se passe à un endroit où on ne risquera pas de faire de mal à quiconque. Sans le faire exprès, je veux dire.
— Si on trouve l’endroit idéal, ce ne sera pas un problème, intervint Candace.
— On dirait que tu as déjà participé à ce genre d’opération, constatai-je.
— Non, c’est simplement que je traîne depuis trop longtemps avec lui, sourit-elle en désignant Aaron.
On passa les deux heures suivantes à emprunter tous les itinéraires possibles et imaginables entre la maison de Cain et le palais des congrès. Celui-ci, avec sa grande façade vitrée, ressemblait à un aquarium pour humains. Les rues du centre-ville étaient encombrées et presque toutes en sens unique – la plupart du temps, dans celui qui ne nous arrangeait pas. Deux endroits semblèrent éveiller l’intérêt d’Aaron : l’un près du palais des congrès, le second non loin de chez Cain.
À côté de moi, Kim se renferma progressivement sur elle-même. Vers 15 h 30, je décrétai que nous avions besoin d’une pause, et Candace nous conduisit à la Rock Bottom Brewery, dans le centre commercial de la 16e Rue, à quelques centaines de mètres d’où nous nous trouvions. On prit place en terrasse pour ne pas avoir à crier. Cela faisait du bien d’être un peu à l’ombre. Et, avec une bière bien fraîche, c’était encore mieux.
— OK, dis-je une fois notre commande passée, qu’est-ce qu’on a, pour le moment ?
— Je pense qu’on peut s’attaquer à lui près du palais des congrès sans trop de risque que ça dégénère, proposa Aaron. Bien sûr, il faudra le prendre par surprise, mais…
— Mais c’est un cavalier, rappelai-je. Il peut faire des choses dont un humain est incapable. Il ne faudra pas l’oublier.
— J’y réfléchissais, justement, intervint Kim. Et, quoi qu’on fasse, il nous surclassera nécessairement en matière de magie.
— Qu’est-ce que tu proposes ? lui demandai-je.
Kim avala une gorgée de bière, puis s’essuya les lèvres du revers de la main. C’était le geste le plus vulgaire que je l’aie jamais vu faire.
— Ma boîte à malices n’est pas aussi bien équipée que ce dont tu as l’habitude, s’excusa-t-elle. J’ai cessé de travailler avec Eric bien avant Aubrey, et j’en sais donc moins long que lui sur le sujet. Mais, d’un certain côté, ça nous facilite les choses : on a moins l’embarras du choix. Je peux attaquer Cain, essayer de rompre le lien entre le cavalier et le corps. En soi, ça n’a aucune chance de fonctionner, mais s’il est physiquement agressé au même moment, ça peut peut-être marcher. Je peux aussi protéger le groupe, nous rendre plus difficiles à repérer. Cela nous donnera un peu de répit. Mais ça n’aura aucun effet sur les protections de Cain, qu’il nous sera de toute façon difficile de transpercer, même si on a un peu plus de temps pour se préparer. Ou… ou alors, je peux étouffer toute activité magique dans une zone prédéterminée.
— Dis-m’en plus sur cette dernière solution, la priai-je.
— C’est une cérémonie assez simple, obtempéra Kim. On appelle cela l’Appel de Malkuth. Pas besoin de beaucoup de finesse ou de préparation, et heureusement, parce que ce n’est pas vraiment mon fort. Et c’est plutôt facile, puisque ça consiste à invoquer la normalité, et que remettre les choses dans leur état naturel est plus simple que le contraire. Si vous voulez aborder des trucs plus compliqués, il serait plus prudent de ne pas se fier à moi.
— Comment ça fonctionne ? s’enquit Aaron.
— C’est une invocation du monde matériel. Ça affaiblit les cavaliers, ce qui signifie que le garde du corps sera touché, également. Il ne faut pas l’oublier, lui. Cela empêche aussi de faire certaines choses. Par exemple, des humains ordinaires auront plus de difficultés à lancer des sorts ou à rassembler leur qi.
— Et l’inconvénient, c’est… ?
— Ça agit sur tout le monde, expliqua-t-elle. Je ne peux pas simplement le diriger sur nos ennemis. Tu serais donc incapable de faire quoi que ce soit, de ton côté.
— OK.
— Et j’ignore quel effet ça aura sur les protections qu’Eric a installées sur toi.
Elle baissa les yeux, et je devinai que c’était là sa principale inquiétude.
— Explique-moi ça, demandai-je.
