Chapitre 16
Je quittai la maison, vêtue de la tenue la plus élégante qui ait survécu à mon fiasco de shopping : un chemisier bleu foncé avec un pantalon à pinces noir et une veste assortie. Avec mes cheveux relevés, une touche d’eye-liner et un soupçon de rouge à lèvres, je pensais avoir l’air d’une vraie pro… jusqu’à ce que j’atteigne ma destination.
Je conduisais prudemment, en gardant un œil sur le rétroviseur. Chaque fois que je sortais de la maison, j’avais l’impression d’être un rat des champs surveillant le vol des faucons. Chaque conducteur était potentiellement un des soldats de Cain. Chaque gamin sur le trottoir était peut-être chargé de me retrouver. Je détestais cette sensation, mais je refusais qu’elle m’empêche de faire quoi que ce soit. Je ne me sentis en sécurité qu’une fois dans le bureau de mon avocate.
C’était l’endroit le plus intimidant que je connaisse. Les lambris en noyer teinté donnaient l’impression du bois massif. La réceptionniste était vêtue comme une candidate aux élections présidentielles. La salle d’attente se trouvait légèrement à l’écart de la porte d’entrée, ce qui m’épargnait l’indignité de respirer le même air que le coursier d’UPS. Le canapé était recouvert de soie sauvage, et le café servi dans une cafetière à piston avec des biscuits aux amandes. Les magazines sur la table ne dataient pas de plus de quinze jours, et je comptai six langues et trois alphabets différents parmi eux. Aucun d’entre eux n’avait d’article intitulé « Les stars les mieux habillées (et les autres) » en couverture. Je me demandai si The Economist avait déjà sorti un numéro spécial mode.
J’avais l’impression de commettre une imposture.
Cela faisait vingt minutes que je patientais, de plus en plus sur les nerfs, quand mon avocate arriva. Elle portait un tailleur gris avec un chemisier rose coquillage, et souriait d’un air presque sincère.
— Jayné ! m’accueillit-elle, en prononçant « Djayne ». Désolée de vous avoir fait attendre. J’étais en réunion.
— C’est ma faute, la rassurai-je en me levant. J’aurais dû prendre rendez-vous. C’est juste que…
— Mais non, voyons ! Vous êtes toujours la bienvenue. Venez, allons dans mon bureau, et vous me direz ce que je peux faire pour vous.
La pièce était décorée avec un luxe qui devait être aussi rassurant pour les riches qu’intimidant pour les pauvres. Le bureau était en bois sculpté, la moquette moelleuse et luxueuse évoquait les tapisseries anciennes, et le mur nord était constitué d’une gigantesque baie vitrée, apparemment d’un seul tenant, qui dominait Denver parce qu’il n’y avait rien de plus majestueux dans les environs. Il n’y avait pas d’ordinateur visible. Elle était probablement trop importante pour ce genre de chose. La réceptionniste – ou une femme qui lui ressemblait comme une jumelle – déposa mon café et mes biscuits près de moi avant de disparaître.
— Je voulais justement vous appeler, dit l’avocate en s’asseyant. J’aurais besoin de votre signature pour quelques papiers. Rien d’urgent, ne vous inquiétez pas. Nous voulons juste que tout soit en ordre avant la déclaration trimestrielle de revenus.
— Bien entendu.
Si j’avais eu un requin en guise de bonne fée, son sourire n’aurait pas été très différent de celui de mon avocate à ce moment-là.
— Tout va bien pour vous, alors ?
— Eh bien, répondis-je, je voulais justement vous parler de quelque chose.
Elle se pencha vers moi, l’air calme mais intéressé. J’eus l’impression que, si je lui avais récité l’annuaire, elle me l’aurait répété en détail. Je sentis ma bouche devenir sèche.
— Ce dont nous parlons, commençai-je, tout ce que je dis… c’est confidentiel, ça reste entre nous, n’est-ce pas ? Secret professionnel, tout ça ?
— Absolument, approuva-t-elle, tant que vous ne planifiez pas de commettre un crime. Autrefois, à la grande époque, la confidentialité était totale, mais tous nos droits s’érodent, ma chère. C’est dans leur nature.
— OK, dis-je en inspirant profondément. Je pense savoir qui a tué mon oncle. Un homme nommé Randolph Cain. Et je voudrais apprendre tout ce qui est possible à son propos. Le truc, c’est que… eh bien, il dirige une sorte de secte appelée le Collège Invisible. Je ne veux pas m’adresser à la police, et je refuse que quiconque sache que je me renseigne sur lui. Est-ce que ça vous semble possible ?
— Cain, comme le fils d’Adam et Ève ? demanda l’avocate.
— Oui, mais sans le tréma.
— Que savez-vous de lui ?
— Il se trouvait dans un entrepôt de Commerce City pendant le week-end, commençai-je. Il a le visage presque entièrement tatoué, mais…
Mais il dissimule ce fait grâce à des sorts magiques, et il a une armée de sorciers ninjas à ses ordres, et en fait, il n’est pas vraiment humain car un esprit maléfique a pris le contrôle de son corps. Je me demandai si l’avocate aurait pu me faire déclarer folle et me retirer toute ma fortune.
— … mais il est très doué pour les camoufler, conclus-je d’un ton pas très convaincant.
L’avocate toussota d’un air dubitatif, puis dit :
— Bien. Je vais voir ce qu’on peut faire. Et à part ça, comment ça va ?
— Je me disais qu’on pourrait peut-être se renseigner sur l’identité de la personne qui avait loué l’entrepôt, insistai-je. Même si ce n’est pas Cain lui-même, c’est certainement quelqu’un qui lui est lié. Et j’ignore s’il est légal de rechercher les billets d’avion qu’il a pu acheter, ou même s’il…
Elle me regardait avec le même air d’indulgence amusée que les mamies arborent quand elles regardent des chiots s’amuser sur une pelouse. Je pris une gorgée de café. Il était délicieux.
L’avocate se mit à pianoter sur son bureau, et prononça mon nom, une fois encore de la mauvaise manière. Je la corrigeai et elle ne cilla même pas.
— Jayné, répéta-t-elle, cette fois-ci correctement. J’ignore quels sont vos souvenirs du mandat de Ronald Reagan.
— J’avais quatre ans, répliquai-je. Enfin, quand il est parti, quoi.
Elle haussa imperceptiblement les sourcils.
— Voilà qui ne me rajeunit pas, ma chère ! Enfin, la notion que vous devez connaître est celle de « dénégation plausible ». Vous m’avez dit ce dont vous aviez besoin. Je trouverai ce qu’il vous faut. Moins vous vous inquiéterez de la manière précise dont j’ai rassemblé ces informations, et plus simple ce sera pour vous.
— Hum, marmonnai-je.
— Je compte des gens très talentueux parmi mes relations, me rassura-t-elle. Et de toute façon, je suis sûre que vous êtes bien trop occupée pour vous occuper en détail de tâches aussi subalternes.
Je retins un sourire.
— Bien entendu, approuvai-je. Pardonnez-moi. Je me suis laissé emporter par l’enthousiasme.
— Et l’enthousiasme est une chose merveilleuse, commenta-t-elle comme si elle me complimentait. Dès que j’ai quoi que ce soit qui puisse vous être utile, je vous ferai rédiger un rapport. J’imagine que vous en avez besoin dès que possible ?
— Oui, s’il vous plaît.
— Parfait. Et puisque je vous tiens, cela vous ennuierait-il de signer quelques petits documents pour moi ? Une fois que ce sera fait, je pourrai avancer dans le transfert de propriété sans avoir à vous déranger tout le temps.
Si elle avait tiré de son tiroir un rouleau de parchemin fait de peau humaine et écrit en latin, et m’avait demandé de signer avec mon propre sang, je me serais probablement exécutée. Mais il ne s’agissait que de papier classique et d’encre ordinaire, et il n’y avait que très peu de latin dans le texte.