— Eh bien, Chogyi et Midian ont raconté pas mal d’histoires à ton propos… Ton étonnant talent pour certains types de combat ; le fait que tu sois plus difficile à localiser en utilisant la magie… Si c’est bien l’effet de protections d’Eric, alors l’Appel de Malkuth les diminuera. Et j’ignore si elles reviendront ensuite.
— Et si elle n’était pas là ? proposa Candace. Si Jayné ne vient pas avec nous, alors elle ne sera pas dans le coin quand tu feras ton…
Elle agita les mains comme un prestidigitateur.
— Je serai là, rétorquai-je. Je suis prête à courir le risque.
— Non. Ne prends pas de décision hâtive, me conseilla Kim. Réfléchis-y un peu. Nous ne savons pas tout ce qu’a fait Eric. Nous ignorons en quoi notre plan peut interférer avec certaines de ses dispositions. Je ne tiens pas… je ne tiens pas à briser quelque chose qui ne serait pas réparable.
Elle haussa les épaules, et je compris ce qu’elle ne voulait pas formuler. J’étais la maîtresse de son mari. Il y avait toute une partie d’elle qui ne demandait pas mieux que de me voir souffrir. Elle préférait donc ne pas se fier entièrement à elle-même.
— OK, répétai-je. Je vais y réfléchir. Mais, pour le moment, c’est la possibilité qui me paraît la plus encourageante.
Nos plats arrivèrent. Je ne m’étais pas rendu compte d’à quel point j’avais faim avant d’avaler ma première bouchée. Une fois lancée, impossible de m’arrêter. La ville était écrasée par le soleil. Je sentais la sueur couler en continu entre mes omoplates. On était dimanche. Le dernier jour de la pire semaine de ma vie, et j’en avais pourtant déjà vécu des bien corsées.
Peut-être que mardi n’était pas le bon moment. Deux jours, ça ne semblait absolument pas suffisant pour s’organiser, examiner les différentes possibilités et envisager toutes sortes d’imprévus. Tout ce qui pouvait faire dérailler le plan. Je réglai l’addition en liquide. Au fond de moi, je ne pus m’empêcher de frissonner devant un repas à plus de 50 dollars par tête. Une semaine auparavant, ça n’aurait même pas été envisageable. À présent, c’était de l’ordre du négligeable. Après tout, dans une semaine, quelqu’un serait peut-être en train de choisir le menu du repas de mon enterrement.
L’accès de la rue commerçante avait été totalement interdit aux voitures. Nous nous étions donc garés dans le parking souterrain du restaurant. Celui-ci était quasiment plein, mais offrait le genre de fraîcheur typique d’un sous-sol en plein mois d’août. En me dirigeant vers la berline de Candace, je réglai mon pas sur celui de Kim. Elle me regarda brièvement, puis détourna les yeux. On entendit le grondement d’une moto envahir le parking.
Je ne compris pas grand-chose quand Aaron me poussa entre deux voitures. Candace et Kim, accroupies, se jetèrent à l’abri, près de nous. Un pistolet apparut comme par magie dans la main du policier. Le grondement de la moto se transforma en un ronronnement plus discret.
— Quoi ? chuchotai-je.
— La moto, répondit Aaron à mi-voix. Elle nous suit. Je n’en étais pas tout à fait sûr. Le truc, c’est que le pilote ne cesse de changer.
— Ils sont plusieurs ?
— Il a changé en roulant : d’abord c’était un grand Noir, puis, deux rues plus loin, c’est devenu une Asiatique. J’ai d’abord pensé que c’étaient des motos différentes, mais…
Je m’avançai légèrement. La moto se trouvait au bout de l’allée, la roue avant tournée vers la sortie. Le conducteur se tordait le cou pour regarder autour de lui – il nous cherchait. Il sortit un petit objet en plastique de son blouson, le contempla, les sourcils froncés, puis le remit dans sa poche. Il avait une petite cinquantaine d’années, une barbe poivre et sel naissante et un long catogan graisseux. Puis l’image changea. Le glamour disparut, ainsi que le catogan, la barbe et les années. Je poussai un juron.
— Restez ici, dis-je aux autres avant de me redresser et de remonter l’allée de béton taché d’huile comme si je me trouvais sur mon propre territoire. Sur la moto, notre poursuivant de l’ombre me vit approcher. Son expression passa en un battement de cils de la surprise au dépit, puis à la colère. Le temps que j’arrive près de lui, il avait posé les pieds au sol et me regardait d’un air critique, les bras croisés.
— On peut savoir ce que tu fabriques ? criai-je pour me faire entendre par-dessus le bruit du moteur.
— J’allais justement te poser la même question, rétorqua Ex.