Je rentrai à la maison légèrement euphorique. Quand la porte se referma derrière moi, je fis une révérence muette à Chogyi Jake et Midian, qui m’applaudirent. Puis j’allai m’installer sur le canapé et leur racontai le rendez-vous en détail. Chogyi Jake semblait satisfait, mais je remarquai que ses cernes étaient de plus en plus foncés. Il ne s’en vantait pas, mais je savais qu’il dépensait énormément d’énergie pour maintenir les protections autour de la maison. Je me demandai soudain combien de fois il nous avait déjà sauvé la vie sans que j’en aie la moindre idée.
Pendant qu’ils préparaient le déjeuner, j’allai dans ma chambre et allumai mon ordinateur. J’avais une liste de termes sur lesquels je voulais lancer une recherche, en particulier la nature des vàrkolak. Je patientai pendant qu’une nuée de spams se chargeait dans ma boîte mail. Rien d’intéressant. Rien de personnel. Je consultai le blog de mon frère, mais il n’avait rien écrit de neuf depuis des mois. J’envisageai de faire la même chose avec mes anciens amis, mais plus j’y réfléchissais, et plus ça me semblait pathétique. La Terre avait tourné. Plusieurs fois. Ça n’avait aucun intérêt.
Les vàrkolak s’avérèrent être des créatures à mi-chemin entre le vampire et le loup-garou, un vampire sans trace de sa nature bestiale, ou un loup-garou qui ne changeait pas de forme. Il y avait quantité d’informations à ce propos, et aucun moyen de juger de leur fiabilité, à part en demandant directement à Midian. Et c’était la même chose concernant le problème plus pressant de Cain.
Il me fallait un nouvel angle d’attaque. Cain détenait actuellement tout le pouvoir entre ses mains. Il fallait que ça change. Je consultai cinq ou six forums prometteurs sans trouver quoi que ce soit sur le Collège Invisible en général ou Randolph Cain en particulier quand soudain, mon vieux programme de discussion instantanée ouvrit une fenêtre au milieu de mon écran. Cela faisait des semaines que ça ne s’était pas produit, et le pseudo ne me disait rien. Une fois que je le lus à voix haute, cependant, tout s’éclaira.
EXAJAYNE : Ping
Je sentis le sang refluer de mon visage et mon cœur me remonter dans la gorge : le choc face à la soudaine apparition virtuelle d’Ex. Puis le choc céda la place à la colère. Je me courbai sur le clavier, les doigts au-dessus des touches, essayant de déterminer ce que j’allais dire. Si je disais quoi que ce soit.
EXAJAYNE : Tu es là ?
JAYNEHELLER : Oui. Comment as-tu trouvé cette adresse ?
EXAJAYNE : C’est ton nom. Pas compliqué. Tout va bien ?
C’était comme si j’entendais la voix d’Ex, comme si je voyais son visage inquiet pendant qu’il me demandait ça. Et ça ne fit que me mettre encore plus en rogne. Non, je commence à en avoir ras-le-bol de me faire trahir par ceux que je pensais être mes amis. Non, putain de voleur. Mais, au lieu d’écrire ça, je fis craquer les articulations de mes doigts et usai de mon style le plus sarcastique pour lui répondre.
JAYNEHELLER : Fabuleusement bien. Merci.
EXAJAYNE : Bien. Midian est avec toi ?
JAYNEHELLER : Il n’est pas dans la même pièce, si c’est ce que tu veux savoir. Il est en train de préparer à manger. Comme toujours. Ça te dérangerait de me dire où tu te trouves ?
EXAJAYNE : Je vais bien. Je m’inquiète juste pour toi.
JAYNEHELLER : Ça se voit. Mais ce n’est pas ça que je t’ai demandé.
EXAJAYNE : Je ne peux pas rester longtemps. Je suis inquiet. La tentative d’assassinat… Je crains que le retour de flamme du Collège Invisible ait traversé Midian et atteint l’autre.
JAYNEHELLER : L’autre ? Tu veux dire Chogyi Jake ?
EXAJAYNE : Chogyi Jake. Il a un comportement normal ? Il est là, lui aussi ?
JAYNEHELLER : Oui, on est tous ici. Qu’est-ce que tu veux dire par « retour de flamme » ? Et où es-tu ?
EXAJAYNE : Ne t’en fais pas pour moi. Rien n’a changé. Fais-moi un rapport des événements. J’ai besoin de savoir où on en est.
J’avais commencé à taper « Non mais tu te prends pour qui pour exiger quoi que ce soit ? » quand je me figeai, les doigts au-dessus du clavier. La colère glacée qui m’animait commença à s’effacer au profit d’autre chose. Je contemplai l’écran d’un air vide.
EXAJAYNE : Jayné ? Tu es toujours là ?
J’appuyai sur la touche de correction et effaçai mon message mot à mot avant de taper : « Qui êtes-vous ? » Puis j’effaçai aussi cette phrase et recommençai, la gorge nouée par l’angoisse.
JAYNEHELLER : Eh bien, nous avons eu l’accord du mec aux lapins. Et ton pote du Texas devrait arriver demain vers midi.
J’appuyai sur « Envoyer » et attendis. L’icone montrait que, de l’autre côté, on tapait une réponse. Si c’était bien Ex, il me demanderait de quoi je pouvais bien parler.
Allez, suppliai-je, demande-moi ce que je raconte.
EXAJAYNE : Bien. Et sinon ?
Je regardai fixement l’écran pendant d’interminables secondes. Mes mains tremblaient tellement que j’arrivais à peine à taper.
JAYNEHELLER : On m’appelle. Il faut que j’y aille.
J’éteignis l’ordinateur et restai un long moment assise sur le lit, tentant de maîtriser le tremblement de mes mains. C’étaient eux. Je venais de parler à l’un d’entre eux. Ils savaient qu’Ex avait collaboré avec moi et qu’il n’était pas dans la maison, sinon ils n’auraient pas essayé de se faire passer pour lui. J’ignorais comment ils avaient eu vent de cette information.
Cependant, ils ne semblaient pas au courant qu’il avait tout emporté dans l’espoir de m’empêcher d’attaquer de nouveau Cain. Sinon, ils n’auraient pas demandé comment les choses se passaient. Pourquoi ils l’ignoraient, en revanche…
Et voilà qu’ils connaissaient le nom de Chogyi Jake et savaient que lui, Midian et moi étions ensemble, tout simplement parce que je venais de le leur dire.
Je me demandai s’il était possible de tracer un message instantané jusqu’à son origine. Peut-être étaient-ils passés par un serveur AOL, mais j’avais l’intuition qu’ils avaient plutôt mis en place un système peer-to-peer, ce qui signifiait qu’ils avaient l’IP du réseau de la maison en leur possession. Il leur serait impossible de traduire cette suite de chiffres en une adresse réelle sans hacker les serveurs de notre fournisseur d’accès Internet. Cela étant, c’étaient des sorciers maléfiques. Accéder aux entrailles d’un routeur faisait peut-être partie de leurs pouvoirs mais, d’un autre côté, Eric s’était sacrément décarcassé pour leur cacher toute la maison. Il y avait donc de fortes chances que le log de la conversation ne leur permette pas de déterminer son adresse. J’aurais tant aimé qu’Eric me laisse une liste détaillant mes défenses précises.
Je savais qu’ils étaient là, dehors, à notre recherche. Mais le fait d’avoir eu un contact direct avec l’un de nos poursuivants m’avait plus secouée que je ne m’y serais attendue. Je commençai à me demander si je n’avais pas pris trop de risques en allant voir mon avocate. Qu’allaient faire Cain et ses hommes à présent ? Allaient-ils s’en prendre à ma famille ? Je tentai de visualiser ma mère à la merci de sorciers tatoués de la tête aux pieds et possédés par des parasites maléfiques. Cela confirmerait à peu près tout ce que mes parents pensaient de moi, et ce n’était que la moindre des raisons pour lesquelles je devais empêcher ça.
Dans la cuisine, Midian et Chogyi Jake étaient en train de parler de différents génies mythologiques, et du rapport entre choix et volonté. Quelques heures auparavant, leur discussion m’aurait passionnée. Au lieu de ça, je m’assis à la table, la tête entre les mains, jusqu’à ce qu’ils se taisent.
— Ça va pas, gamine ? s’inquiéta le vampire.
— Je ne crois pas, non, répondis-je.